C'est un étrange paradoxe de constater que la caricature, à la fin de l’Empire, fut le fait des Royalistes. En effet, à partir du moment où la Révolution triomphait définitivement avec Bonaparte, cet art de combat qui avait jusqu'à présent été encouragé par les Révolutionnaires, alors que les nouvelles idées étaient attaquées de toute part par l'Europe coalisée (1), subit un renversement idéologique complet, et devint l'arme des opposants à l'Empire, régime issu de la Révolution. A un art officiel de commande glorifiant Napoléon, ses qualités morales, sa grandeur, les Royalistes, poussés en grande partie par les Anglais, opposèrent une vision négative du grand homme. Il s'agissait de dénoncer, de donner à voir une réalité qu'un art de commande lénifiant occultait. Il s'agissait d'une contre-propagande, écho parodique de l'homme positif sous les traits duquel l'Empereur aimait à se montrer. Contradictoire, désacralisatrice, la caricature anti-napoléonienne jouait sur un manichéisme d'autant plus efficace qu'il faisait appel à une culture populaire souvent inconsciente. Par la dérision, elle se plaisait à révéler les dessous d'un régime considéré comme illégitime. Véritable "carnaval", elle débridait les réactions et les instincts sociaux, en invitant à une lecture re-positivée du monde inversé que symbolisait aux yeux des Royalistes le régime impérial. Fondamentalement subversive, elle s'employa à détruire par le rire l'image de Napoléon.

Irrévérencieuse, sacrilège, perverse, la caricature anti-napoléonienne chercha à atteindre deux buts distincts. D'une part, et cela est valable pour tous les pays producteurs (France, Allemagne, Angleterre, Russie), elle attaqua de front l'image de l'Empereur, avec les variantes nationales que nous verrons, cependant. D'autre part, elle tenta de démobiliser l'esprit public français, esprit déjà bien entamé par les excès de Napoléon lui-même (campagne de Russie, conscription anticipée) et par la crise économique commencée en 1811. A défaut d'être certains de se rallier l'opinion, les Royalistes essayèrent au moins de rejeter sur l'Empereur tous les maux qui accablaient les Français.

Corps fictif - Corps réel

Malgré le fait fort intéressant que certains prototypes furent "internationalisés" (cf. Le courrier du Rhin), le rôle de la caricature française fut cependant plus délicat que celui des autres pays. Ainsi que l'a fort bien remarqué Catherine Clerc (2), il s'agissait en effet pour les Royalistes de distinguer entre ce que cet auteur nomme le corps fictif (l'Etat, la Nation, le peuple) et le corps réel (l'Empereur). Dans ce débat, les Royalistes tendirent à être les alliés temporaires des Républicains. Pour les uns comme pour les autres, Napoléon se révélait un traître, un tyran. Son image seule fut donc attaquée. On ménagea les opinions du peuple. Si une seule caricature semble avoir assimilé Napoléon à la Révolution (Et l'on revient toujours à ses premiers amours), ce fut plus particulièrement le rôle de la caricature anglaise que de doubler la production française sur le terrain proprement idéologique. Irréductible ennemie de la France révolutionnaire et impériale, l'Angleterre se refusa en effet toujours à reconnaître l'Empereur, qui demeura pour elle le général Buonaparte. Si les deux productions furent connues en France et à l'étranger, les Royalistes français ne pouvaient cependant pas être critiqués par le peuple, puisqu'au contraire, ils se présentaient sous les traits de son sauveur. Leur but ne tendait qu'à substituer un souverain jugé illégitime, Napoléon, par un souverain légitime, le roi. Quand bien même celui-ci rentrait en France dans les bagages des Alliés (Anglais, Prussiens, Autrichiens, Russes) (3).

La question du corps social s'avère des plus intéressantes quand on songe au fait qu'elle s’identifia dans l'esprit des Royalistes à la figure de Napoléon, considéré comme un dictateur, un tyran, synthétisant en lui les différentes parties de la société.

