Irrévérencieuse, sacrilège, perverse, la caricature anti-napoléonienne chercha à atteindre deux buts distincts. D'une part, et cela est valable pour tous les pays producteurs (France, Allemagne, Angleterre, Russie), elle attaqua de front l'image de l'Empereur, avec les variantes nationales que nous verrons, cependant. D'autre part, elle tenta de démobiliser l'esprit public français, esprit déjà bien entamé par les excès de Napoléon lui-même (campagne de Russie, conscription anticipée) et par la crise économique commencée en 1811. A défaut d'être certains de se rallier l'opinion, les Royalistes essayèrent au moins de rejeter sur l'Empereur tous les maux qui accablaient les Français.
La question du corps social s'avère des plus intéressantes quand on songe au fait qu'elle sidentifia dans l'esprit des Royalistes à la figure de Napoléon, considéré comme un dictateur, un tyran, synthétisant en lui les différentes parties de la société.
Depuis l'Antiquité, le corps social fut toujours traité sous l'angle imagé, allégorique pourrait-on dire, des membres corporels humains. Telle catégorie sociale représentait tel membre, telle autre, tel autre membre (4). Si en Angleterre ou en France, cet aspect de la vision caricaturale de Napoléon fut fort peu développée, il n'en alla pas de même en Allemagne, où le portrait de l'Empereur apparaît assez souvent "dépecé" en morceaux représentant chacun l'un de ses crimes (le duc d'Enghien, ses conquêtes abusives, etc.) Tel est le cas de la caricature intitulée Truimph des Jahres 1813, où Napoléon possède un visage composé de corps morts, un chapeau en forme d'aigle, une Légion d'honneur en forme de toile d'araignée, etc. C'est aussi le cas du Général sans pareil, ou tout le corps de l'Empereur porte des inscriptions (Moreau, Pichegru, duc d'Enghien, etc). L'identification du corps social/Napoléon avec les crimes touche ici à son apogée. Mais au lieu d'assimiler les composantes de la société, l'Empereur les élimine, pour son seul avantage. Il devient alors l'aventurier que se plaisent à présenter les pamphlétaires.
Allégorique par nécessité, la caricature est souvent difficile à décrypter. Toutefois, ce que l'on nomme allégorie dans ce cas spécifique n'a souvent rien à voir avec l'allégorie "artistique". Cest là quintervient la nécessaire différenciation quil convient dopérer entre la véritable caricature, déformatrice, et la gravure satirique, plus perfide encore, car moins directe. La première agit autant sur la forme que sur le fond, tandis que la seconde se contente surtout dintervenir par le texte. Par là, elle pose la question des rapports du texte et de limage, que nous verrons plus loin. Si certaines planches s'inspirent d'oeuvres célèbres proprement allégoriques (Le Jugement Dernier d'après Michel-Ange ou La Justice et la Vengeance divines poursuivant le Crime d'après Prud'hon), c'est aussi qu'elles étaient censés s'adresser à un public d'aristocrates cultivés. Mais celles-ci sont loin de compter parmi les plus nombreuses, et l'allégorie telle que l'entend la caricature concerne plutôt le langage et la culture populaires. Comme l'a bien vu C. Clerc (5), le théâtre de boulevard (la Commedia dell' Arte en particulier), la ménagerie de cirque, les jeux populaires (toton, corde à sauter, jeu de volant, émigrette - jeu aristocratique par ailleurs - sont utilisés en priorité. Mais la culture populaire, ce sont aussi les calembours et jeux de mots (Colin court / Caulaincourt), ainsi que les références à une littérature de colportage, parfois d'origine "sérieuse". C'est le cas en particulier des images de Robinson Crusoë ou de Gulliver, respectivement inspirés de Daniel Defoë et de Jonathan Swift, ou des fables de La Fontaine (Le geai dpouill de ses plumes empruntes au roi. Naturellement, la scatologie, n'est pas oubliée, qui a toujours été un thème de prédilection de la culture populaire, et maints exemples en ce domaine se rapportent à Napoléon ou à ses serviteurs, dont Cambacérès, qui fut l'une des cibles privilégiées de la caricature, du fait de son homosexualité.
