La 1ere campagne d'Italie-La saisie des oeuvres d'art

 




LA LIBERTÉ EN ITALIE

La saisie des oeuvres d'art

Édouard POMMIER
Inspecteur Général honoraire des Musées de France




« J'avais envie d'exiger, dans le traité que nous venons de conclure, un fort beau tableau de Gérard Dow (sic) que possède le Roi et qui passe pour un des chefs-d'oeuvre de l'école flamande, mais je n'ai pas su comment placer le tableau dans un armistice, et j'ai craint qu'il n'y parut une nouveauté bizarre, surtout ayant la forteresse de Coni pour pendant. »

Cette déclaration qui eût pu passer en d'autres temps pour l'expression d'une admiration sincère mais anodine, à l'égard du peintre hollandais G. Dou, revêt, dans les circonstances où elle a été prononcée, une apparence d'extravagance qui invite à une courte méditation, il faut se remémorer cet instant chargé de tensions extraordinaires : moins de trois semaines après le début de la campagne d'Italie, Bonaparte, dont la mission est de vaincre l'Autriche avec une armée relativement faible en effectifs et mal équipée, a réussi à disperser les forces piémontaises, et à contraindre son adversaire à accepter un armistice dont les clauses sont négociées dans la nuit du 26 au 27 avril 1796, à Cherasco. C'est au cours du dîner qui, après la conclusion de l'accord, réunit les officiers français et piémontais, que Bonaparte se laisse aller à cette singulière confidence rapportée par un témoin oculaire.

Au moment où la campagne à peine engagée vient de connaître un premier succès qui n'en garantit pas encore l'issue triomphale, et où le sort a donné un signe favorable, Bonaparte, parfaitement conscient des écrasantes responsabilités que lui a confiées le gouvernement de la République, fait surgir, au fil d'une conversation à la fois grave et détendue, le nom d'un peintre hollandais du XVIIe siècle, Gérard Dou.

Cette évocation n'a, en fait, rien de particulièrement insolite ; c'est une référence très claire à la pratique officielle des saisies d'oeuvres d'art dans les pays occupés ou vaincus par les armées de la République, pratique qui n'a rien à voir avec un pillage spontané, mais qui est la conséquence logique d'une idéologie de la création artistique, élaborée au début de 1794 et traduite dans une série de mesures décidées par la Convention et appliquées selon ses instructions par les responsables militaires au cours de l'été 1794, après la victoire de Fleurus et l'occupation de la Belgique.

I

Il apparaît important d'essayer de déterminer dans quelles circonstances et selon quelles modalités s'est formée et développée cette « grande politique » des saisies d'oeuvres d'art à l'étranger, qui, de l'an II à l'an VI, des jacobins fiévreux de la Convention et bourgeois cyniques du Directoire, constitue une des lignes de force les plus singulières et les plus révélatrices de la Révolution.

Le discours idéologique, qui génère cette politique, se noue dans les premiers mois de 1794. Coup sur coup, l'Instruction sur la manière d'inventorier et de conserver, dans toute l'étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l'enseignement, dite « Instruction de l'An II », rédigée en février sous l'autorité de la Commission contemporaine des Arts créée par la Convention, et l'opuscule Quelques idées sur les Arts, que François Boissy d'Anglas adresse le 25 pluviôse an II (13 février 1794) à la toute puissante assemblée, constituent une doctrine cohérente sur l'héritage artistique légué par l'Ancien Régime à la Révolution : ce « vaste et superbe héritage », devenu le bien commun de tous les citoyens, rendus responsables de sa conservation, est maintenant considéré comme un élément essentiel de la gloire de la France et un garant de sa suprématie intellectuelle, au nom d'une idéologie qui associait le génie des Arts au génie de la Liberté, et faisait des arts, des lettres et des sciences, les annonciateurs, les soutiens et les promoteurs de la Liberté ! Et déjà dans cet « apanage des siècles » que la France était appelée à gérer, Boissy d'Anglas réunissait idéalement au patrimoine français les trésors de l'Antiquité et de la Renaissance. D'autre part, la Convention avait proclamé sa volonté, par les décrets des 19 novembre et 15 décembre 1792, d'étendre la Liberté aux peuples étrangers. Ces prises de position et ces mesures préparaient la France de la Révolution, première et seule nation à se considérer comme successeur légitime de la Grèce antique, à revendiquer l'héritage du Patrimoine de l'humanité.