Depuis l'Antiquité, le corps social fut toujours traité sous l'angle imagé, allégorique pourrait-on dire, des membres corporels humains. Telle catégorie sociale représentait tel membre, telle autre, tel autre membre (4). Si en Angleterre ou en France, cet aspect de la vision caricaturale de Napoléon fut fort peu développée, il n'en alla pas de même en Allemagne, où le portrait de l'Empereur apparaît assez souvent "dépecé" en morceaux représentant chacun l'un de ses crimes (le duc d'Enghien, ses conquêtes abusives, etc.) Tel est le cas de la caricature intitulée Truimph des Jahres 1813, où Napoléon possède un visage composé de corps morts, un chapeau en forme d'aigle, une Légion d'honneur en forme de toile d'araignée, etc. C'est aussi le cas du Général sans pareil, ou tout le corps de l'Empereur porte des inscriptions (Moreau, Pichegru, duc d'Enghien, etc). L'identification du corps social/Napoléon avec les crimes touche ici à son apogée. Mais au lieu d'assimiler les composantes de la société, l'Empereur les élimine, pour son seul avantage. Il devient alors l'aventurier que se plaisent à présenter les pamphlétaires.

La question de l'allégorie. Les publics.

Allégorique par nécessité, la caricature est souvent difficile à décrypter. Toutefois, ce que l'on nomme allégorie dans ce cas spécifique n'a souvent rien à voir avec l'allégorie "artistique". C’est là qu’intervient la nécessaire différenciation qu’il convient d’opérer entre la véritable caricature, déformatrice, et la gravure satirique, plus perfide encore, car moins directe. La première agit autant sur la forme que sur le fond, tandis que la seconde se contente surtout d’intervenir par le texte. Par là, elle pose la question des rapports du texte et de l’image, que nous verrons plus loin. Si certaines planches s'inspirent d'oeuvres célèbres proprement allégoriques (Le Jugement Dernier d'après Michel-Ange ou La Justice et la Vengeance divines poursuivant le Crime d'après Prud'hon), c'est aussi qu'elles étaient censés s'adresser à un public d'aristocrates cultivés. Mais celles-ci sont loin de compter parmi les plus nombreuses, et l'allégorie telle que l'entend la caricature concerne plutôt le langage et la culture populaires. Comme l'a bien vu C. Clerc (5), le théâtre de boulevard (la Commedia dell' Arte en particulier), la ménagerie de cirque, les jeux populaires (toton, corde à sauter, jeu de volant, émigrette - jeu aristocratique par ailleurs - sont utilisés en priorité. Mais la culture populaire, ce sont aussi les calembours et jeux de mots (Colin court / Caulaincourt), ainsi que les références à une littérature de colportage, parfois d'origine "sérieuse". C'est le cas en particulier des images de Robinson Crusoë ou de Gulliver, respectivement inspirés de Daniel Defoë et de Jonathan Swift, ou des fables de La Fontaine (Le geai dŽpouillŽ de ses plumes empruntŽes au roi. Naturellement, la scatologie, n'est pas oubliée, qui a toujours été un thème de prédilection de la culture populaire, et maints exemples en ce domaine se rapportent à Napoléon ou à ses serviteurs, dont Cambacérès, qui fut l'une des cibles privilégiées de la caricature, du fait de son homosexualité.

Toutefois, si les attaques touchèrent également le maréchal Ney, le général Vandamme, ou la "hyène" (reine) Hortense, censée avoir eu une liaison amoureuse avec Napoléon, la caricature s'attacha bien évidemment avec prédilection à l'Empereur. Le corpus permet de dresser une typologie du héros dénigré. Incapable de détruire le portrait physique de Napoléon, qui ne présentait finalement guère de travers susceptibles d'être déformés si ce n'était sa petite taille, la caricature attaqua l'Empereur par le biais du psychologique. Présenté comme pervers, ambitieux, envieux, méprisant, calculateur, lâche, Napoléon offrait par là des possibilités inépuisables de dérision. On en fit un nain nerveux, haineux et susceptible, un tigre assoiffé de sang, un diable (serpent ou bouc) serviteur des Enfers et de la Mort (toujours l'allégorie), un renard ou un chien fuyant devant ses adversaires. Héritier de la République dans la caricature anglaise, il devint un gibier de potence. Tous ces aspects étaient habilement mêlés aux jeux de mots et autres aspects de la culture populaire.