Toutefois, si les attaques touchèrent également le maréchal Ney, le général Vandamme, ou la "hyène" (reine) Hortense, censée avoir eu une liaison amoureuse avec Napoléon, la caricature s'attacha bien évidemment avec prédilection à l'Empereur. Le corpus permet de dresser une typologie du héros dénigré. Incapable de détruire le portrait physique de Napoléon, qui ne présentait finalement guère de travers susceptibles d'être déformés si ce n'était sa petite taille, la caricature attaqua l'Empereur par le biais du psychologique. Présenté comme pervers, ambitieux, envieux, méprisant, calculateur, lâche, Napoléon offrait par là des possibilités inépuisables de dérision. On en fit un nain nerveux, haineux et susceptible, un tigre assoiffé de sang, un diable (serpent ou bouc) serviteur des Enfers et de la Mort (toujours l'allégorie), un renard ou un chien fuyant devant ses adversaires. Héritier de la République dans la caricature anglaise, il devint un gibier de potence. Tous ces aspects étaient habilement mêlés aux jeux de mots et autres aspects de la culture populaire.
L'utilisation du bestiaire faisait référence à la fable ainsi que nous l'avons dit. Toutefois il était aussi un aspect du renversement carnavalesque des valeurs. Le masque dont était recouvert Napoléon dans les caricatures était un moyen de le dénoncer dans ses abus. De là à glisser à la figure du diable, il n'y avait qu'un pas, et il fut effectivement vite franchi. Par ce biais, la caricature touchait un public populaire, à l'inverse de certaines planches inspirées de tableaux, comme nous l'avons vu, tandis que le thème du diable/ogre gagnait plutôt les campagnes, traditionnellement plus superstitieuses que les villes (6). Tous les publics furent ainsi infiltrés par cette propagande en images.
"Bertrand : Ah ! Sire ! ah ! Mon maître ! Tout est perdu ; il ne nous reste qu'à mourir. Voyez, quel chaos ! quelle confusion !
Buonaparte : Oui, il me semble en effet... Diable ! ... Mon ami, allons à Paris. L'air de la Belgique ne me vaut rien. Gourgaud... Qu'on arrête les fuyards avec le plus grand soin, je me sauve.
Un officier : Comment ! Il se sauve ? Il nous abandonne ?
Gourgaud : Vous voilà bien étonné ! Ce n'est pas la première fois."
Dans la même pièce, on rencontre des allusions aux prétendus amours de Napoléon pour la Reine Hortense ("Ah ! Ah ! Céleste créature ! Ah ! Ah ! Amour à la plus belle !"), à l'homosexualité de Cambacérès ("Allons, retournez-vous, que son Altesse sérénissime vous reconnaisse"), personnages qui ainsi que nous l'avons dit servirent aussi de terreau aux caricaturistes.
Nous pourrions multiplier à loisir les concordances et les adéquations entre caricatures et pamphlets (10). Arrêtons-nous cependant à ces quelques exemples très significatifs de la mise en image de l'écrit par la caricature dont nous parlions plus haut.
La question de l'écrit est d'ailleurs fondamentale en ce qui concerne la caricature. C. Clerc a fort judicieusement repéré trois groupes dans lesquelles intervient l'écrit, de façon différente (11). Soit nous avons affaire à une image pure, avec un simple titre, soit nous nous trouvons face à un texte évoquant une image, le pamphlet. Entre les deux, texte et image s'entremêlent. Et en ce cas, deux possibilités sont à envisager. L'écrit peut être une légende explicative de l'allégorie. Mais, plus subtil, il peut s'inscrire dans le corps de l'image, en particulier sous forme de "bulles" ou de phylactères - anticipant ainsi sur la bande dessinée -, évoquant les paroles des personnages représentés. La caricature devient alors véritablement narrative, et se rapproche des pamphlets ou vaudevilles, dont elle reprend les dialogues. C'est ici qu'intervient pleinement la mise en image. La caricature est alors une sorte de synthèse théâtrale, où l'image représente la scène et les acteurs. On conçoit dès lors pour quelles raisons certaines feuilles s'inspirèrent directement du théâtre populaire, ou plus largement du spectacle forain (La ruine du fabriquant de cire !..). En fait, lesprit narratif de la caricature, particulièrement en Angleterre, fut à lorigine de la bande dessinée. Lutilisation des bulles pour les dialogues en est lélément le plus significatif.
En revanche, quand l'Empereur reconquit le pouvoir durant les Cent-Jours, l'éteignoir fut clairement assimilé à l'obscurantisme de l'Ancien Régime. On agitait l'épouvantail du retour des privilèges, et de la réaction politique.
Une amusante caricature se plaît à parodier ce thème de l'éteignoir. Intitulée Origine de l'étouffoir impérial, elle représente Wellington et Blücher jetant Napoléon dans une poubelle. La caricature avait - et a toujours - ceci d'extraordinaire, c'est qu'elle est capable de se parodier elle-même.
