LA LIBERTÉ EN ITALIE
Les Livournais
face à l'armée française (1796-1797)
Professeur Jean-Pierre FILIPPINI
Université de Mulhouse
Pendant près d'un an, du 27 juin 1796 au 14 mai 1797, l'armée française occupe la ville de Livourne. Cette occupation est d'une nature bien différente de celle des villes de l'Italie septentrionale, tombées sous le contrôle de l'armée de la République au cours d'opérations contre les forces ennemies. En effet, elle est la conséquence de l'échec des négociations avec le grand-duc de Toscane au sujet de la neutralité effective du port toscan. Les Français vont, donc, s'emparer de ce port après une promenade militaire, sans rencontrer de résistance (1).
Voulue par le Directoire, autant que par Bonaparte, cette expédition est destinée à infliger un rude coup aux Anglais, qui perdent tout à la fois un port où sont entreposées leurs marchandises destinées à l'Italie et au monde méditerranéen, ainsi qu'une base de ravitaillement indispensable pour leur flotte et leurs troupes de Corse. Mais cette entreprise a également un caractère punitif. Il s'agit de punir le grand-duc pour son anglophilie trop marquée et le port de Livourne, pour avoir désormais atteint le rang de premier port de la Méditerranée. C'est dire que l'occupation de Livourne se place sous de mauvais auspices pour qui souhaite un ralliement de la population locale à la Révolution.
Mais avant d'évoquer les sentiments d'animosité des Livournais à l'égard des occupants français et, en contrepoint, les manifestations de sympathie à l'égard des soldats de la « Grande Nation », il convient de rappeler brièvement la situation de Livourne à la veille de l'occupation française et l'état d'esprit des Livournais à l'égard de la Révolution française.
Livourne est, à la veille de l'arrivée des soldats de Bonaparte, un port extrêmement prospère : c'est le seul grand port de la Méditerranée en état de travailler en raison de sa neutralité et, surtout, du fait de l'effacement total de Marseille en Méditerranée. Le port toscan est, en effet, le seul capable de recevoir, malgré la guerre navale franco-anglaise, les marchandises provenant du Nouveau Monde (en grande partie via l'Angleterre) et du Levant ainsi que de l'Afrique du Nord. Aussi, le nombre des bâtiments entrés dans le port a-t-il crû prodigieusement depuis 1792. Alors qu'il est entré, en 1792, la meilleure année de l'Ancien Régime, 648 vaisseaux, il en arrive 1135, en 1794 et, à peine moins, en 1795, 1048. La guerre a permis aux négociants livournais de s'enrichir et d'assurer le « plein emploi » : le prolétariat de la « Venezia nuova », qui est utilisé, à l'occasion, dans le déchargement des marchandises trouve facilement du travail, source évidente d'un mieux être (2). À Livourne, on attribue communément cette prospérité aux Anglais et les Livournais, des plus humbles aux plus aisés, sont très largement anglophiles (3).
En outre, les Livournais sont plutôt prévenus contre la Révolution française. Ils ont eu, en effet, des échos des événements révolutionnaires par suite du passage à Livourne ou de la présence en cette ville de Français, qui ont pris parti pour ou contre la Révolution française.
Les partisans de la Révolution sont représentés essentiellement par les marins des bâtiments corsaires ou des navires de guerre français, qui font escale dans le port. Farouchement républicains, prompts à en découdre avec les ennemis de la Grande Nation et assez portés à mépriser les « indigènes arriérés », les marins français ne sont pas, il s'en faut de beaucoup, des propagandistes efficaces de la Révolution française (4).
Les Français adversaires de la Révolution sont, dans l'ensemble, plus paisibles que les partisans de la Grande Nation, qu'il s'agisse des « bons prêtres », chassés de la Provence ou de la Corse voisine, et qui racontent les méfaits des révolutionnaires ou des émigrés, venus de Marseille et de Toulon, qui vouent aux jacobins une haine farouche. Certes, ils s'agitent beaucoup trop au gré des autorités
toscanes, qui redoutent le courroux du gouvernement français, mais ils ne sont guère menaçants pour l'ordre
public (5).
Toutefois, malgré la mauvaise réputation des révolutionnaires français, certains Livournais, ainsi que nous le verrons plus loin, sont gagnés par les idées nouvelles et sont prêts à accueillir les soldats français. Mais ils n'ont guère d'influence sur l'opinion publique livournaise (6).