L'utilisation du bestiaire faisait référence à la fable ainsi que nous l'avons dit. Toutefois il était aussi un aspect du renversement carnavalesque des valeurs. Le masque dont était recouvert Napoléon dans les caricatures était un moyen de le dénoncer dans ses abus. De là à glisser à la figure du diable, il n'y avait qu'un pas, et il fut effectivement vite franchi. Par ce biais, la caricature touchait un public populaire, à l'inverse de certaines planches inspirées de tableaux, comme nous l'avons vu, tandis que le thème du diable/ogre gagnait plutôt les campagnes, traditionnellement plus superstitieuses que les villes (6). Tous les publics furent ainsi infiltrés par cette propagande en images.

La caricature et le pamphlet. Le texte et l'image

C'est par ce moyen de l'allégorie d'ailleurs que la caricature peut finalement apparaître comme une mise en image des pamphlets qui circulaient alors. Citons le portrait que Mme de Staël, opposante de toujours, dressa de Napoléon : "Il avait des habits tout d'or et des cheveux plats, une petite taille et une grosse tête, je ne sais quoi de gauche et d'arrogant, de dédaigneux et d'embarrassé qui semblait réunir toute la mauvaise grâce d'un parvenu à toute l'audace d'un tyran. On a vanté son sourire comme agréable ; moi, je crois qu'il aurait certainement déplu dans tout autre, car ce sourire, partant du sérieux pour y rentrer, ressemblait à un ressort plutôt qu'à un mouvement naturel, et l'expression de ses yeux n'était jamais en accord avec celle de sa bouche" (7). Mais ce fut surtout Chateaubriand, dans son De Buonaparte et des Bourbons, 1814, qui alla le plus loin : "Buonaparte n'a rien de français : ni dans ses moeurs, ni dans le caractère. Les traits mêmes de son visage montrent son origine". C'est que Napoléon était un aventurier, selon ses ennemis, un brigand dont tous les pamphlets s'emparèrent. On relèvera que nombre de caricatures l'appellent Nicolas. Dans Bonaparte démasqué (1814) - titre qui fait penser à la planche intitulée Le Tyran démasqué -, il est écrit : "Ses véritables prénoms sont Antoine-Nicolas, mais ce nom de Nicolas n'étant pas assez distingué, il le métamorphosa en celui de Napoléon" (8). Nicolas (Colin) était en effet un prénom roturier. L'Angleterre pour sa part appelait familièrement Napoléon "Boney", diminutif de Bonaparte, tandis que Talleyrand devenait "Talley". Beaucoup de pamphlets faisaient aussi référence à l'inconscient collectif du peuple, et en 1814 on vit paraître aussi bien l'Attila de Mme de Staël (9) que l'Ogre de Corse de Rougemaître et en 1815, le Néron Corse (anonyme). L'Ogre, les figures noires de l'histoire, le diable, tout cela se trouvait amalgamé autour de Napoléon, et nombre de caricatures s'en font l'illustration. Dans l'Ogre de Corse, Rougemaître pastichait la figure de Gargantua et l'esprit des contes de fées. S'adresser à une population en grande partie illettrée, en faisant référence aux superstitions était en effet d'une grande habilité. Cette méthode se retrouvait dans certaines caricatures comme le Dernier effort du Nain Jaune pour soutenir Nicolas. Le dessein du texte et de l'image était parallèle en la circonstance : il s'agissait de noircir l'Empereur, en en faisant l'incarnation de l'esprit du mal. D'autres exemples pourraient être trouvés en rapport avec les pamphlets. Citons encore le cas de ces caricatures mettant en avant la lâcheté de l'Empereur, accusé de s'être enfui d'Egypte et d'avoir abandonné son armée, d'avoir fui de Russie, d'avoir fui à Waterloo. Dans Buonaparte ou l'abus de l'abdication (1815) , on trouve ces mots à propos de la bataille de Waterloo :

"Bertrand : Ah ! Sire ! ah ! Mon maître ! Tout est perdu ; il ne nous reste qu'à mourir. Voyez, quel chaos ! quelle confusion !