C'est dans ces circonstances, caractérisées par l'identification de la cause de la Liberté et de la conservation des « monuments du génie », reconnus comme les « créanciers » de la Révolution, que les artistes prennent la parole et tirent de cette doctrine une conséquence extraordinairement audacieuse, en affirmant le droit de la France à devenir l'héritière des chefs-d'oeuvre de la Grèce et à réaliser la réunion et l'unité du patrimoine de l'Europe. Tout se noue au même moment. Le 6 pluviôse an II (25 janvier 1794), la « Société populaire et républicaine des arts » donne mandat à deux de ses membres de faire un rapport sur l'état des moulages de la salle des antiques du Louvre, ces « morceaux propres à servir de modèles aux artistes ». Le rapport demandé est présenté dès le 9 pluviôse (28 janvier) par le peintre Wicar, rentré de Rome après les incidents tragiques de janvier 1793, et à qui l'amitié de David et les connaissances acquises à la faveur d'un long séjour en Italie donnent une autorité certaine. Le texte a heureusement été publié par Détournelle, dans le troisième numéro de son journal Aux armes et aux arts daté du 16 ventôse an II (6 mars 1794). Il mérite une longue citation, car il donne au discours sur la résurrection de la Grèce une inflexion tout à fait nouvelle :

« après avoir examiné attentivement les objets antiques... nous avons gémi de l'état déplorable dans lequel ils se trouvent pour la plupart ; nous avons cru être au milieu d'un champ de bataille, où la liberté vaincue a laissé çà et là ses débris expirants, pour laisser à la postérité le triste témoignage de la barbarie de ses vainqueurs ; tandis que l'aristocratie, debout et triomphante, semblait nous menacer.

« O mânes des vainqueurs de Marathon, de Salamine et de Platée, nous sommes-nous écriés, en soupirant ! Recevez l'hommage de jeunes artistes d'un pays où les premiers rayons de la liberté annoncent déjà à l'univers qu'il est prêt à venger les outrages qu'une chaîne de siècles barbares a appesanti (sic) sur tout ce qui attestait votre grandeur. Recevez-en le serment solennel ; ils jurent de ramasser soigneusement ces précieux débris ; ils en composeront d'éternels monuments à la gloire de leurs braves défenseurs et à la vôtre...

« Citoyens, j'entends cette même liberté, ses mâles accents retentissent dans mon âme ; elle nous promet de nouvelles victoires ; elle nous indique le lieu où jadis elle opéra tant de merveilles ; elle nous commande d'y voler et de terrasser les monstres qui souillent aujourd'hui l'heureux climat qu'elle habitait autrefois ; et de la même main, de cette main triomphante, enlever les restes de sa splendeur. C'est pour nous que le temps les a respectés, n'en doutez pas. Oui, elle nous l'assure ; il n'y a que nous qui puissions les apprécier, et nous leur élèverons des temples dignes d'eux et de leurs illustres auteurs.

Ah, quelle joie ! Quelle inspiration divine nous transporte ! Oh, siècle à jamais mémorable ! Il va donc se réunir au nôtre, et nos principes immuables, en se confondant avec les siens, nos victoires, avec ses lauriers, nous anéantirons pour jamais de notre mémoire le souvenir du despotisme. »

Commencé dans la tonalité d'un lamento funèbre, le discours de Wicar s'achève comme un hymne de victoire. Ce qu'il faut en retenir, c'est d'abord l'affirmation de la fraternité à travers les siècles, de la Grèce antique et de la France de la Révolution, qui l'une et l'autre incarnent la liberté dans l'Histoire. Cette liberté, sans cesse menacée, est promise, par la puissance de la République, à une victoire définitive sur le despotisme. Le plus étonnant, peut-être, est que cette vision s'envole d'un constat banal : une collection de moulages abandonnée et dégradée, dont la ruine même est le symbole d'une défaite de la liberté sous les coups des despotes. Mais la République est appelée à venger cet affront, à libérer la Grèce opprimée, à recueillir les productions de son génie : « La liberté nous commande d'enlever les restes de sa splendeur. C'est pour nous que le temps les a respectés. Il n'y a que nous qui puissions les apprécier ». Affirmation littéralement inouïe : non seulement « le siècle mémorable d'Athènes va se réunir au nôtre », l'horizon grec est maintenant un espoir et même une certitude ; mais encore, la France a le droit, sinon même le devoir, de s'approprier les chefs-d'oeuvre produits par la Grèce antique : seul un peuple libre, celui de la Révolution, est digne de recueillir et de posséder les créations artistiques d'un autre peuple libre, le seul de l'histoire, le peuple grec.