I
En mai 1796, les Français s'emparent, donc, de Livourne et se montrent, tout à la fois, brutaux et, cependant, soucieux de ne pas épouvanter la population. La brutalité ne concerne, il est vrai, que ceux qu'ils considèrent comme leurs ennemis déclarés. Ainsi, le gouverneur de Livourne, Spannocchi, après une violente altercation avec Bonaparte, qui l'accuse de chercher à favoriser les Anglais (7), est arrêté et expulsé vers Florence (8), le chef de l'armée d'Italie le jugeant un partisan acharné des Anglais. Cependant les soldats français se montrent, dans l'ensemble, réellement disciplinés, et donnent ainsi raison aux autorités locales qui, au début de l'occupation, avaient tenté de persuader les Livournais que les soldats français venaient en amis (9).
De fait, après avoir été quelque peu effrayés par la présence des Français, que la propagande contre-révolutionnaire présentait comme capables des pires atrocités, les Livournais semblent ne plus avoir redouté ces soldats. Mais, ne pas craindre ne signifie nullement éprouver une quelconque sympathie pour l'armée d'occupation. Ce n'est pas trop s'avancer, de dire que la majorité des Livournais ont détesté cordialement les soldats de la République. Plusieurs motifs peuvent expliquer cette hostilité.
Tout d'abord, parce qu'ils étaient prévenus contre les Français (10), et quels que fussent les actes de ces derniers, les Livournais y trouvaient toujours à redire.
En outre, l'armée française n'a pu s'empêcher, une fois installée à Livourne, de s'engager dans un certain prosélytisme en faveur des idées révolutionnaires et de célébrer, par des cérémonies militaires, les fastes de la Révolution. Ainsi, furent commémorés le 14 juillet (11) et le 10 août, et il s'en est fallu de peu que l'anniversaire du régicide, le
21 janvier, ne soit célébré. Ces cérémonies étaient l'occasion de discours patriotiques, qui, par leurs références à la chute de la monarchie, par leurs imprécations contre les tyrans et par leurs déclarations anticatholiques ne pouvaient manquer de choquer la majeure partie des Livournais, attachés au système monarchique ainsi qu'à la religion catholique et sensibles, comme on le verra plus loin, aux propos d'un clergé profondément hostile à la Révolution française (12).
On peut ajouter que si les Français se sont bien conduits à l'égard de la population locale, il n'en a pas été de même des exilés corses, chassés par les contre-révolutionnaires corses et par les Anglais. Revenus dans les fourgons de l'armée française, ils auront à maintes reprises l'occasion de manifester leur morgue à l'égard des Livournais (13).
De plus, les Français affichèrent, dès les premiers jours de leur installation à Livourne, leur sympathie à l'égard de la Nation juive de Livourne. Ainsi, le général Vaubois, qui commandait alors la place de Livourne, se rendit le 14 juillet à la synagogue au milieu de l'enthousiasme des habitants du « ghetto » (14) . Cette attitude ne pouvait manquer d'irriter aussi bien la plèbe locale, profondément antijudaïque (15) qu'un certain nombre de notables locaux, qui célaient mal leur antisémitisme (16).
Enfin, et c'est, sans doute, le point le plus important, la présence des soldats de Bonaparte à Livourne a signifié la ruine du port toscan. En effet, dès l'installation des Français, les Anglais ont établi un blocus extrêmement rigoureux du port toscan, comme ils savaient si bien le faire. Brutalement, le trafic du port s'effondre : plus aucun bâtiment ne peut entrer ni sortir du port, à l'exception des petits bateaux de pêche, dont les patrons servent d'agents de renseignements aux Anglais (17). De l'arrêt du commerce livournais, il a résulté la misère du menu peuple, désormais sans travail, et de graves difficultés pour les négociants, difficultés aggravées par les exigences des Français, qui ont réclamé deux énormes contributions de 1.800.000 lires toscanes, pour le rachat des marchandises anglaises entre les mains des négociants, et de 400.000 lires toscanes, pour celles qui se trouvaient dans les magasins de la douane ou dans d'autres dépôts publics (18).