Buonaparte : Oui, il me semble en effet... Diable ! ... Mon ami, allons à Paris. L'air de la Belgique ne me vaut rien. Gourgaud... Qu'on arrête les fuyards avec le plus grand soin, je me sauve.

Un officier : Comment ! Il se sauve ? Il nous abandonne ?

Gourgaud : Vous voilà bien étonné ! Ce n'est pas la première fois."

Dans la même pièce, on rencontre des allusions aux prétendus amours de Napoléon pour la Reine Hortense ("Ah ! Ah ! Céleste créature ! Ah ! Ah ! Amour à la plus belle !"), à l'homosexualité de Cambacérès ("Allons, retournez-vous, que son Altesse sérénissime vous reconnaisse"), personnages qui ainsi que nous l'avons dit servirent aussi de terreau aux caricaturistes.

Nous pourrions multiplier à loisir les concordances et les adéquations entre caricatures et pamphlets (10). Arrêtons-nous cependant à ces quelques exemples très significatifs de la mise en image de l'écrit par la caricature dont nous parlions plus haut.

La question de l'écrit est d'ailleurs fondamentale en ce qui concerne la caricature. C. Clerc a fort judicieusement repéré trois groupes dans lesquelles intervient l'écrit, de façon différente (11). Soit nous avons affaire à une image pure, avec un simple titre, soit nous nous trouvons face à un texte évoquant une image, le pamphlet. Entre les deux, texte et image s'entremêlent. Et en ce cas, deux possibilités sont à envisager. L'écrit peut être une légende explicative de l'allégorie. Mais, plus subtil, il peut s'inscrire dans le corps de l'image, en particulier sous forme de "bulles" ou de phylactères - anticipant ainsi sur la bande dessinée -, évoquant les paroles des personnages représentés. La caricature devient alors véritablement narrative, et se rapproche des pamphlets ou vaudevilles, dont elle reprend les dialogues. C'est ici qu'intervient pleinement la mise en image. La caricature est alors une sorte de synthèse théâtrale, où l'image représente la scène et les acteurs. On conçoit dès lors pour quelles raisons certaines feuilles s'inspirèrent directement du théâtre populaire, ou plus largement du spectacle forain (La ruine du fabriquant de cire !..). En fait, l’esprit narratif de la caricature, particulièrement en Angleterre, fut à l’origine de la bande dessinée. L’utilisation des bulles pour les dialogues en est l’élément le plus significatif.

Obscurantisme et Lumières

Un thème mérite qu'on y prête plus longuement attention. Il s'agit de l'éteignoir, très présent dans la caricature, et que les Royalistes utilisèrent, autant que les Bonapartistes durant les Cent-Jours. Ce thème est une allusion à l'idéologie des Lumières, dont Napoléon, en tant qu'héritier de la Révolution, se voulait le messager. Par un jeu subtil d'inversion des valeurs dont la caricature avait le secret, l'éteignoir devint le leitmotiv des Royalistes. Non pas qu'ils voulussent éteindre les Lumières, ainsi que nous l'avons dit plus haut - leur prudence était extrême vis-à-vis du peuple -, mais ils cherchaient d'une part, à éteindre le feu des Enfers qu'entretenait Napoléon : les Lumières de la philosophie avait tourné à la tyrannie, et d'autre part, la dictature impériale étouffait selon eux la liberté de l'opinion. Les Royalistes devenaient paradoxalement les alliés des philosophes des Lumières, comme le montrait la planche intitulée Napoléon Véritable Grand Maître de l'ordre de l'éteignoir, ou,comme l’expliquait encore plus clairement peut-être une caricature de Lacroix intitulée La lumière du XVIIIIe siècle, (sic) montrant Napoléon tirant au canon en disant :"Eclairons notre siècle".