D'une phrase, Wicar consacre la France héritière légitime des chefs-d'oeuvre de l'art grec. Il jette les bases d'un discours de la liberté qui aboutit à la fête de thermidor an VI. Certes, on pourrait penser que cette grandiose construction n'était inspirée que par une revendication très matérielle : dans une pensée esthétique qui restait dominée par un système de références aux « modèles », la régénération de l'art français ne serait possible que si la République mettait à la disposition de ses artistes les « modèles » par excellence, c'est-à-dire les chefs-d'oeuvre échappés au naufrage de l'art antique. Cette convoitise est certainement présente à l'esprit de Wicar ; mais le phénomène, nouveau et capital, est bien qu'il la dissimule sous un montage idéologique si convaincant qu'il finira par s'imposer rapidement comme un dogme inhérent à la conscience des révolutionnaires. Mais pour l'instant, ce n'est que l'art grec qui s'identifie au patrimoine français : c'est au nom de la liberté que la France le rachète de la déchéance dans laquelle il est tombé. Né de la liberté, il retourne à la liberté. On assiste, dans les mois qui suivent, à la diffusion et à l'élargissement de ce thème, devenu très vite un article de foi auquel tous adhèrent par un réflexe quasi automatique. Le mot se condense en un dogme qui élimine la réflexion, et les attitudes critiques. Ce discours se développe d'abord dans le milieu des artistes et des intellectuels, avant d'être rejoint par celui des politiques. On revient sur le problème des moulages des antiques, qui avait provoqué l'intervention de Wicar : un artiste, dont le procès-verbal n'a pas conservé le nom, affirme que le projet de commander de nouveaux moulages est inutile : « il dit, dans son patriotisme, qu'à la campagne prochaine, les armées républicaines seront maîtresses de tous les chefs-d'oeuvre de Rome. L'assemblée manifeste son voeu pour l'accomplissement d'un si merveilleux pronostic ». C'est la première fois que le nom magique de Rome est prononcé. L'auteur de cette phrase était-il conscient de sa portée ? Et qu'entendait-il par « tous les chefs-d'oeuvre » ? S'agissait-il seulement des débris de l'art grec, donc des produits de la liberté ? Pensait-il aux tableaux ? Mais alors que devenait la logique du discours de Wicar ?


Le 7 ventôse an II (25 février 1794), le peintre A.-F. Sergent, ami de David et député à la Convention, recommande au Comité d'instruction publique de la Convention de prendre des mesures pour assurer la protection des chefs-d'oeuvre de l'art dans les territoires qui seraient occupés par les armées françaises. Il explicite cette protection : « les Romains, en dépouillant la Grèce, nous ont conservé de superbes monuments ; imitons-les ».

Au moment où le Comité de salut public sonne le rassemblement de toutes les énergies pour lancer la France à l'assaut de l'Europe et étendre l'empire de la liberté, les artistes s'enhardissent. Le 4 prairial an II (23 mai 1794), trois peintres, G. Lemonnier (prix de Rome en 1772), N.-R. Jollain et Jean-M. Moreau (dit le jeune) et l'ancien bibliothécaire de Saint-Victor, F.V. Mulot, écrivent au Comité de salut public : envisageant l'occupation de Turin et de Parme, ils énumèrent une liste de chefs-d'oeuvre qu'il faudrait faire passer en France, car ils demandent des Français pour possesseurs ». Cette audacieuse formule s'applique notamment aux tableaux de Véronèse, de Van Dyck, de Corrège. Il ne s'agit plus de rédimer des statues grecques outragées par le despotisme et par le temps, mais de s'approprier des peintures dont personne n'osait encore dire qu'elles étaient nées sous l'inspiration de la liberté. La thèse irréfutable mais réductrice de Wicar ne fonctionne plus. Mais qu'importe ! La France de la Révolution annexe toute l'histoire de l'art et fait parler les chefs-d'oeuvre de la Renaissance. La démonstration viendra plus tard de cet étonnant écart de langage qui place Véronèse en attente de Révolution.