Pourtant, cette hostilité à l'égard des Français ne s'est jamais traduite par des manifestations violentes, voire par des émeutes, en grande partie parce que les autorités locales, peu soucieuses de donner prétexte aux Français de s'attarder à Livourne, veillaient à maintenir l'ordre. Le gouverneur par intérim de Livourne, le général de Lavillette, obéissant d'ailleurs aux ordres de Bonaparte, avait ordonné, dès le 28 juin, aux habitants de Livourne de remettre les armes, aussi bien les armes à feu que les armes blanches, qui seraient en leur possession, ce qui fut scrupuleusement exécuté. Mais il est loisible de penser aussi que les Livournais, malgré les incitations de Nelson, ne se souciaient pas d'affronter en bataille rangée des soldats, qui n'avaient pas la réputation en Italie de montrer une quelconque mansuétude à l'égard des émeutiers et qui ne faisaient pas mystère de leur intention de réprimer avec vigueur toute tentative de rébellion (19).
La francophobie ou l'hostilité à l'égard de la Révolution s'est, donc, manifestée, dans l'ensemble, d'une manière peu violente. Par exemple, les chroniqueurs locaux, G.B. Santoni ou P.B. Bernardo Prato, laissant libre cours à une animosité purement verbale, consignent dans leurs journaux des bruits hostiles aux Français (20). On peut ajouter comme autre manifestation d'hostilité non violente, les quolibets du menu peuple à l'égard des soldats français (21), ou quelques insultes à une sentinelle (22), et surtout des propos anti-français émanant de petites gens, que le « bargello », le chef de la police de Livourne, qualifie volontiers de « mauvais sujets » (23).
Ce n'est que très exceptionnellement, à l'occasion du désordre, survenu le 22 septembre 1796 et suscité par un « miracle contre-révolutionnaire », que des Livournais eurent une attitude violente. Mais sans doute ne faut-il pas exagérer la gravité de leurs actes. En effet, certains d'entre eux jetèrent des pierres contre les Français et un coup de feu fut tiré contre une patrouille (24).
Cette hostilité se révèle, bien plutôt, et avec beaucoup de force, à l'occasion de ce que l'abbé janséniste livournais, Talamini, appela, en octobre 1796, la « frénésie des miracles ». En effet, à Livourne, comme ailleurs en Italie, et en particulier dans les États pontificaux, eurent lieu des « miracles contre-révolutionnaires ». Ainsi, dès le 10 juillet, se répandit le bruit d'un miracle de la Vierge du sanctuaire de Montenero. En septembre, c'est la Vierge d'un oratoire, placé sur la voie publique, qui manifeste sa compassion pour une femme, dont la prière vise à obtenir le départ des Français. L'image transportée à la cathédrale attire une foule de gens, qui manifestent, tout à la fois, leur émotion et leur joie. Le point culminant est atteint, le 22 septembre, quand une image du crucifix manifeste, à son tour, sa sympathie pour les Livournais victimes de l'occupation française. L'image est placée dans l'église de la Madonna et attire une foule immense criant au miracle et lançant des imprécations contre les Français. Le désordre est, en outre, aggravé par l'attitude méprisante de révolutionnaires corses, présents à Livourne. Le commandement français dut envoyer force patrouilles pour ramener le calme et prit les mesures les plus propres à éviter tout désordre grave : les « chasseurs volontaires » [la Garde Nationale locale] furent désarmés et la garnison bloquée dans ses quartiers, pour arrêter net toute velléité d'insurrection.
Enfin, le 4 octobre, on attribua à une autre image de Marie, placée sur la voie publique, un autre miracle antifrançais. Mais le « bargello » prit des mesures énergiques pour qu'il n'y eût pas d'autre incident : l'image fut déplacée et les personnes considérées comme les plus fanatiques arrêtées (25). C'est dire que les autorités de Livourne n'éprouvaient guère de sympathie pour ces démonstrations. Le gouverneur par intérim, de Lavillette n'écrit-il pas, le 23 septembre 1796 : « Les prodiges et les miracles sont ordinairement les conséquences de la misère et de la consternation, particulièrement chez un peuple marchand » (26).
Au contraire, le bas clergé, prévenu contre les Révolutionnaires français, ne faisait guère d'effort pour calmer l'exaltation religieuse du menu peuple, qui par le biais de ces manifestations de dévotion, démontrait clairement son hostilité aux occupants. Les Français ne s'y trompèrent pas, n'hésitant pas à arrêter, à la suite des incidents du
22 septembre, le curé de la cathédrale (gardé en prison pendant huit jours) ainsi que d'autres prêtres (27).
Enfin, les manifestations de joie au départ des Français témoignèrent aussi bien du loyalisme des Livournais à l'égard du grand-duc que de leur haine pour l'armée de la République (28).