En revanche, quand l'Empereur reconquit le pouvoir durant les Cent-Jours, l'éteignoir fut clairement assimilé à l'obscurantisme de l'Ancien Régime. On agitait l'épouvantail du retour des privilèges, et de la réaction politique.

Une amusante caricature se plaît à parodier ce thème de l'éteignoir. Intitulée Origine de l'étouffoir impérial, elle représente Wellington et Blücher jetant Napoléon dans une poubelle. La caricature avait - et a toujours - ceci d'extraordinaire, c'est qu'elle est capable de se parodier elle-même.

Les styles nationaux

Nous avons déjà relevé plus haut les quelques différences d'esprit qui existent entre les caricatures françaises et anglaises. Mais ce n'est pas là la seule différence. Stylistiquement, la caricature d'Outre-Manche est indéniablement supérieure à la production française, même quand elle lui fournit certains de ses modèles, comme Le four des Alliés, inspiré d'une oeuvre de George Cruikshank. Ce fut également l'Angleterre qui inventa les "bulles" des dialogues. Comment expliquer ces faits ? Il faut pour comprendre cela avoir recours aux conditions politiques et artistiques de ce pays. Démocratique depuis plus d'un siècle, l'Angleterre connaissait une plus grande liberté d'esprit que la France. Elle avait de longue date forgé un art de dérision, qu'on peut faire remonter à William Hogarth (1697-1764). D'autre part, le rôle de la Royal Academy, fondée seulement en 1768, n'avait pas eu un impact d'encadrement idéologique et stylistique comparable à celui de l'Académie Royale en France. Le néo-classicisme y avait également joué un moindre rôle que sur le continent. D'où cette liberté de trait si remarquable dans les oeuvres de Cruikshank ou de Gillray, et dans une moindre mesure, de Woodward ou de Ansell.

D'une manière générale, en France, le style demeure assez rigide, classique d'une certaine façon. Et nous avons vu en effet que certaines planches s'inspirèrent directement d'oeuvres d'art. C'est encore le cas d'une caricature anonyme intitulée Nicolas Philoctète dans l'Ile d'Elbe, quasiment copiée d'un tableau de Guillaume Guillon-Lethière, conservé au musée du Louvre. Seuls quelques artistes comme Saint-Phal (La Violette chiffonnier), ou Jean-Baptiste Gauthier (Le tyran démasqué), parvinrent à une certaine qualité artistique. Mais dans l'ensemble, le style demeure maladroit, pauvre, quand bien même l'idée de la parodie est excellente.

Intellectuellement marquée par le grand art néo-classique officiel, la France ne sut pas créer les conditions graphiques adéquates à l'esprit de la caricature. David lui-même, qui s'était essayé au genre en 1793/94, était resté loin en arrière de ses ambitions, loin derrière les Anglais. (12) La production française demeure ainsi fondamentalement dualiste, déchirée entre son esprit souvent excellent, et sa forme. Ce fut aussi le cas de l'Italie, dont le dessin ne subit pas la moindre déformation satirique (Il ghiaccio di Russia).

Quant à l'Allemagne, son esprit fut tout autre. Certes, certains prototypes internationaux y furent représentés, mais la plupart du temps, la mentalité nationaliste prima sur la critique napoléonienne. En tournant l’Empereur en dérision, Empereur qualifié comme partout de nain, ou petit homme (Männlein), il s'agissait surtout de remobiliser l'esprit national. Blücher, feld-maréchal prussien fut partout mis en avant (Ein grosser General und ein kleiner Kaiser). On critiqua aussi les soldats allemands alliés de la France, soldats comparés à des moutons (Das grosse Schlachthaus). Le thème de la guerre, avec ses incendies, ses cadavres, fut plus qu'ailleurs utilisé, comme dans la planche intitulée Der Universalmonarch,tirée d'un modèle anglais, montrant Napoléon trônant sur une pyramide de crânes. On alla jusqu'à placarder des avis de recherche de l'Empereur (An die Teutsche Nation), ou Napoléon était assimilé au fils du Diable. Plus qu'ailleurs également on stigmatisa les généraux occupant les places fortes du pays, Davout, Vandamme, en particulier. L'esprit national, visible au travers des représentations des soldats de la Landwehr (13), évoqua également les héros allemands tués par les troupes françaises, Andreas Hofer, le major Schill (14).

