LA LIBERTÉ EN ITALIE
L'armée d'Italie Composition, organisation, état d'esprit
Lieutenant-colonel Gilbert BODINIER
Chef de la division « Communication »
au Service historique de l'Armée de Terre
Dans le plan de Carnot, l'armée d'Italie ne devait jouer qu'un rôle secondaire, en fixant un maximum de forces de l'Autriche, soucieuse de protéger la Lombardie. L'effort principal devait être effectué par les deux armées de Sambre-et-Meuse et de Rhin-et-Moselle, chargées de marcher sur Vienne en empruntant la vallée du Main. Mais Bonaparte s'affranchira très vite du rôle subalterne qu'on lui avait confié, en mettant à profit ses premiers succès pour élargir le cadre de sa mission, et aller outre les directives qu'il avait reçues. Il s'en était d'ailleurs justifié, à l'avance, dans une note du 19 janvier, dans laquelle il avait pris soin d'indiquer : « Au reste, comme la guerre en Italie dépend absolument de la saison, chaque mois exige un plan de campagne différent. Il faut que le gouvernement ait une confiance entière dans son général, lui laisse une grande latitude et lui présente le but qu'il veut remplir ».
La nomination de Bonaparte
La nomination de Bonaparte à l'armée d'Italie fut une surprise pour cette armée. Il était peu connu et ne jouissait d'aucune réputation militaire. Certains généraux de l'armée d'Italie, notamment Augereau et Masséna ce dernier général de division plus ancien que lui acceptaient mal cette nomination en étant persuadés qu'ils avaient autant de mérite que lui, sinon davantage, pour assurer un tel commandement. Les soldats ne se montrèrent guère plus enthousiastes. Quand Vigo-Roussillon vit Bonaparte pour la première fois, il eut du mal à croire qu'il était en présence du commandant en chef de l'armée : « Son extérieur, son costume, sa tenue ne nous séduisirent pas [...] petit, maigre, fort pâle, avec de grands yeux et les joues creuses, des cheveux longs tombant des tempes jusqu'aux épaules et formant, comme on disait, des oreilles de chien. À cette époque les généraux étaient souvent choisis par les représentants du peuple. Les qualités physiques, l'extérieur, déterminaient leur choix plus que les aptitudes militaires dont ils étaient incapables d'apprécier la valeur. » (2)
Le dévouement des soldats à Bonaparte viendra assez tard. Personne ne cherchera à mourir pour lui à Arcole. La nomination de Bonaparte a beaucoup surpris parce qu'il n'avait jamais exercé de commandement, pas même celui d'un régiment. Tous les autres commandants en chef, même s'ils étaient passés très vite dans certains grades, avaient commandé des brigades et des divisions avant d'accéder au commandement en chef.
Ceux qui commandaient les armées à cette époque
Hoche, Jourdan, Moreau, Pichegru et Kellermann jouissaient alors d'une bonne réputation. Suchet, alors chef de bataillon, déclara publiquement : « Ce Corse n'a d'autre réputation que celle d'un bon chef de pièce ; comme officier général, il n'est connu que des Parisiens. Cet intrigant ne s'appuie sur rien. » (3)
Mais si Bonaparte n'avait aucune réputation en matière de commandement, il connaissait bien le théâtre d'opérations de l'armée d'Italie : il avait, en effet, été le commandant de l'artillerie de cette armée, de mars 1794 à mars 1795. Dans l'exercice de cette fonction, il avait à plusieurs reprises conseillé le chef de cette armée, notamment du Merbion qui écrivait, après le combat de Dego, du 21 septembre 1794 : « C'est au talent du général d'artillerie que je dois les savantes combinaisons qui ont assuré nos succès ». Il avait rédigé de nombreux mémoires qu'il avait envoyés au gouvernement et il les appliquera d'ailleurs en partie, notamment celui de juillet 1795. Barras et Carnot n'ont donc pas seulement voulu récompenser le général du 13 vendémiaire mais ont choisi un homme tout à fait qualifié pour remplacer Schérer qui se montrait incapable de mettre en oeuvre les projets du Directoire.