II
Toutefois, ce serait une erreur de croire que celle-ci n'a rencontré que des adversaires à Livourne et que tous les Livournais l'ont ignorée. Loin s'en faut ! Divers personnages, qui occupaient une place notable dans la société livournaise, comme le directeur de la douane, un médecin, un négociant, un noble membre d'une Académie livournaise, celle des « Avvalorati », n'hésitèrent pas à ouvrir leurs salons aux officiers français, participant aussi à leurs cérémonies et se rendant à leurs bals (29). Bien plus, il s'est trouvé très tôt des Livournais tout disposés à aider les Français au cours de leur séjour dans le port toscan. Il y a, donc, à Livourne des partisans des Français, acquis à leurs idées de plus ou moins longue date.
En effet, ces sympathisants peuvent être rangés en deux catégories. La première est formée de ceux qui se rallient aux Français par intérêt. Poussés par l'esprit de lucre ou par l'opportunisme, ils voient dans la présence des Français l'occasion de s'enrichir ou, tout au moins, de faire leurs affaires. Se rattachent également à cette catégorie ceux qui, sans retirer de profit tangible de leur ralliem ent, en profitent, par le port de la cocarde tricolore tout comme par d'autres manifestations purement symboliques de leur adhésion au nouveau régime, pour prendre leur revanche sur un État devenu oppressif depuis le règne de Pierre Léopold.
Appartiennent à la seconde catégorie ceux qui éprouvent sincèrement une profonde sympathie pour les idées révolutionnaires ou, à tout le moins, pour les idéaux d'égalité et de liberté, que véhicule l'armée de la Grande Nation.
Évoquons, tout d'abord, la première catégorie, qui est caractérisée par une adhésion sans grande conviction à la cause des Français. On y trouve nombre de personnages plus ou moins douteux (ce que ne manque pas de souligner le gouverneur par intérim de Livourne, dans une lettre qu'il envoie, dans les premiers jours de l'occupation, à Florence) (30), qui se servent de la protection française pour faire leurs affaires, voire pour commettre des exactions (31). Des petites gens appartiennent également à cette catégorie. Leur adhésion à la cause des Français est l'occasion pour eux de prendre sur l'État toscan leur revanche, comme il a été dit précédemment. Tel est le cas de Domenico Bertini, qui parle en termes grossiers du tribunal du gouverneur (32), de Domenico Mellini, qui oppose les vertus des soldats français aux médiocres qualités des soldats toscans, dont il parle grossièrement (33), ou encore de Pasquale Cappellani, un « vénitien » (c'est-à-dire un habitant du quartier de Venezia nuova) qui déclare que le grand-duc ne commande plus en Toscane (34).
Toutefois, à côté de ces gens peu recommandables, il s'y trouve des hommes, parfaitement honorables, sur le plan social, mais que l'on peut qualifier d'« opportunistes » et d'« affairistes » (35).
Certes, ils n'ont pas démontré jusque là un grand intérêt pour les idées républicaines, mais ils ne voient aucun inconvénient à servir les intérêts des Français et les leurs en même temps. Tel est le cas, par exemple, de négociants livournais, que le chroniqueur Santoni, profondément francophobe et toujours prompt à dénoncer les partisans des jacobins, cite dans son journal (il s'agit des dirigeants de cinq maisons de commerce, celles de Rilliet, Mospignotti, Patrinô, Berte et Bartolucci, les quatre premières étant d'importance non négligeable) (36). En outre, le chrétien damascène Giuseppe Bochti est chargé par les Français de s'occuper de toutes les marchandises anglaises saisies (37), tandis que Salomon Cohen Bacri, un juif d'origine algéroise (38) a été nommé par eux receveur du produit de la vente de ces marchandises (39).
Salomon Cohen Bacri fait partie du groupe des négociants juifs, qui ont prêté leur concours aux Français. Le chroniqueur Santoni, qui hait autant les juifs que les
jacobins, cite, outre les Cohen Bacri, les maisons de commerce Recanati, Franchetti, Levì l'Aîné et Del Valle (40). Il y a tout lieu de penser que, comme leurs autres collègues livournais, les négociants juifs ont été sensibles aux avantages qu'ils pouvaient tirer des affaires avec l'armée d'occupation.