L'un des thèmes symboliques les plus exploités par le nationalisme allemand fut celui du quadrige de la porte de Brandebourg à Berlin. Cette oeuvre de Gottfried von Schadow, enlevée par les Français en 1806, fut récupérée en 1814, et cet événement donna lieu à plusieurs caricatures anti-napoléoniennes.

Stylistiquement, les oeuvres allemandes sont assez comparables à celles produites en France. Certains artistes pourtant signèrent leurs oeuvres comme Johann Michael Voltz ou Johann Christoph Erhard. Mais comme en France, jamais la caricature allemande n'atteignit la qualité et la puissance de la production britannique. Qu'on songe seulement à cette Procession du Couronnement de Napoléon, oeuvre magistrale de Gillray (1805).

Les périodes de production des caricatures

Sur cette question, il faut mettre à part l'Angleterre, qui, jamais envahie, mais sans cesse en guerre contre la France depuis la Révolution - malgré le court intermède de la Paix d'Amiens en 1802 - 1803 - , ne désarma jamais et glissa insensiblement de sa lutte contre la République à celle menée contre Napoléon. La caricature anglaise couvre idéologiquement les années 1793/94 - 1815.

Ce n'est évidemment pas le cas dans les autres pays d'Europe, en particulier en France, où là, deux périodes sont à envisager. D'abord, la caricature anti-bonapartiste couvrit les années 1799 - 1804, avec une nette pointe statistique en 1804, au moment de l'exécution du duc d'Enghien et de la mort de Pichegru. L'esprit royaliste laissa libre cours à sa rancune en la circonstance. Puis il y eut un vide total, malgré quelques pièces éparses, jusqu'en 1813, au moment de la défaite de Leipzig. Sentant la fin venir, les Royalistes lancèrent alors une vaste campagne de désinformation qui culmina en 1814 et 1815, et ne se relâcha qu'à peine durant les Cent-Jours, contrecarrée alors par la propagande napoléonienne. La haine ne perdura guère cependant, et les archives du Dépôt légal s'arrêtent brusquement en octobre 1815, sans doute par ordre royal.

La caricature allemande correspond à cette deuxième période française. Elle va en effet de Leipzig à l'île de Sainte-Hélène, soit d'octobre 1813 à 1815. Quelques pièces semblent cependant avoir encore été produites en 1816.

Quant à la caricature russe, elle couvre la fin de la retraite de Russie, avec le thème de l'ours russe ou du cosaque chassant le renard/Napoléon.

Art multiforme, la caricature suscite plusieurs approches, et est de ce fait difficilement cernable, car son étude va de la socio-politique à l'esthétique, en passant par la chronologie, l'histoire des mentalités ou l'ethnographie. Le parti adopté dans cette exposition cherche précisément à ne pas occulter ces différents aspects, à faire des rapprochements, et à privilégier la typologie plutôt que la chronologie, finalement très resserrée dans le temps. Rares sont en effet les pièces faisant directement référence à un événement, comme la Paix d'Amiens, le Sacre ou la bataille de Vittoria. Pourtant,toutes les sections ici étudiées trouvent un point d’ancrage commun, pour peu que l’on sache dépasser la seule image, résultat d’une pensée et que l’on sache précisément analyser le contexte idéologique du temps. Prenons l’exemple de la planche représentant Napoléon / serpent à l’entrée de sa caverne. Certes, elle s’inscrit dans l’utilisation du bestiaire, mais ce n’est pas là la seule conclusion qu’il faille tirer. Ni même celle d’un napoléon dévoreur du genre humain. Ce ne sont là que des constatations. En fait, cette caricature est l’image de la conception de l’Antéchrist que se faisaient les Royalistes du régime impérial. Seules quelques planches ont véritablement explicité le problème, particulièrement en Allemagne, et parfois en Angleterre (Buonaparte, la bête monstrueuse). La question de l’inversion des valeurs, mise en avant à partir de 1789, et réalisée par Napoléon, est au centre de la caricature antinapoléonienne. Toute la thématique, nain violent, bestiaire, jeux, spectacles populaires, scatologie, tout cela se retrouve par-delà les frontières nationales de l’Europe, elles-même effacées par cette idéologie commune du combat contre les valeurs égalisatristes issues de la Révolution, valeurs perçues comme démoniaques, sombres, matérialistes et finalement destructrices de l’humanité. Nombre de pamphlets, nombre d’images sont à analyser selon ce contexte, par delà les classifications politiques ou esthétiques.