Moins d'un mois après, c'est G. Bouquier qui, expliquant le 6 messidor (24 juin) la nécessité de conserver les tableaux de Raphaël, de Titien, de Corrège, commente : « C'est au génie républicain qu'il appartient de les faire revivre, c'est à lui seul qu'il appartient de lire dans les sublimes ouvrages de ces maîtres. » Bouquier perfectionne et amplifie le montage doctrinal commencé par Wicar : seuls, les révolutionnaires sont capables de comprendre vraiment les chefs-d'oeuvre de la Renaissance, comme si l'esprit de la liberté avait reçu le privilège de déchiffrer leur message, et d'étendre ses bienfaits jusqu'au séjour des morts : il est investi d'un pouvoir rétroactif sur le passé.

Le 20 messidor (8 juillet 1794), Besson, inspecteur des mines, écrit à la Commission temporaire des arts, pour recommander de saisir « les plus beaux tableaux » de la Belgique. Besson ne s'embarrasse par de considérations métaphysiques : il proclame le droit de la victoire : « Ces tableaux seront des monuments durables qui constateront la gloire de nos armées et de notre heureuse révolution ; on pourra écrire sur les bordures : conquis à Ypres, à Gand, à Bruxelles, à Anvers ». Par « cette manière de vaincre », la République apportera un démenti cinglant à ceux qui accusent les Français d'être « des barbares et des destructeurs : ils étaient au contraire occupés, d'une main à vaincre leurs ennemis et à recueillir de l'autre les monuments des sciences et des arts pour leur élever des temples dignes d'eux ».

Cette fois, la référence n'est pas la Grèce, mais Rome : « Soyons à leur [des Romains] imitation les instituteurs des générations à venir ; qu'elles viennent s'instruire à notre école, comme on allait ci-devant à Rome, dont les chefs-d'oeuvre égyptiens, grecs et romains finiront par compléter nos musées et nos arènes ». Mais il conclut, réaliste : « Commençons toujours par acquérir ceux des Pays-Bas ».

Si Besson affirme froidement les droits du vainqueur, il en justifie l'application par une meilleure mise en valeur des chefs-d'oeuvre saisis à l'étranger : la France leur élèvera « des temples dignes d'eux ». Il étend, par anticipation, aux trésors de Rome le droit de préemption légitime de la République.


Ce même 20 messidor an II, l'armée de la République occupait Bruxelles, première conséquence spectaculaire de la victoire décisive remportée à Fleurus le 8 messidor (26 juin), début d'un enchaînement irrésistible de triomphes, et de conquêtes, qui ne serait définitivement brisé qu'à Waterloo. Le discours pouvait maintenant rejoindre la réalité. D'autant plus que, pendant ces mois de maturation doctrinale le pouvoir politique n'était pas resté indifférent. Il pouvait d'autant moins se montrer insensible aux propos qui lui étaient destinés par les artistes qu'ils rejoignaient des préoccupations plus immédiates, qui tournaient autour de la tentation de rentabiliser la guerre, à partir du moment où, devenue offensive, elle commençait à se faire conquérante.


Le 19 floréal an II (8 mai 1794), la Commission d'agriculture et des arts (il faut entendre ce dernier terme au sens des « arts et métiers ») adresse au Comité de salut public un rapport, dans lequel après avoir opposé à la « barbarie digne des Goths et des Vandales de nos ennemis », « une méthode de faire la guerre qui rappelle sans cesse des idées de liberté, de justice et d'humanité », elle propose d' « appeler les armées à favoriser efficacement les progrès des arts sur lesquels est appuyée la prospérité nationale », c'est-à-dire de saisir et d'expédier en France tout ce qui serait profitable pour l'agriculture, les manufactures et « l'utilité des beaux-arts. Pourquoi ne nous enrichirions-nous pas des chefs-d'oeuvre dont s'enorgueillissaient jadis les pays où nous portons les drapeaux tricolores ? ». Il s'agit bien pour la Commission de tirer profit des pays occupés ; l' « aperçu sommaire », établi à l'intention de l'armée du Nord qui s'apprête à enlever en Belgique des objets « dont l'importation (sic) pourrait devenir avantageuse », le montre bien, puisqu'il mentionne, à côté des tableaux de l'école flamande, les vaches, les chevaux, les fromages, la bière, et les métiers textiles ! On était bien loin du discours de Wicar. Le Comité de salut public adopte, dès le 24 floréal (13 mai), le projet d'arrêté que lui soumet la Commission et crée, auprès des armées, des agences, appelées par la suite, de manière très parlante, des « agences d'évacuation ou d'extraction » et chargées de faire expédier en France tous les « objets » qui seraient jugés « propres au service de la République ». Un mois plus tard, le 24 prairial (12 juin), la Commission d'agriculture désigne les trois membres de l'agence établie auprès des armées du Nord et de Sambre-et-Meuse ; on y relève un peintre, J.-P. Tinet.