Mais il est plus que probable qu'ils l'ont fait également parce qu'ils éprouvent une profonde sympathie pour les soldats de la Grande Nation. Et il n'est pas du tout déplacé de considérer que ces négociants juifs, tout comme, à un niveau plus humble, les porteurs juifs, auxquels les Français recourent également (41), appartiennent à la deuxième catégorie des partisans des Français, la sympathie pour les idéaux révolutionnaires l'emportant très largement sur l'esprit de lucre. En effet, à Livourne et en Toscane, en dépit des Lumières, l'émancipation des juifs demeure impossible dans le cadre des structures d'Ancien Régime (42). Aussi, est- il tout naturel que ces derniers aient éprouvé de la sympathie pour la France révolutionnaire, qui a accordé à leurs coreligionnaires, en septembre 1791, l'égalité avec les autres citoyens français. Ainsi de jeunes juifs livournais, qui se sont rendus en France, en sont revenus convertis aux idées révolutionnaires et ont défrayé la chronique livournaise par leur attitude résolument « jacobine ». Tel est le cas d'un certain Juda Leone, qui s'étant éloigné de Livourne à la suite d'une aventure galante revient en 1791, après un séjour en France, en uniforme de la Garde Nationale de Bordeaux et, naturellement, arbore la cocarde tricolore. Il doit quitter Livourne à cause du scandale qu'il provoque. Mais il y revient en 1795 et, en 1796, en uniforme d'officier de l'armée française et les autorités locales sont bien obligées, de ce fait, de subir sa présence (43). Il est plus que vraisemblable que l'idéal révolutionnaire tout autant que le prestige, qui s'attachait à la qualité de soldat français ont poussé, au cours de cette première occupation française, huit jeune gens de la Nation juive à s'engager dans l'armée française (44).
Il convient, toutefois, d'éviter de considérer, comme l'ont fait les contemporains, parfois, non sans une certaine malveillance , que les juifs livournais étaient tous acquis à la cause de la Révolution. Certes, des manifestations de sympathie des juifs livournais à l'égard des Français n'ont pas manqué. Ainsi, dès les premiers jours de l'occupation française, les juifs prêtent 300 matelas et 50 paillasses. Par la suite, ils offrent 300 capotes (45).
Toutefois, il y a déjà une soixantaine d'années,
G. Sonnino minimisait l'attitude francophile des juifs livournais (46). Et depuis, les travaux de Carlo Mangio, qui a remarquablement étudié cette période de l'histoire livournaise, ont tendu à lui donner raison.
Les juifs sont, en réalité, assez divisés à l'égard de la Révolution française. Cette absence d'unanimité est due, pour une bonne part, à un problème social. En effet, la Nation juive de Livourne est formée par la juxtaposition d'un prolétariat, très nombreux, représentant environ les deux tiers d'une communauté de cinq mille âmes, d'une petite bourgeoisie et d'une aristocratie associée à une haute bourgeoisie, les « gouvernants », qui détiennent le pouvoir (47).
Le prolétariat juif est entièrement acquis aux Français. C'est lui qu'on trouve lors des cérémonies organisées par les Français (48). Ainsi, il y a tout lieu de penser que les
4 à 500 juifs, qui, au dire de Santoni, assistent à la fête du 14 juillet (sur les 7 à 800 personnes présentes, mais que valent les évaluations de Santoni ?) (49), appartiennent à cette catégorie sociale. C'est un homme issu de ce milieu, qui défraie le plus, avec sa famille, la chronique livournaise, Moïse Trionfo, un fripier, originaire de Rome et âgé, alors, de quarante-deux ans, qui collabore très activement avec les soldats français. Le « bargello » l'accuse de faire arrêter, par des accusations infondées, des Livournais par les soldats français pour le plaisir de provoquer du désordre. Une chose est sûre : les Français sont bien accueillis dans sa demeure ; de plus, sa fille a épousé un chirurgien de l'armée française selon le rite républicain. Il est probable que l'occupation française a été pour lui l'occasion de prendre sa revanche sur un destin qu'il juge indigne de lui et sur une société, qu'il considère hostile (50).