D'une manière générale, en France, le style demeure assez rigide, classique d'une certaine façon. Et nous avons vu en effet que certaines planches s'inspirèrent directement d'oeuvres d'art. C'est encore le cas d'une caricature anonyme intitulée Nicolas Philoctète dans l'Ile d'Elbe, quasiment copiée d'un tableau de Guillaume Guillon-Lethière, conservé au musée du Louvre. Seuls quelques artistes comme Saint-Phal (La Violette chiffonnier), ou Jean-Baptiste Gauthier (Le tyran démasqué), parvinrent à une certaine qualité artistique. Mais dans l'ensemble, le style demeure maladroit, pauvre, quand bien même l'idée de la parodie est excellente.
Intellectuellement marquée par le grand art néo-classique officiel, la France ne sut pas créer les conditions graphiques adéquates à l'esprit de la caricature. David lui-même, qui s'était essayé au genre en 1793/94, était resté loin en arrière de ses ambitions, loin derrière les Anglais. (12) La production française demeure ainsi fondamentalement dualiste, déchirée entre son esprit souvent excellent, et sa forme. Ce fut aussi le cas de l'Italie, dont le dessin ne subit pas la moindre déformation satirique (Il ghiaccio di Russia).
Quant à l'Allemagne, son esprit fut tout autre. Certes, certains prototypes internationaux y furent représentés, mais la plupart du temps, la mentalité nationaliste prima sur la critique napoléonienne. En tournant lEmpereur en dérision, Empereur qualifié comme partout de nain, ou petit homme (Männlein), il s'agissait surtout de remobiliser l'esprit national. Blücher, feld-maréchal prussien fut partout mis en avant (Ein grosser General und ein kleiner Kaiser). On critiqua aussi les soldats allemands alliés de la France, soldats comparés à des moutons (Das grosse Schlachthaus). Le thème de la guerre, avec ses incendies, ses cadavres, fut plus qu'ailleurs utilisé, comme dans la planche intitulée Der Universalmonarch,tirée d'un modèle anglais, montrant Napoléon trônant sur une pyramide de crânes. On alla jusqu'à placarder des avis de recherche de l'Empereur (An die Teutsche Nation), ou Napoléon était assimilé au fils du Diable. Plus qu'ailleurs également on stigmatisa les généraux occupant les places fortes du pays, Davout, Vandamme, en particulier. L'esprit national, visible au travers des représentations des soldats de la Landwehr (13), évoqua également les héros allemands tués par les troupes françaises, Andreas Hofer, le major Schill (14).
L'un des thèmes symboliques les plus exploités par le nationalisme allemand fut celui du quadrige de la porte de Brandebourg à Berlin. Cette oeuvre de Gottfried von Schadow, enlevée par les Français en 1806, fut récupérée en 1814, et cet événement donna lieu à plusieurs caricatures anti-napoléoniennes.
Stylistiquement, les oeuvres allemandes sont assez comparables à celles produites en France. Certains artistes pourtant signèrent leurs oeuvres comme Johann Michael Voltz ou Johann Christoph Erhard. Mais comme en France, jamais la caricature allemande n'atteignit la qualité et la puissance de la production britannique. Qu'on songe seulement à cette Procession du Couronnement de Napoléon, oeuvre magistrale de Gillray (1805).
Ce n'est évidemment pas le cas dans les autres pays d'Europe, en particulier en France, où là, deux périodes sont à envisager. D'abord, la caricature anti-bonapartiste couvrit les années 1799 - 1804, avec une nette pointe statistique en 1804, au moment de l'exécution du duc d'Enghien et de la mort de Pichegru. L'esprit royaliste laissa libre cours à sa rancune en la circonstance. Puis il y eut un vide total, malgré quelques pièces éparses, jusqu'en 1813, au moment de la défaite de Leipzig. Sentant la fin venir, les Royalistes lancèrent alors une vaste campagne de désinformation qui culmina en 1814 et 1815, et ne se relâcha qu'à peine durant les Cent-Jours, contrecarrée alors par la propagande napoléonienne. La haine ne perdura guère cependant, et les archives du Dépôt légal s'arrêtent brusquement en octobre 1815, sans doute par ordre royal.
La caricature allemande correspond à cette deuxième période française. Elle va en effet de Leipzig à l'île de Sainte-Hélène, soit d'octobre 1813 à 1815. Quelques pièces semblent cependant avoir encore été produites en 1816.
Quant à la caricature russe, elle couvre la fin de la retraite de Russie, avec le thème de l'ours russe ou du cosaque chassant le renard/Napoléon.