L'initiative prise par la Commission d'agriculture et des arts semble susciter l'émulation du Comité d'instruction publique qui, le 29 prairial (17 juin), demande a son président d'écrire au salut public pour lui recommander « d'envoyer secrètement, à la suite de nos armées, des artistes et gens de lettres instruits qui, dans les endroits où pénétreront les armées républicaines, enlèveraient avec précaution les monuments qui intéressent les arts et les sciences et les feraient passer en France ».

Cette mesure, un peu honteuse d'elle-même, prend une forme beaucoup plus claire dans la lettre du président du Comité d'instruction publique envoyée effectivement le 8 messidor (26 juin) : « les richesses de nos ennemis sont comme enfouies parmi eux. Les lettres et les arts sont amis de la liberté. Les monuments que les esclaves leur ont adressés acquerront, au milieu de nous, cet éclat qu'un gouvernement despotique ne saurait donner ». On peut rappeler que l'expression « richesses enfouies » était devenue au milieu du XVIIIe siècle un lieu commun de la critique de la politique du gouvernement royal à l'égard des collections d'oeuvres d'art de la couronne, et un élément de la revendication du musée, repris à son compte par d'Angiviller, directeur des bâtiments de Louis XVI qui, en réalisant le projet de musée royal au Louvre, veut « rendre à toute l'Europe la jouissance des richesses enfouies ». Le motif se retrouve dans L'Instruction de l'An II et la politique des saisies à l'étranger représente l'ultime application de cette sorte d'« archéologie » qui ramène au jour les oeuvres d'art cachées par les tyrans, comme les vestiges des cités antiques emportées par le temps.


En cette date, qui prend une valeur symbolique, puisque c'est aussi celle de la victoire décisive de Fleurus qui allait donner une réalité à tous ces projets, s'accomplit un événement capital pour la politique culturelle de la Révolution : le discours des artistes, inauguré par Wicar en janvier 1794, rejoint le discours du pouvoir, qui adopte la thèse de la liberté légitimant l'appropriation, par la France, du patrimoine étranger. Le président du Comité d'instruction publique énonce le dogme en trois propositions : l'identification des arts et de la Liberté ; l'occultation des oeuvres d'art par les despotes ; la France devenue leur véritable destinée. La France « achève » et libère les chefs-d'oeuvre réalisés par des artistes qui n'étaient pas les esclaves de ses ennemis. Par un prodigieux retournement, l'idéologie de la liberté, après avoir successivement menacé l'intégrité du patrimoine français, puis fait du patrimoine nationalisé un patrimoine national, se préparait à nationaliser le patrimoine des autres pays, au profit de la France. On assiste à des initiatives, presque concurrentes, prises par les commissions de la Convention. Chacune aurait voulu avoir ses propres agents en Belgique. Le Comité de salut public intervient directement auprès de ses représentants à l'état-major. Carnot leur écrit en effet, le 25 messidor an XIII (13 juillet), cinq jours après l'occupation de Bruxelles : « Hâtez-vous ! (...) Ne négligez pas les productions des beaux-arts qui peuvent embellir cette ville de Paris ; faites passer ici les superbes collections de tableaux dont ce pays abonde ; ils se trouveront sans doute heureux d'en être quittes pour des images ». C'était un langage cynique qui se passait de toute idéologie.