Bien au contraire, l'aristocratie et les négociants de la Nation juive, à quelques exceptions près (comme Daniele Vita de Medina et Isach Franchetti) se sont abstenus de manifester leur sympathie pour les Français. En effet, les « gouvernants », hommes d'expérience et qui mesurent bien toutes les menaces pesant sur la nation de Livourne, se montrent plus réservés à l'égard d'une armée, qui peut compromettre les juifs aux yeux des Livournais, voire du souverain. Les chefs de la Nation juive, les Massari, n'hésitent pas à faire chasser de Livourne par les autorités granducales, précisément pendant la période d'occupation française, un certain Aron Fernandes, personnage sans grande importance sur le plan social (il est maître de langues) et bien connu de la police granducale pour ses sentiments philojacobins. Ils l'accusent de troubler par ses discours la tranquillité du « corps de la Nation », en un mot d'être un élément périlleux pour celle-ci (51). Or, Fernandes venait de traduire l'opuscule de Thomas Paine relatif aux finances britanniques et très hostile aux Anglais, que lui avait remis le commissaire aux armées, Garrau. C'est dire que les Massari ont obtenu sans difficulté des autorités granducales qu'il soit expulsé. Malgré la protection de Bonaparte et les protestations des autorités françaises, Aron Fernandes ne sera pas autorisé à rentrer à Livourne (52).
Si les juifs sont les plus nombreux parmi les partisans des Français à Livourne, la police granducale, tout comme les chroniqueurs, note la présence à Livourne d'autres sympathisants des Français, qui osent désormais se montrer au grand jour. À ce qu'il paraît, leur nombre est réduit et ils ne jouent dans la société livournaise qu'un rôle secondaire. En effet, ceux qui, en dehors des « mauvais sujets » évoqués plus haut, retiennent l'attention de la police pour leur militantisme, ou pour leur adhésion affichée aux idées révolutionnaires, ne sont guère plus d'une dizaine. Il convient d'ajouter, bien sûr, des « jacobins » plus passifs, qui n'ont pas paru à la police, ou aux chroniqueurs, dignes d'être notés. Ils constituent, en tout état de cause, une infime minorité, si l'on se fie à ce que nous dit Santoni à propos de ceux qui ont participé à la fête du 14 juillet, organisée par les Français. Selon lui, outre les juifs, il y avait là une centaine de Génois et de Corses et quelque 200 Livournais, qui étaient, pour la plupart, des indicateurs de la police. Exagération d'un chroniqueur francophobe, sans doute, mais en tout état de cause, notons le petit nombre des Livournais, qui, dans une cérémonie publique s'affichent partisans des Français (53).
Parmi ceux dont les noms reviennent le plus fréquemment dans les rapports de police et qui ont fait l'objet d'une surveillance constante, sans que cela se traduise d'ailleurs par des arrestations, puisqu'ils sont protégés par les Français, on trouve un fils de négociant, deux imprimeurs, un bijoutier et surtout des gens qui vivent « d'industrie », comme on disait alors (54).
Bien que l'on ne puisse mettre en doute la sincérité de leur adhésion aux idéaux révolutionnaires, les « jacobins » livournais ont tiré des avantages notables de la présence des Français. Non seulement, ces derniers les ont protégés contre les foudres des autorités locales, mais encore ils leur ont confié des tâches, qui pouvaient leur procurer quelque profit. Par exemple, le fils du négociant évoqué ci-dessus, Francesco Bartolucci, qui aurait eu l'autorisation de revêtir un uniforme français, est chargé, entre autres choses, de trouver un logement aux officiers français. Il est autorisé, de ce fait, à utiliser des soldats français dans l'accomplissement de sa tâche (55). L'imprimeur libraire Tommaso Masi est employé de préférence par les Français, qui lui confient l'impression de toutes leurs proclamations (56).
Toutefois, si certains d'entre eux ont tiré des avantages de leur ralliement à la cause révolutionnaire, il n'est pas certain, en contrepartie, qu'ils aient servi efficacement la cause de la Révolution. En effet, comme le remarque fort bien Carlo Mangio, les « patriotes » livournais ont été particulièrement passifs (57). Les tentatives pour « révolutionner » Pise ou Lucques ne sont pas de leur fait, mais de Toscans étrangers à Livourne. À ce qu'il semble, ils n'ont même pas envisagé de changer le gouvernement de la ville. Ils n'ont pas essayé, non plus, de créer un journal jacobin. Il est vrai, toutefois, que l'imprimeur Francesco Micali, qui est des leurs, distribue gratuitement les communiqués qui annoncent les victoires françaises (58).
Que font-ils donc ? Arborant la cocarde tricolore, et se proclamant employés des Français, à des titres divers, ils discourent beaucoup sur les événements et affichent vigoureusement leurs sentiments jacobins. Les boutiques des deux imprimeurs, Masi et Micali, constituent des cercles où l'on tient des propos favorables à la Révolution. Certains d'entre eux iront même jusqu'à adhérer à la loge maçonnique des « Amis de la Parfaite Union », fondée par des officiers français, dans la seconde moitié de l'année 1796 (59). Mais, à ce qu'il paraît, leur zèle jacobin s'arrête là.