L'armée d'Italie en mars 1796
L'armée d'Italie est issue de l'armée du Midi créée le
13 avril 1792, commandée alors par Montesquiou qui, à sa tête, fit la conquête de la Savoie. Elle donna naissance le ler octobre 1792 aux armées des Pyrénées et des Alpes et cette dernière fut ensuite divisée en armée de Savoie, appelée peu après armée des Alpes, et d'Italie, le ler novembre suivant. Elle fut renforcée à la fin de l'année 1793 par une partie de l'armée qui assiégeait Toulon et venait d'être dissoute puis en septembre 1795, par quatre divisions, comptant 16 239 hommes, provenant de l'armée de Pyrénées Orientales. Elle était commandée par Schérer depuis le 29 septembre 1795, celle des Alpes l'était par Kellermann. La démission de Schérer ayant été acceptée le 2 mars 1796, Bonaparte fut nommé à cette date et prit le commandement de l'armée, à Nice, le 27 mars. Cette armée était à l'image de son nouveau chef, elle ne jouissait d'aucune réputation militaire on l'a même qualifiée d'armée au rebut commandée par un général au rabais ne s'étant illustrée par aucune victoire retentissante. Elle avait bien obtenu un succès important à Loano, le 24 novembre 1795, mais celui-ci n'avait pas été exploité. Cependant il s'agit d'une armée bien aguerrie par les combats de montagne qu'elle menait depuis plusieurs années. Les soldats sont dans leur majorité originaires du Midi car ils proviennent pour la plupart des bataillons de volontaires. À cette époque le particularisme des bataillons royaux et des bataillons de volontaires a disparu.
Le 7 janvier 1796, un second amalgame avait été ordonné, ayant pour objet de refondre les demi-brigades dont beaucoup n'avaient plus que des effectifs insuffisants.
Effectifs
Dans le plan de Carnot, du 8 janvier 1796, les effectifs de l'armée d'Italie étaient fixés à 70 000 hommes, ceux des armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin-et-Moselle à 10 000. En mars 1796, l'effectif théorique de l'armée d'Italie était de 116 626 hommes, mais on comptait 51 665 indisponibles, dont 38 119 malades ; elle était en fait réduite à 66 483 hommes, dont 24 170 constituaient des troupes de garnison stationnant sur les arrières de l'armée, répartis dans les trois divisions territoriales de Toulon, Nice et Oneille. Bonaparte modifia la composition de l'armée, notamment en diminuant les effectifs des divisions de réserve pour augmenter ceux des quatre divisions de bataille :
la division La Harpe passa de 8 140 à 8 414,
la division Meynier de 8 544 à 9 526,
(Ces deux divisions constituent une avant-garde sous Masséna)
la division Augereau de 8 576 à 10 117,
la division Sérurier de 7 202 à 9 448.
Cette dernière division, immobilisée dans la vallée du Tanaro, ne participera pas aux premières opérations. Bonaparte ne disposait donc guère que de 28 000 hommes pour mener celles-ci. L'armée sarde comptait 30 000 hommes et les Autrichiens avaient des forces équivalentes. Bonaparte ne cessera de harceler le Directoire pour obtenir des renforts, d'ailleurs en sous-estimant ses effectifs dans ses demandes, qu'il finira par obtenir, mais tardivement. Au début de l'année 1797, il disposera d'une nette supériorité numérique sur l'archiduc Charles.
L'état-major
En même temps qu'il réorganisait l'armée, Bonaparte remplaça rapidement les généraux qui ne donnaient pas satisfaction.