Le même jour, par une coïncidence saisissante, la Commission temporaire des arts entend un rapport sur les Observations de quelques patriotes sur la nécessité de conserver les monuments de la littérature et des arts, que Renouard avait publiées le 6 octobre 1793 et qui avait été l'origine directe du retournement radical et définitif de la Convention en faveur d'une politique de conservation du patrimoine, et « vu l'utilité de cette brochure dans laquelle sont proposés les moyens de sauver le berceau de la liberté universelle de l'abîme de la barbarie où le crime et l'ignorance s'efforcent de l'entraîner », invite le Comité d'instruction publique « à faire tirer un plus grand nombre d'exemplaires de cet ouvrage qui ne peut être trop répandu, vu son utilité pour l'instruction publique ». L'opuscule de Renouard devenait une sorte de livre officiel de la République et un rappel des principes de la politique nationale du patrimoine, fondée sur une liberté qui, proclamée maintenant « universelle », était invoquée pour justifier une politique du patrimoine universel au profit de la France. L'union idéale du patrimoine français et du patrimoine universel, que Boissy d'Anglas avait annoncée le 3 février 1794, était en passe de se transformer en union réelle, sous la conjonction du discours des artistes et du pouvoir, solidaires dans la même idéologie, et des victoires des armées républicaines.

Le Comité d'instruction publique intervient à son tour et charge le 27 messidor (15 juillet) deux députés, Fourcroy et Grégoire, de préparer un rapport « pour dévoiler les manoeuvres contre-révolutionnaires par lesquelles les ennemis de la République tentent de déshonorer la nation, de ramener le peuple à l'ignorance, en détruisant les monuments des arts ». Il s'agissait de plier la réalité à la rigueur du droit. En deux jours, les 13 et 15 juillet, le pouvoir vient de souligner l'importance qu'il attache à sa politique de conservation de l'héritage artistique de la France. Et ce n'est certes pas un hasard si ce rappel à l'ordre coïncide exactement, dans cette succession presque quotidienne d'événements, avec le montage d'une politique qui va se traduire par l'appropriation du patrimoine étranger. Une logique étroite relie ces deux phénomènes qui ne font qu'une seule politique. Comment ne pas se montrer vigilant à l'égard du patrimoine français au moment où il va se confondre avec le patrimoine universel ? Quelques jours après, les ordres de Carnot sont parvenus à destination, et les représentants du peuple aux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, désignent leurs propres agents pour les saisies d'oeuvres d'art (apparemment sans se soucier de ceux que la Commission d'agriculture et des arts a déjà nommés) ; les attendus de leur arrêté, pris à Bruxelles le 30 messidor (18 juillet 1794), confirment la confluence du discours des artistes et du discours des politiques : « Les représentants du peuple, près les armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, informés que, dans les pays où les armées victorieuses de la République française viennent de chasser les hordes d'esclaves soldés par les tyrans, il existe des morceaux de peinture et de sculpture, et autres productions du génie ; considérant que leur véritable dépôt, pour l'honneur et les progrès des arts, est dans le séjour et sous la main des hommes libres, arrêtent ce qui suit... ».


Le langage ébauché par Wicar, commence à devenir un lieu commun : les chefs-d'oeuvre des arts ont une destinée, qui est le pays de la liberté, seul digne de les conserver et de leur donner leur sens et leur vocation, et qui s'accomplit grâce aux victoires des armées révolutionnaires. Certes, on pourrait être tenté de penser que cette doctrine est une expression, parmi d'autres, de cette tension pathétique de l'an II, cette saison fiévreuse et dramatique pendant laquelle la rationalité impitoyable de Robespierre et du Comité de salut public rassemble toutes les énergies de la Révolution dans une lutte à mort contre les ennemis de l'intérieur et la coalition européenne. Neuf jours exactement après l'arrêté de Bruxelles, c'est le 9 Thermidor et l'élimination brutale de Robespierre et de ses compagnons, dénoncés comme les fauteurs d'une « anarchie » et d'une « tyrannie » contre lesquelles le régime essaie d'unifier la conscience nationale. Pourtant, le discours continue, après cette rupture, et trouve son expression parfaite dans deux déclarations qui en fondent la permanence. En effet, le 14 fructidor (31 août 1794), l'abbé Grégoire présente devant la Convention le Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme, qui lui avait été demandé par le Comité d'instruction publique le 27 messidor (15 juillet). Grégoire montre que la liberté victorieuse ne doit pas avoir peur des symboles de l'Ancien Régime et reprend naturellement le thème du lien des arts et de la liberté : « Les arts n'émigreront pas ; comme nous, les arts sont enfants de la liberté ; comme nous ils ont une patrie, et nous transmettrons ce double héritage à la postérité. (...) Lions donc le génie d'une manière indissoluble à la cause de la liberté ».

