LES DESCENDANTS
PROPAGANDE ET LEGENDE
PERPLEXITES DE L'HISTOIRE


Beaucoup ont regretté qu'au lieu de les laisser à Munich on n'ait pas joint les restes du prince à ceux de ses amis Bessières et Duroc auprès du tombeau de l'Empereur sous la coupole de l'hôtel des Invalides de Paris. Les trois amis ne sont réunis que sur les murs de l'arc de triomphe de l'Etoile et dans le dictionnaire de Six95 - à défaut, et pour cause, du Dictionnaire des girouettes. Les variations, s'il y en a eu, ont plutôt été le fait des historiens, qui ont évolué au sujet d'Eugène comme à propos de Napoléon, quoique sur un tout autre plan.

A de rares exceptions près comme celle de Barras, le ton hagiographique imprégnait les mémoires ou journaux intimes publiés ou simplement rédigés en français sous la monarchie et émanant, pour les citer au hasard, de Mme d'Abrantès, de Castellane, Caulaincourt, Coignet, E. Delacroix, Girardin, La Garde-Chambonas, Montbel, Parquin, Ségur. On le retrouvait aussi dans les récits assortis de témoignages que produisirent, parfois à l'abri de pseudonymes, quelques auteurs allemands, tels le margrave de Bade ou Mme de Kielmannsegge, et plusieurs anciens du Royaume ou de l'armée d'Italie : Armandi, Aubriet, Chollois, De Laugier, Deverre, Labaume, Ozanam père, Vaudoncourt.

L'attitude des auteurs italiens non militaires de la même époque était déjà plus critique, tout en étant par ailleurs assez élogieuse pour qu'ils dussent se faire éditer à l'étranger et éventuellement en langue française. S'éprendre " en même temps de cet avenir, Liberté, et de ce passé, Napoléon " (V. Hugo96) impliquait encore plus de contradictions en Italie qu'en France. En témoignèrent les Observations du ministre de Brême et le Grand commentaire de son fils, l'Histoire d'Italie de Botta, l'Essai sur l'administration financière de Pecchio et surtout l'Histoire de l'administration du Royaume d'Italie de Coraccini également diffusée sous le titre de Mémoire sur la cour du prince Eugène. Coraccini n'ayant jamais existé, la paternité en a longtemps été attribuée à La Folie, l'un des anciens secrétaires du vice-roi, lequel a cependant toujours nié avoir été autre chose qu'un traducteur. La lecture du texte révèle de façon indiscutable qu'il ne s'agissait pas de mémoires, que l'auteur n'était pas dans les secrets du gouvernement et qu'il n'était pas français. On a revendiqué le livre pour le vénitien Valeriani sans jamais en apporter de preuve décisive.

Des attaques plus graves vinrent de France. En dehors des réclamations financières injustifiées de Montholon, elles émanaient de militaires ayant eu des difficultés personnelles avec le prince. Son premier aide de camp le général Danthouard avait fait les yeux doux à Mlle Sandizell alors qu'il était déjà marié, laissant cette jeune fille inconsolable, la vice-reine irréconciliable et le vice-roi peu disposé à lui accorder une pension après 1815. Le général Pelet, nommé en 1830 directeur du dépôt de la guerre, avait servi en 1805 sous Masséna, alors commandant en chef sur le théâtre italien, dont Eugène avait démasqué les malversations. Quant au maréchal Marmont, il n'oubliait pas de son côté une obscure affaire de mines de mercure d'Idria (Slovénie) et il s'était mis dans l'obligation de trouver des précédents à ses errements de 1814, au risque de paraître attendre plus d'abnégation des autres que de lui-même.