Il avait choisi comme chef d'état-major Duvigneau, qui avait servi en cette qualité à l'armée de l'Intérieur, mais Duvigneau refusa ce poste. C'est finalement Berthier qui remplaça Gaultier de Kervegen l'ancien chef d'état-major de Schérer. Les qualités de Berthier sont trop connues, ainsi que la sévérité des jugements portés sur lui par Napoléon à Sainte-Hélène, pour quelles soient rappelées. Dès le 6 mai, Bonaparte louait ses mérites auprès du Directoire en ces termes : il « a toujours passé la journée auprès de moi au combat et la nuit à son bureau, il est impossible de joindre plus d'activité, de bonne volonté, de courage et de connaissances. Je lui ai, à juste titre, rendu la moitié des choses flatteuses et honorables que vous m'exprimez dans vos lettres ». Le même jour, Salicetti, commissaire du pouvoir exécutif écrivait : « C'est à son zèle infatigable, à son activité, à son énergie, et à ses talents militaires et vraiment précieux que sont dûs en grande partie nos succès ». Le sous-chef d'état-major, l'adjudant général Vignole, était la doublure de Berthier.
Les généraux de division
Bonaparte dispose de quatre bons généraux de division :
Augereau : très bon man&brkbar;uvrier et bon tacticien, brave, aimé du soldat qu'il entoure de soins, par ailleurs retors, brutal et vaniteux ;
Masséna : général d'inspiration et d'instinct, transfiguré par le combat, rusé et brave, mais s'occupant peu de sa troupe en dehors du combat. Ses qualités d'homme de guerre, comme pour Augereau, étaient ternies par de nombreux défauts, notamment le goût excessif de l'argent ;
La Harpe, originaire de Suisse. Bonaparte lui accordait toute sa confiance, mais il fut tué dès le 10 mai 1796 ;
Sérurier : bon général, mais souvent malade.
Les autres généraux de division étaient médiocres, Bonaparte les relégua rapidement dans des postes sédentaires :
Meynier, ancien officier de fortune, nommé commandant de place dès le 29 avril ;
Garnier, qui avait commencé sa carrière en commandant un bataillon de Fédérés à l'attaque des Tuileries, reçut le commandement d'une division côtière le même jour ;
Macquard, ancien officier de fortune, fut pourvu d'un commandement de place à la même époque.
Dans une lettre au Directoire du 14 août 1796, Bonaparte écrivait qu'Abattuci n'était pas bon à commander cinquante hommes, Garnier, Meynier et Casabianca pas bons à commander un bataillon, Macquart est brave homme mais n'a pas de talents, Gaultier n'est bon que pour un bureau, Sauret est très bon soldat mais n'est pas assez éclairé pour être général et n'est pas assez heureux. Despinoy est mou, sans activité, sans audace, n'est pas aimé du soldat, mais a de la hauteur d'esprit et des principes politiques sains et est bon à commander à l'Intérieur. Il était très bien à Milan mais a très mal réussi à la tête de sa division.
Faute de recevoir de bons généraux, qu'il avait demandés, Bonaparte va alors distinguer des généraux qui ont montré des talents comme Guleu et Joubert.
L'infanterie
L'infanterie constitue l'essentiel de l'armée d'Italie, ce qui d'ailleurs correspond tout à fait à la nature du théâtre d'opérations. Bien aguerrie par le combat de montagne qu'elle pratique depuis plusieurs années, elle est robuste.
Bonaparte lui demande beaucoup et même un peu trop, ainsi Augereau lui écrit le 10 septembre 1796 : « Vous n'ignorez pas que ma troupe a fait 28 milles hier, et qu'il y a neuf jours qu'elle court dans les montagnes : elle n'est pas ralliée, elle est harassée et incapable de faire un mouvement dans ce moment [...] Il serait à désirer que le soldat s'accoutume à ne pas manger et qu'il eût des ailes pour voler ». Elle combat volontiers en tirailleurs, se bat rarement en ligne et charge en colonne, mais dans une bataille rangée, elle pratique l'ordre mixte avec alternance de bataillons en ligne et en colonnes.