La France, patrie des arts. Grégoire explicite cette notion, qui ne traduit pas seulement un sentiment nationaliste exalté par la victoire, mais aussi une revendication légitimée par la liberté. Car le « vieux peuple » de Boissy d'Anglas habite un « nouveau monde ». « La France est vraiment un nouveau monde. Sa nouvelle organisation sociale présente un phénomène unique dans l'étendue des âges. » Grégoire réalise la jonction entre le patrimoine national et le patrimoine universel et replace les attendus de l'arrêté de Bruxelles dans sa vision politique et culturelle d'une révolution dont la vocation n'est pas seulement de conserver et de gérer l'héritage de l'art français, mais aussi de recueillir et de magnifier l'héritage des autres pays, en le rendant à la liberté qui en est le véritable garant. Grégoire développe les attendus de l'arrêté de Bruxelles : « Plus que les Romains, nous avons le droit de dire qu'en combattant les tyrans, nous protégeons les arts. Nous en recueillons les monuments, même dans les contrées où pénètrent nos armées victorieuses. [...] Crayer, Van Dyck et Rubens sont en route pour Paris, et l'école flamande se lève en masse pour venir orner nos musées ».

Il ne faut pas sourire de la puérilité de cette image martiale : elle ne fait que rappeler que les chefs-d'oeuvre du passé, enfin libérés par les victoires des armées républicaines de la domination des despotes, viennent d'eux-mêmes s'épanouir sous le règne de la liberté, conformément à leur vraie nature. Mais Grégoire voit beaucoup plus loin que l'horizon des plaines flamandes et reprend le rêve de Wicar : « Si nos armées victorieuses pénètrent en Italie, l'enlèvement de l'Apollon du Belvédère et de l'Hercule Farnèse serait la plus brillante conquête. C'est la Grèce qui a décoré Rome ; mais les chefs-d'oeuvre des républiques grecques doivent-ils décorer les pays des esclaves ? La République française devrait être leur dernier domicile. »

Grégoire donne ainsi son expression parfaite à la théorie qui s'élaborait depuis le début de 1794, celle du « rapatriement ». Depuis l'époque de leur création, les chefs-d'oeuvre de l'art, « enfouis sous le poids du despotisme » ont été victimes d'une sorte d'exil ; en les appelant au foyer de la liberté, la Révolution les restitue à la vie dans leur véritable patrie, celle qui leur est assignée par le triomphe des principes de 1789, et qui sera désormais leur « dernier domicile ». L'histoire de l'art trouve son achèvement à Paris, en 1794. Le cycle de la liberté prend le relais du cycle naturel, pour expliquer le destin de l'art.

Certes, il n'oubliait pas au passage les raisons pratiques qui pouvaient faire souhaiter ce « rapatriement » : disposer des modèles, afin de réaliser le rêve d'une Antiquité ressuscitée « Nous nous rapprocherons de la belle simplicité des Grecs. Réunissons donc le courage de Sparte et le génie d'Athènes. » Le retour des chefs-d'oeuvre se conjugue avec la conservation du patrimoine pour assurer la grandeur de la France : « Les objets nationaux sont la propriété de tous. Ces monuments contribuent à la splendeur d'une nation et ajoutent à sa prépondérance politique. Inscrivons sur tous les monuments, et gravons dans tous les coeurs cette sentence : les barbares et les esclaves détestent les sciences et détruisent les monuments des arts ; les hommes libres les aiment et les conservent ». Le rapatriement est la deuxième fin de l'iconoclasme.