Jérémie BENOIT

NOTES

(1) Les premières caricatures révolutionnaires apparurent dès 1789. Mais ce fut avec le gouvernement jacobin puis la Terreur que cette production fut canalisée dans le sens du combat contre-révolutionnaire, tourné plutôt vers les ennemis extérieurs de la République. David lui-même ne dédaigna pas de s'y intéresser, poussé en cela par le Comité de Salut Public, le 12 septembre 1793 (L'armée des Cruches). Sur ce point, voir A. de Baecque, La caricature révolutionnaire, Paris, 1988.

(2) C. Clerc, La caricature anti-napoléonienne, Paris, Promodis, 1985, p. 17ss.

(3) Et l'on comprend ainsi pour quelles raisons un républicain convaincu comme Lazare Carnot, se rallia à l'Empire au Cent-Jours : par pur patriotisme.

(4) Voir A. Delaporte, "Témoignages de la tripartition, fonctionnelle dans la France d'Ancien Régime", Etudes Indo-Européennes, n° 17, mai 1986, p. 1 - 49, qui cite de nombreux textes allant dans ce sens.

(5) C. Clerc, op. cit.

(6) Voir J. Tulard, Le mythe de Napoléon, Paris, A. Colin, 1971, chap. 2, p. 45 - 52.

(7) Cité par J. Tulard, Le mythe de Napoléon, op. cit., p. 46-47, note 2.

(8) Voir J. Tulard, L'anti-Napoléon, Paris, Julliard, 1965, p. 47.

(9) Connaissant bien l'Allemagne, Mme de Staël avait sans doute eu l'occasion de lire la pièce de Zacharias Werner, Attila (1808), qui avait été interdite en raison de sa trop grande transparence à l'égard de Napoléon.

(10) C'est également l'un des mérites de John Ashton, dans son livre English Caricature and satire on Napoleon I, Londres, Chatto & Windus, 1884, que d'avoir mis en parallèle les pamphlets et les caricatures anglaises.

(11) C. Clerc, op. cit.

(12) A la demande du Comité de Salut public, David avait donné deux caricatures en 1794, L’armée des cruches et Le gouvernement anglais.

(13) La Landwehr fut une année prussienne populaire mise sur pied après les revers des années 1806 - 1809, par les généraux Scharnhorst et Gneisenau. Certains écrivains ou poètes du temps s'y engagèrent, comme Max von Schenckendorff ou Theodor Körner, qui fut tué en 1813. L'esprit national des caricatures trouva d'ailleurs un pendant dans la littérature allemande, avec les poésies de Körner précisément (La Lyre et l'épée) ou de Friedrich Rückert (Les sonnets cuirassés). A la même époque, Joseph Görres lançait un journal violemment nationaliste et anti-napoléonien, Le Mercure rhénan.

(14) Andreas Hofer (né en 1767), aubergiste tyrolien, déclencha une insurrection en 1809, et libéra Innsbrück. Capturé en 1810, il fut fusillé. Ferdinand von Schill (1776 - 1809), officier prussien, organisa un corps-franc à Kolberg en 1806 et tenta encore de soulever l'Allemagne en 1809, mais fut attaqué et tué lors d'un combat.

      L'Anti-Napoléon
Avant-Propos
Remerciements
La diffusion de la caricature
Bibliographie