Schérer a d'ailleurs prescrit cette forme de combat dans une instruction qui fut diffusée aux troupes.
La cavalerie
La cavalerie est peu nombreuse, elle compte 5 868 hommes mais 3 000 seulement sont disponibles et elle est médiocre. On a même dû renvoyer les régiments dans les plaines du Rhône et de la Durance pour se refaire. Le
22e chasseurs, avec ses deux cents chevaux de Camargue, seulement pourvus de fers aux pieds de devant, était la meilleure unité. Si dans le combat de montagne elle était de peu d'utilité, il en ira différemment lorsque l'armée débouchera dans la plaine du Pô. Elle disposait d'un bon chef, le général Stengel. Il avait malheureusement la vue basse et fut mortellement blessé à Mondovi. Bonaparte ne disposait de personne pour le remplacer, le général Beaumont était médiocre et peu actif et Bonaparte préférait utiliser les talents de Kilmaine, par ailleurs en mauvaise santé, aux besognes du cabinet secret.
L'artillerie
L'artillerie était également insuffisante. Bonaparte réclama avec insistance l'envoi de six compagnies d'artillerie légère. À plusieurs reprises il se plaignit avec véhémence de la mauvaise volonté des bureaux de l'artillerie à satisfaire ses demandes. Ceux-ci estimaient à 6 421 le nombre des canonniers mais Bonaparte ne disposait guère que de 1 000 hommes répartis en dix-neuf compagnies à pied et n'avait aucune compagnie à cheval. Le parc était assez bien pourvu mais, faute de chevaux et de mulets, on ne pouvait acheminer les pièces sur le théâtre d'opérations. On ne disposait que d'une cinquantaine de bouches alors qu'une centaine de pièces était immobilisées sur les arrières de l'armée. Bonaparte ne disposait guère que d'un canon pour mille hommes alors qu'il aurait souhaité que cette proportion fût de quatre ou cinq. C'est la capture des pièces autrichiennes, dont le calibre était identique à celui du système Gribeauval, qui permit de renforcer sensiblement l'artillerie de l'armée. Malgré ses faiblesses, elle joua un rôle important dans plusieurs batailles grâce à sa bonne utilisation, ainsi à Lodi où les trente canons français surclassèrent l'artillerie autrichienne. Bonaparte répartissait les pièces de façon très variable entre la réserve et les divisions et l'utilisait au combat suivant les circonstances.
Le commandant de l'artillerie était Duiard, qui avait succédé à Bonaparte dans cet emploi. Il en fut écarté le 13 mai en étant nommé commandant de l'artillerie de la côte et remplacé par Sugny, puis celui-ci par Lespinasse qui fut un excellent chef de l'artillerie.
Le Génie
L'armée qui aurait dû compter 3 200 sapeurs et
100 mineurs, n'en avait guère que 2 000 et, en outre, la qualité faisait défaut. Bonaparte se plaignait à Carnot le 16 avril 1796 qu'il n'y avait aucun officier sortant de l'École de Mézières et « pas un officier qui ait fait un siège ou qui ait été employé dans une place fortifiée. Vous pouvez, ajoutait-il, concevoir mon désespoir, je dirais presque ma rage, de ne pas avoir eu un bon officier du Génie sur le coup d'&brkbar;il duquel je puisse compter. » Il obtint finalement un renfort d'officiers commandés par Barral. Au siège de Mantoue, il substitua au général Vital, peu actif, Chasseloup-Laubat, l'un des meilleurs officiers de cette arme.
L'armée d'Italie disposait aussi de deux compagnies de pontonniers mais elles manquaient de moyens qui étaient indispensables pour franchir les rivières de la plaine du Pô. On y remédia en saisissant sur place des embarcations. En juin, l'armée disposait d'un équipage de pont satisfaisant commandé par un excellent officier : Andréossy.