En somme, les « jacobins » de Livourne se sont montrés fort sages au cours de la première occupation des soldats de la République, sans doute conformément aux v&brkbar;ux du commandement français.
Au total, si l'armée de Bonaparte a trouvé à Livourne beaucoup plus d'animosité que de sympathie, cela est dû pour une bonne part au fait que la Toscane, bien moins que d'autres régions d'Europe, voire d'Italie, était à « libérer ». Les réformes fondamentales avaient déjà été accomplies à l'époque d'un souverain éclairé, Pierre Léopold. De plus, les « libertés », les franchises livournaises, qui donnaient des avantages appréciables aux habitants du port toscan étaient pratiquement peu conciliables avec la liberté que les Français voulaient instaurer. Seuls des individus ne bénéficiant guère des avantages concédés par le « port franc », les « hommes à talent », comme, en particulier, quelques fortes individualités de la Nation juive , pouvaient souhaiter la destruction d'un Ancien Régime, qui pouvait prendre, pour eux, des aspects oppressifs.
(1) Zobi (A.), Storia civile della Toscana, Florence, 1851, T. III,
pp. 178-184 ; Michel (E.), « Napoleone a Livorno (27-29 giugno 1796) », Liburni civitas, a. IX, fasc. I, 1936, pp. 14-15 ; Godechot (J.), Les commissaires aux armées sous le Directoire, Paris, 1937, T.I., p. 469 et suiv. ; Mangio (C.), Politica toscana e rivoluzione, Momenti di storia livornese, 1790-1801, Pise, 1974, pp. 119-121.
(2) Filippini (J.P.), Il porto di Livorno e la Toscana (1676-1814), à paraître.
(3) Sonnino (G.), « Sentimenti e moti antifrancesi a Livorno alla fine del Secolo XVIII », Bollettino storico livornese, 1937, n. 2, p. 464.
(4) Mangio (C.), op. cit., p. 56.
(5) Mangio (C.), op. cit., pp. 62-72.
(6) Mangio (C.), op. cit., pp. 92-104.
(7) Mangio (C.), op. cit., pp. 19-20.
(8) Michel (E.), art. cit., p. 28.
(9) Michel (E.), art. cit., p. 16.
(10) Godechot (J.), op. cit., p. 462 ; sur l'hostilité des Livournais à l'égard de la Révolution française avant l'occupation de Livourne, cf. Mangio (C.), op. cit., pp. 52-61.
(11) Godechot (J.), op. cit., p. 478 ; Sonnino, art. cit., p. 125.
(12) Mangio (C.), op. cit., pp. 128-129.
(13) Mangio (C.), op. cit., p. 129.
(14) Mangio (C.), op. cit., p. 134.
(15) Nombreuses furent les menaces proférées contre les Juifs, comme en témoignent les rapports du « bargello » [le chef de la police de Livourne] des 29 juin, 8 juillet, 11 juillet, 12 juillet, 14 juillet, 9 août, 17 août et
8 novembre 1796, cités dans Mangio (C.), op. cit., p. 135. Le discours des ennemis des juifs est souvent le même : il annonce l'imminence du « châtiment » des juifs, en tout cas, dès le départ des Français ; ceux qui tiennent ces propos sont de petites gens : trois portefaix, un batelier, le frère d'un épicier, une marchande de légumes, un tailleur, un maçon, le tenancier d'un estaminet et un marchand de fromages, A.S.L. (Archivio di Stato di Livorno) Governatore e Auditore, Atti Economici F 3276.
(16) Sur l'antijudaïsme et l'antisémitisme à Livourne, cf. Filippini (J.P.), op. cit.
(17) Mangio (C.), op. cit., p. 124.
(18) Mangio (C.), op. cit., p. 122 ; selon Godechot, on ne put tirer des négociants livournais plus d'un million et demi de lires toscanes pour les marchandises anglaises en leur possession, Godechot (J.), op. cit., p. 468. Il n'est pas à exclure que certains agents se soient appropriés les trois cent mille lires qui manquent.
(19)Michel (E.), art. cit., pp. 30-31.
(20) Sonnino (G.), « Sentimenti », art. cit., p. 116 et suiv.