Art multiforme, la caricature suscite plusieurs approches, et est de ce fait difficilement cernable, car son étude va de la socio-politique à l'esthétique, en passant par la chronologie, l'histoire des mentalités ou l'ethnographie. Le parti adopté dans cette exposition cherche précisément à ne pas occulter ces différents aspects, à faire des rapprochements, et à privilégier la typologie plutôt que la chronologie, finalement très resserrée dans le temps. Rares sont en effet les pièces faisant directement référence à un événement, comme la Paix d'Amiens, le Sacre ou la bataille de Vittoria. Pourtant,toutes les sections ici étudiées trouvent un point dancrage commun, pour peu que lon sache dépasser la seule image, résultat dune pensée et que lon sache précisément analyser le contexte idéologique du temps. Prenons lexemple de la planche représentant Napoléon / serpent à lentrée de sa caverne. Certes, elle sinscrit dans lutilisation du bestiaire, mais ce nest pas là la seule conclusion quil faille tirer. Ni même celle dun napoléon dévoreur du genre humain. Ce ne sont là que des constatations. En fait, cette caricature est limage de la conception de lAntéchrist que se faisaient les Royalistes du régime impérial. Seules quelques planches ont véritablement explicité le problème, particulièrement en Allemagne, et parfois en Angleterre (Buonaparte, la bête monstrueuse). La question de linversion des valeurs, mise en avant à partir de 1789, et réalisée par Napoléon, est au centre de la caricature antinapoléonienne. Toute la thématique, nain violent, bestiaire, jeux, spectacles populaires, scatologie, tout cela se retrouve par-delà les frontières nationales de lEurope, elles-même effacées par cette idéologie commune du combat contre les valeurs égalisatristes issues de la Révolution, valeurs perçues comme démoniaques, sombres, matérialistes et finalement destructrices de lhumanité. Nombre de pamphlets, nombre dimages sont à analyser selon ce contexte, par delà les classifications politiques ou esthétiques.
Jérémie BENOIT
(2) C. Clerc, La caricature anti-napoléonienne, Paris, Promodis, 1985, p. 17ss.
(3) Et l'on comprend ainsi pour quelles raisons un républicain convaincu comme Lazare Carnot, se rallia à l'Empire au Cent-Jours : par pur patriotisme.
(4) Voir A. Delaporte, "Témoignages de la tripartition, fonctionnelle dans la France d'Ancien Régime", Etudes Indo-Européennes, n° 17, mai 1986, p. 1 - 49, qui cite de nombreux textes allant dans ce sens.
(5) C. Clerc, op. cit.
(6) Voir J. Tulard, Le mythe de Napoléon, Paris, A. Colin, 1971, chap. 2, p. 45 - 52.
(7) Cité par J. Tulard, Le mythe de Napoléon, op. cit., p. 46-47, note 2.
(8) Voir J. Tulard, L'anti-Napoléon, Paris, Julliard, 1965, p. 47.
(9) Connaissant bien l'Allemagne, Mme de Staël avait sans doute eu l'occasion de lire la pièce de Zacharias Werner, Attila (1808), qui avait été interdite en raison de sa trop grande transparence à l'égard de Napoléon.
(10) C'est également l'un des mérites de John Ashton, dans son livre English Caricature and satire on Napoleon I, Londres, Chatto & Windus, 1884, que d'avoir mis en parallèle les pamphlets et les caricatures anglaises.
(11) C. Clerc, op. cit.
(12) A la demande du Comité de Salut public, David avait donné deux caricatures en 1794, Larmée des cruches et Le gouvernement anglais.
(13) La Landwehr fut une année prussienne populaire mise sur pied après les revers des années 1806 - 1809, par les généraux Scharnhorst et Gneisenau. Certains écrivains ou poètes du temps s'y engagèrent, comme Max von Schenckendorff ou Theodor Körner, qui fut tué en 1813. L'esprit national des caricatures trouva d'ailleurs un pendant dans la littérature allemande, avec les poésies de Körner précisément (La Lyre et l'épée) ou de Friedrich Rückert (Les sonnets cuirassés). A la même époque, Joseph Görres lançait un journal violemment nationaliste et anti-napoléonien, Le Mercure rhénan.
(14) Andreas Hofer (né en 1767), aubergiste tyrolien, déclencha une insurrection en 1809, et libéra Innsbrück. Capturé en 1810, il fut fusillé. Ferdinand von Schill (1776 - 1809), officier prussien, organisa un corps-franc à Kolberg en 1806 et tenta encore de soulever l'Allemagne en 1809, mais fut attaqué et tué lors d'un combat.
L'Anti-Napoléon
Avant-Propos
Remerciements
La diffusion de la caricature
Bibliographie