LES PROBLÈMES DE L'ARMÉE D'ITALIE
Le ravitaillement
Le ravitaillement était le point noir de l'armée d'Italie. Cette situation était d'ailleurs ancienne et provenait de deux raisons essentielles : la région est pauvre et ne peut guère être mise à contribution, les moyens de transports sont insuffisants et l'acheminement des vivres est particulièrement difficile en raison du relief montagneux du théâtre d'opérations : il fallait vingt jours pour acheminer des subsistances de Nice à Tortone. On aurait pu y remédier partiellement par la voie maritime mais elle était peu sûre en raison de la présence des bâtiments anglais sur cette côte.
Pour expliquer l'insuffisance du ravitaillement, on incriminait aussi les commissaires des guerres, les employés et les entreprises chargées de fournir et de transporter les vivres. Dans un rapport du 23 février 1796, un mois avant l'arrivée de Bonaparte, Reboul rapportait que : « La masse des employés y est dirigée vers un but unique, celui de s'enrichir à quelque prix que ce fût. Son dogme fondamental est qu'il faut faire sa fortune en six mois (...). En outre : « Aux voleurs par inclination se sont joints les voleurs par besoin ». Un procédé couramment utilisé pour s'enrichir était de diminuer la quantité des rations.
Dans une lettre du 28 avril 1796, adressée au Directoire, Bonaparte incriminait lui aussi la médiocre qualité du personnel chargé de diriger les approvisionnements. Il demanda l'envoi « d'un commissaire ordonnateur en chef, habile et de génie. Je n'ai que des pygmées qui me font mourir de faim dans le pays le plus riche de l'univers ». Il remplaça Sucy par Chauvet, un intime de sa famille, mais celui-ci mourut peu après. Lambert qui lui succéda n'était pas à la hauteur de sa tâche, Denniée qui fut nommé à ce poste, ne rejoignit que le 9 juillet.
Nombre de gardes-magasins, inspecteurs, sous-inspecteurs et sous-intendants se livraient à d'horribles concessions. Chauvet en fit arrêter quelques-uns. À cette époque, Salicetti écrivait au Directoire : « L'administration était si horriblement gangrenée » qu'on n'a pu encore tout
corriger, mais « peu à peu les dilapidateurs seront démasqués » (4).
Le 7 avril, Bonaparte prescrivit, non sans démagogie d'ailleurs, au commissaire ordonnateur Lambert de faire arrêter Michel et un garde-magasin : « Il est important, citoyen commissaire qu'aucun fripon ne puisse s'échapper... Depuis assez longtemps les soldats et les intérêts de la patrie sont la proie de la cupidité. Un exemple est nécessaire en tout temps et particulièrement à l'entrée de la campagne. »
En dépit des directives énergiques de Bonaparte, l'armée continua à vivre difficilement. Au début du mois d'avril, Sérurier se plaignait que sa division était réduite à la demi ration, en outre la viande fraîche et le fourrage faisaient défaut. Celle de Garnier manquait de chaussures mais les commissaires des guerres rétorquèrent qu'ils avaient sorti assez d'effets pour habiller toute l'armée, que les soldats revendaient leurs souliers et marchaient pieds nus pour en recevoir d'autres.
La pénurie du ravitaillement n'était d'ailleurs pas propre à l'armée d'Italie et les approvisionnements ne furent jamais entièrement satisfaisants. Le 23 novembre, Denniée indiquait qu'il n'y avait plus de fourrages, la viande n'était pas livrée, faute d'être payée, il manquait aussi 15 000 paires de souliers. Le 28 novembre, le commissaire Leroux écrivait : « Le service est en général dans un état désastreux et inquiétant ». Les magasins étaient vides et il stigmatisait les dilapidations dans les hôpitaux, la carence des chefs de service et les malversations des commissaires des guerres.