(21) Divers rapports du « bargello » relatent ces manifestations verbales d'hostilité aux Français, qui ne tirent vraiment pas à conséquence. Ainsi, le 8 novembre 1796, par exemple, un maître charpentier et un barbier napolitain, des « mauvais sujets », se vantent de pouvoir, avec leurs amis, « régler leurs comptes » aux soldats français restés à Livourne ainsi qu'à leurs amis juifs, A.S.L. Governatore e Auditore, Atti economici F 3276.
(22) Mangio (C.), op. cit., p. 127.
(23) Voir note 21.
(24) Mangio (C.), op. cit., p. 132.
(25) Rapport du « bargello » du 5 octobre 1796, A.S.L. Governatore e Auditore, Atti economici F 3276 ; Mangio (C.), op.cit., p. 133.
(26) Mangio (C.), op. cit., p. 131-133.
(27) Mangio (C.), op. cit., p. 133.
(28) Sonnino (G.), art. cit., p. 128.
(29) Mangio (C.), op. cit., p. 140.
(30) Lettre du général de Lavillette, gouverneur par intérim de Livourne au secrétaire d'Etat Seratti, 3 juillet 1796, A.S.L. Governo, copialettere, F. 987 fol. 197 r.
(31) Godechot (J.), op. cit., p. 479 note 2.
(32) Rapport du « bargello », 6 août 1796, A.S.L. Governatore e Auditore, Atti economici F 3276.
(33) Rapport du « bargello », 24 octobre 1796, ibidem.
(34) Rapport du « bargello », 17 septembre 1796, ibidem.
(35) Sur les « mauvais sujets » portant la cocarde tricolore, lettre du gouverneur par intérim de Lavillette à Seratti, 2 juillet 1796, A.S.L. Governo, copialettere, F 987 fol. 189 v° ; cf. également le rapport du « bargello » du 29 novembre 1796, A.S.L. Governatore e Auditore, Atti economici F 3276.
(36) Mangio (C.), op. cit., p. 139 note 106.
(37) Le profit qu'il en tire est fort minime : à peine 30.838 lires toscanes, Godechot (J.), op. cit., p. 467 note 5 ; sur le véritable profiteur de la saisie des marchandises anglaises, la Compagnie Flachat, cf. Pinaud (P.F.), « Les fournisseurs et le diplomate en Toscane pendant le Directoire : Flachat, Redon de Belleville », Bulletin de la Faculté des Lettres de Mulhouse, Fasc. XIX, pp. 86-102.
(38) Sur Salomon Cohen Bacri, cf. Filipini (J.-P.), op. cit.
(39) Godechot (J.), op. cit., p. 470.
(40) Mangio (C.), op. cit., p. 135.
(41) Ibidem.
(42) Filippini (J.-P.), op. cit.
(43) Mangio (C.), op. cit., pp. 93, 98 et 147.
(44) Mangio (C.), op. cit., p. 137.
(45) Sonnino (G.), « Gli ebrei a Livorno nell'ultimo decennio del secolo XVIII », tiré à part de La Rassegna mensile d'Israel, 1937, n. 1-2, p. 13.
(46) Sonnino (G.), « Gli ebrei », art. cit., pp. 11-16.
(47) Filippini (J.-P.), op. cit.
(48) G.-B. Santoni, Memorie patrie, T. I, p. 124, cité dans Mangio (C.), op. cit., p. 129 note 58.
(49) Mangio (C.), op. cit., p. 137 ; Filippini (J.-P.), « Moïse Triomfo, da rigattiere irrequieto a giacobino deciso : un ebreo che vuole diventare qualcuno », à paraître dans Ricerche storiche.
(50) Mémoire des Massari, présenté par le chancelier de la Nation juive, le 7 juillet 1796, A.S.L. Governatore e Auditore, Atti Economici F 3276, cité dans Mangio (C.), op. cit., p. 138.
(51) Godechot (J.), op. cit, p. 464 ; Mangio (C.), op. cit., pp. 88-89, 137-138.
(52)Mangio (C.), op. cit., p. 142.
(53) Mangio (C.), op. cit., p. 129 note 58.
(54) Mangio (C.), op. cit., pp. 140-141.
(55) Mangio (C.), op. cit., p. 139.
(56) Mangio (C.), op. cit.
(57) Mangio (C.), op. cit., p. 138.
(58) Mangio (C.), op. cit., pp. 141-144.
(59) Mangio (C.), op. cit., pp. 141-142. Francovitch (C.), « La loggia massonica degli amici della Perfetta Unione (1796) », Rivista di Livorno, 6, 1951, pp. 341-350.
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