Ce fut sur le comportement d'Eugène au cours de cette même année, source du slogan Honneur et fidélité, que se concentra l'offensive. Dans un article du Spectateur militaire de février 1827 non signé mais préparé par Danthouard et corrigé par Pelet, le refus du vice-roi de repasser les Alpes et celui de son épouse de venir accoucher en France furent présentés comme de véritables trahisons. On faisait remonter au mois de novembre 1813 les instructions de janvier-février 1814 en ce sens et on oubliait que de toute façon elles avaient fini par être rapportées. Ces inexactitudes de chronologie et de fond furent réfutées par Norvins dans la même revue et par Planat de La Faye dans le Journal des sciences militaires. Elles n'empêchèrent pas Danthouard de maintenir l'essentiel de ses assertions dans des Souvenirs très tardivement édités. Entre-temps Marmont les avait spectaculairement reprises dans ses Mémoires publiés en 1856-1857, quelques années après sa mort. Il y disait notamment du prince : " Il a été la cause la plus efficace, après la cause dominante, placée, avant tout, dans le caractère de Napoléon, la cause la plus efficace, dis-je, de la catastrophe ; et cependant la justice des hommes est si singulière, qu'on s'est obstiné à le représenter comme le héros de la fidélité !97"

Le prince de Tour-et-Taxis répondit dans la Gazette d'Augsbourg, Tascher de La Pagerie dans le Moniteur universel et Planat de La Faye dans le Siècle puis dans la brochure déjà citée. Les filles survivantes d'Eugène, reine de Suède et impératrice du Brésil, intentèrent un procès. Le tribunal de la Seine, jugeant que le duc de Raguse s'était " écarté du respect dû à la vérité ", condamna l'éditeur à insérer à la suite des Mémoires une série de lettres rétablissant les faits. Ils ont bien été tels que nous les avons énoncés. L'ordre de repasser les Alpes ayant d'abord été subordonné à la révélation officielle de la défection, longtemps dissimulée, de Murat et ayant ensuite été rapporté, Eugène n'a pas trahi Napoléon. Toutefois, persuadés du caractère inéluctable du désastre, ni lui ni sa femme n'ont fait preuve de folie héroïque. L'eussent-ils d'ailleurs fait que cela n'eût probablement rien changé ou eût plutôt empiré les choses.

Passée en quelques années de l'adulation au mépris, la mémoire du prince ne méritait sans doute " ni cet excès d'honneur, ni cette indignité ". Le seul moyen de résoudre la question était de chercher à le mieux connaître. Son neveu le dernier fils d'Hortense, devenu l'empereur Napoléon III, en était bien convaincu, qui avait écrit dès 1838 à la duchesse de Leuchtenberg : " J'oserais même dire que je regrette qu'il n'ait rien paru jusqu'à présent sur votre illustre mari qui soit digne de sa gloire et de son caractère.98 " Le vide fut comblé en 1858-1860 par la publication des Mémoires et correspondance politique et militaire du prince Eugène due aux soins de A. Du Casse. Ce fut alors que, le culte impérial prenant d'autres formes, il reçut à Paris la consécration officielle d'un boulevard (aujourd'hui Voltaire), d'une caserne (aujourd'hui Védrines) et d'une statue colossale illustrant, sans le dire, le leitmotiv d'Honneur et fidélité. Transférée en 1873 dans l'avant-cour des Invalides et plus récemment au camp des Loges de la forêt de Saint-Germain, cette statue existe toujours.

Les débuts de l'Unité italienne virent la sortie à Milan de Cento Anni, roman historique de G. Rovani où le prince Eugène était décrit comme un bellâtre " français dans tous les sens du terme " (1859-1864). Ce stéréotype s'est imposé depuis lors à la plupart des historiens de la Péninsule de quelque école qu'ils fussent. On sait que de façon générale ils ont évolué entre deux extrêmes :

a) une vision idyllique de la présence française sous la Révolution et l'Empire aboutissant à la conviction que l'Italie moderne en serait née ;

b) l'affirmation d'un développement autonome de ce pays où la France aurait joué un rôle de frein plutôt que de moteur.

Pour les historiens français, Eugène de Beauharnais, dont la carrière s'est surtout déroulée hors de l'Hexagone, est un sujet relativement moins important que l'on aborde avec méfiance. Si la thèse de la trahison n'est plus guère défendue, il reste celle de la faiblesse. Avec plus d'exigences que l'Empereur lui-même n'en avait eues et avec peu de rigueur en matière de recherche, on exagère ou on invente les carences du prince Eugène et on lui reproche de s'être conduit, par tempérament ou par choix, en modéré. Il y a à la fois plus de sympathie et plus de sérénité dans la biographie d'Adalbert de Bavière en langue allemande, dont il existe une traduction abrégée en français et une longue paraphrase en anglais, affectée de trop nombreuses erreurs de détail, par C. Oman.

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