On gardait les malades dans les hôpitaux faute de pouvoir les habiller. Par ailleurs les hôpitaux étaient de véritables mouroirs. En janvier 1796, la 21e demi-brigade perdit 600 hommes en vingt jours à la suite d'une épidémie. Installés dans de simples baraques, sur un peu de paille, les soldats ne recevaient aucun secours et ne pouvaient être évacués faute de moyens de transport.
Misère du soldat
Les conditions de vie du soldat étaient déplorables. Le 21 décembre 1795, Ritter, commissaire du Directoire, écrivait au directeur Letourneur : « Le volontaire est nu et réduit, la majeure partie du temps, au quart de la ration de pain. Toujours à la merci de la compagnie Lanchère (5) qui a si bien servi jusqu'ici à affamer nos armées ! Sans moyens de transport, sans argent, sauf celui provenant de quelques prises, pillé d'ailleurs par les Génois et autant par les fournisseurs et administrateurs de l'armée. Le service de l'habillement est le plus négligé de tous. »
Le représentant Daumesnil fit, le 30 mars 1796, un tableau tout aussi affligeant de l'armée : « L'armée va bien mal, point de pain, point de viande, point d'argent, et enfin tout nus, voilà comme nous sommes tous », tandis que les administrateurs insultent la misère du soldat et que « tous ces muscadins jouent l'or à plein chapeau ». « Les chevaux sont sans fourrage » et les soldats « réduits au quart de pain dans les montagnes et bien souvent à cinq ou six onces de châtaignes » (6).
Les officiers n'étaient guère mieux lotis : ils étaient en haillons et maraudaient avec les soldats. Les officiers subalternes marchaient à pied, le sac au dos. Beaucoup de généraux n'étaient pas montés.
Indiscipline et pillage
Cette misère expliquait largement la maraude à laquelle se livraient les soldats, mais celle-ci se transformait parfois en opérations de pillage. Le 20 avril 1796, l'adjudant général Franceschi rendit compte au commandant en chef que « Dans tous les villages, dans toutes les maisons de campagne, dans tous les hameaux, tout est pillé et dévasté... On enlève au malheureux habitant d'une chaumière ses draps de lit, ses chemises, ses hardes, ses souliers, tout enfin !... S'il ne donne pas d'argent, on l'assomme... Partout l'habitant fuit... des enfants pleurent et crient après du pain ». Bonaparte écrivit au Directoire le 24 avril suivant : « Je ramènerai l'ordre ou je cesserai de commander à ces brigands », et le 9 mai à Carnot : « il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent pas se commander. »
La pratique du pillage ne s'arrêta pas après les premières victoires. En novembre 1796, le général Vaubois écrit que six cents soldats se sont désintéressés du combat pour se livrer au pillage. Joubert disait qu'il commandait à des bandes de brigands, il menaça, en vain, de faire exécuter les plus coupables. Lors de la reprise de Vérone, on accorda une prime de vingt livres à chaque soldat, à condition de ne pas saccager la ville, ce qui coûta 1 800 000 livres au trésor de l'armée.
L'indiscipline de l'armée était proverbiale mais elle n'aurait pas trop nuit à l'autorité de ses chefs : la fraternité d'opinion et de langage remplaçait la discipline assure-t-on (7). Cependant Masséna signala des refus d'obéissance et Augereau écrit le 15 août 1796, que l'armée était « une masse d'hommes sans ordre ni discipline ». On signale à plusieurs reprises des manifestations d'insubordination à caractère royaliste. Le 9 avril 1796, Bonaparte écrivait que l'on chantait des chansons chouanes et contre-révolutionnaires et que l'on avait constitué une compagnie du Dauphin. Il fit traduire devant un conseil de guerre deux officiers accusés d'avoir crié : « Vive le Roi ! ». Le 13e régiment de hussards fut licencié à cause de son mauvais état d'esprit et de son indiscipline. Un bataillon de la 205e demi-brigade qui s'était mutiné la veille de l'arrivée de Bonaparte à Nice fut cassé, les officiers renvoyés et les soldats répartis dans d'autres unités.
On comprend mal comment une armée dont le ravitaillement était mal assuré et la discipline médiocre pouvait prendre l'offensive et vaincre. Mais la situation des Austro-Sardes n'était pas tellement meilleure. L'armée sarde comptait 30 000 hommes, mais 17 000 seulement étaient sous les armes, pour un effectif théorique, avec les anciens, de 100 000 hommes. Les effectifs autrichiens étaient d'environ 60 000 hommes mais la moitié seulement était en première ligne. Les effectifs opposés aux 35 000 soldats de Bonaparte étaient donc d'environ 50 000. Les Autrichiens disposaient d'une bonne artillerie et d'une bonne cavalerie mais leurs troupes manquaient d'ardeur. Sulkowski raconte que lors de la prise du fort de la Chiusa di Pleta, en mars 1797, les canonniers autrichiens qui venaient d'être faits prisonniers, menacés de perdre la vie s'ils ne retoumaient pas leurs canons contre leurs camarades, exécutèrent cette prescription avec beaucoup d'efficacité.
CARACTÈRES ORIGINAUX
ET ÉTAT D'ESPRIT DE L'ARMÉE D'ITALIE
Sulkowski, l'un des aides de camp de Bonaparte, explique les succès de l'armée d'Italie par « deux qualités innées dans tous nos soldats, car elles font partie du caractère national, c'est l'agilité de leur physique et l'horreur qu'elles ont de l'opprobre ». Au moment du danger, le soldat préfère perdre la vie plutôt que d'être accusé d'ignominie (8). De son côté, le général Dommartin écrivait à ses parents le 12 août 1796 : « Vous ne pouvez vous faire une idée de l'intrépidité de nos soldats : ils courent sur l'ennemi sans compter sur sa force, et c'est avec cette ardeur que nous devons d'avoir été victorieux » (9).
Il y eut cependant de nombreuses défaillances au combat, non seulement individuelles, mais aussi collectives, notamment à l'époque de la bataille d'Arcole : « On ne se bat que nonchalamment et presque avec répugnance, les chefs militaires sont dégoûtés » écrit le commissaire du Directoire exécutif Garreau, le 13 novembre 1796. Ces faiblesses, qui sont discrètement voilées dans les rapports officiels, ont complètement disparu dans les récits officiels de la campagne d'Italie et de la légende napoléonienne.
Il fallut tout le talent de Bonaparte, qui n'était pas moindre dans le domaine de la propagande que dans celui de la tactique, pour remettre de l'ordre dans l'armée et améliorer son état d'esprit et son moral. Dans ses proclamations, il flatte le soldat : il est le premier à employer ce mot au lieu de citoyen fait appel à son sentiment de l'honneur, comme dans sa célèbre proclamation du 27 mars 1796 : « Soldats vous êtes nus, mal nourris ; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers, sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ? » Pour exciter leur zèle, il récompense les actions glorieuses, suscite l'émulation entre les corps en leur décernant des devises.
Au besoin, la vérité est quelque peu déformée. Après la victoire de Lodi, Bonaparte écrit qu'il a vaincu la totalité des forces autrichiennes, ce qui est faux. La proclamation, dans laquelle il offrit à l'armée les richesses de l'Italie et le paiement de la moitié de la solde en numéraire, par sa décision du 20 mai, furent pour beaucoup dans le relèvement du moral de cette armée et par l'attachement que lui témoignèrent par la suite les soldats de la campagne d'Italie. Aucun autre commandant d'armée ne réussit aussi bien que lui dans ce domaine.
On oppose volontiers l'état d'esprit de l'armée d'Italie à celui de l'armée du Rhin. Dans la première, les chefs étaient plus « plébéiens » que dans la seconde. Dans cette dernière : « on était soldat parce qu'on était citoyen ; à l'armée d'Italie, on se croyait citoyen et souvent on ne fut que soldat » (10).
L'armée d'Italie se distingua des autres armées par son jacobinisme militant. Le 2 décembre 1796, le général Baraguey d'Hilliers proposa au directeur Letourneur de prêter des soldats au Directoire pour sauver le gouvernement et la constitution. Après le succès des modérés et des royalistes lors du renouvellement du tiers des conseils aux élections d'avril 1797, les armées envoyèrent des adresses au gouvernement pour l'assurer de leur soutien et menacèrent les royalistes des pires représailles s'ils relevaient la tête. À l'armée d'Italie, elles furent initiées par Bonaparte lui-même. Dans sa proclamation du 14 juillet, il donna aux troupes un canevas qu'elles recopièrent. Les adresses les plus enflammées provenaient de la division d'Augereau, elles s'en prenaient violemment aux « scélérats émigrés, au regard furieux et menaçant, avides de sang, frénétiques, rusés, perfides et lâches » (11). Le général Dumas envoyant à Augereau la lettre adressée par une unité au Directoire, ajoutait : « Les soldats sous mes ordres ont mis le plus grand empressement à la signer (...) On peut tout tenter avec des hommes amants de la liberté ».
L'armée d'Italie comptait de nombreux jacobins parmi ses chefs, notamment Augereau, qui exécuta le coup d'État du 28 fructidor.
Les adresses de la division Bernadotte, qui venait de l'armée du Rhin, furent beaucoup plus modérées. L'armée de Sambre-et-Meuse fut beaucoup plus lente que celle d'Italie à envoyer les siennes. Celles de l'armée des Alpes furent adressées tardivement. L'armée du Rhin, de Moreau, à l'exception de quelques soldats qui rédigèrent des adresses à titre individuel, n'envoya rien.
L'armée d'Italie, à l'arrivée de Bonaparte, semblait présenter davantage de points faibles que de points forts. Ses faiblesses venaient notamment de la médiocrité du ravitaillement qui avait entrainé une grande misère de l'armée, de l'insuffisance des effectifs, notamment dans les armes de la cavalerie et de l'artillerie. Tout le génie de Bonaparte consistera à donner un esprit offensif à cette armée qui piétinait depuis plusieurs années. Les moyens mis en &brkbar;uvre furent à la fois matériels et affectifs. Bonaparte était aussi habile dans le domaine de la propagande que dans celui de la tactique. L'armée prit rapidement confiance en elle après ses premiers succès. Mais si Bonaparte apporte beaucoup à l'armée d'Italie, il lui doit aussi beaucoup : elle fut le révélateur de ses qualités militaires et est à l'origine de sa popularité et de son ambition.
(1) Delmas (lieutenant-colonel Jean), Lesoueff (lieutenant-colonel Pierre), Napoléon chef de guerre. La formation militaire et la première campagne d'Italie, p. 177.
(2) Vigo-Roussillon (François). Grenadier de l'Empire. Journal de campagne (1793-1837), 1981, pp. 29-30.
(3) Souvenirs militaires et intimes du général vicomte de Pelleport,
t. 1, 1857, p. 38.
(4) Arch. Nat. AF III 185.
(5) La plus tristement célèbre des entreprises chargées des charrois. Elles furent militarisées par Napoléon qui créa le train d'artillerie et le train des équipages.
(6) Arch. Nat. AF III 185.
(7) Pascal (Adrien), Histoire de l'Armée et de tous les régiments (...), 1847, t. II, p. 389.
(8) Id. pp. 207-208.
(9) Besancenet (A. de), Un officier royaliste au service de la République, 1876, p. 121.
(10) Colbert de Chabanais, Mémoires touchant à la vie du général Auguste Colbert, t. 1, pp. 74-75.
(11) Bertaud (Jean-Paul), La Révolution armée. Les soldats citoyens et la Révolution française, 1979, p. 329.
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