Au moment où Grégoire présentait son rapport sur le vandalisme à la Convention, les armées françaises opérant en Belgique appliquaient l'arrêté de Bruxelles (18 juillet) et commençaient à rassembler les chefs-d'oeuvre pour les envoyer vers « leur dernier domicile ». Trois semaines après le discours de Grégoire, Jacques-Luc Barbier, peintre et lieutenant des hussards, à l'armée du Nord, comparaît devant la Convention pour annoncer l'arrivée à Paris du premier convoi d'oeuvres d'art saisies en Belgique et lui en faire hommage. L'allocution qu'il prononce à la barre de l'assemblée, le 4e jour complémentaire de l'an II (20 septembre 1794), constitue la deuxième déclaration fondatrice de la thèse du rapatriement, qu'il exprime par des mots, simples, forts et définitifs :

« Trop longtemps, ces chefs-d'oeuvre avaient été souillés par l'aspect de la servitude ; c'est au sein des peuples libres que doit rester la trace des hommes célèbres ; les pleurs de l'esclave sont indignes de leur gloire et les honneurs des rois troublent la paix de leur tombeau. Les ouvrages immortels que nous ont laissés les pinceaux de Rubens, de Van Dyck, et des autres fondateurs de l'école flamande, ne sont plus dans une terre étrangère. Réunis avec soin par les ordres des représentants du peuple, ils sont aujourd'hui déposés dans la patrie des arts et du génie, dans la patrie de la liberté et de l'égalité sainte, dans la République française.

« C'est là, c'est au muséum national, que désormais l'étranger viendra s'instruire ; l'homme sensible y viendra verser des larmes devant les productions des siècles passés, et l'artiste décoré du feu du génie y viendra puiser des modèles que son mâle pinceau, libre des chaînes du despotisme, pourra peut-être surpasser ».

Le mouvement de réflexion déclenchée par l'allocution de Wicar, le 28 janvier 1794, trouve son épilogue dans celle de Barbier, le 20 septembre, grâce aux victoires de l'armée. Le discours de la Révolution sur l'art a tiré enfin leurs conséquences extrêmes et logiques, de tous les propos tenus depuis 1790 sur l'union des arts et de la liberté.

Imprégné d'une tonalité quasi-religieuse (la « sainte » liberté, comme l'écrivait déjà Renouard, un an avant) le texte de Barbier affirme avec une parfaite bonne conscience, que la Révolution a fait de la France « la patrie des arts » ; mais il ne s'agit plus seulement de l'héritage artistique de la nation, ni des chefs-d'oeuvre qui seront créés sous l'inspiration de la liberté. Il s'agit de l'art universel dont Boissy d'Anglas avait, en février précédent, montré l'unité. La liberté a permis de « nationaliser » le patrimoine « national » ; elle justifie maintenant la « Nationalisation » du patrimoine universel. La liberté provoque, dans un même élan, la fin de l'iconoclasme et le commencement du rapatriement. À la « patrie des arts », fondée sur la liberté et qui est donc une patrie idéologique, s'oppose la « terre étrangère » de laquelle ont été retirés les tableaux flamands : en l'occurrence, ces oeuvres, lorsqu'elles étaient encore dans les Flandres, étaient à l'étranger ; la patrie de Rubens n'est pas Anvers, mais Paris. La patrie idéologique succède à la patrie historique et géographique, c'est seulement au sein de la liberté que les oeuvres du génie trouvent leur signification et leur accomplissement. Le regard des opprimés et des tyrans (« l'aspect de la servitude ») ne peut que souiller les oeuvres du génie. Le cycle du regard est achevé : le peuple libre a rédimé les oeuvres d'art en les arrachant au mauvais regard.

Finalement, le discours de Barbier se résume dans l'admirable formule dont il est l'inventeur : « les fruits du génie sont le patrimoine de la liberté ».

Toute oeuvre d'art étant une création de la liberté ne peut trouver son sens et son « dernier domicile » qu'au pays de la liberté. Ce qui est remarquable, c'est l'extension que Barbier donne à la doctrine esquissée par Wicar. Celui-ci ne pensait qu'aux oeuvres grecques, produites sous l'empire de la liberté athénienne ; on pourrait admettre, par une sorte de logique un peu forcée, qu'elles devraient revenir au pays qui, après la disparition d'Athènes, avait restauré la liberté. Le raisonnement ne pouvait évidemment pas tenir avec Rubens, dont personne ne s'avisait de prétendre qu'il avait travaillé pour une cité démocratique. Mais, recueillant des intuitions éparses dans le discours sur l'art depuis 1790, Barbier parle avec la même assurance de Rubens que Wicar de l'Apollon du Belvédère : l'artiste de génie est habité par la liberté, et sa création porte une promesse de liberté que la Révolution accomplit. C'est, au fond, au nom d'une idée fort respectable, celle de l'autonomie et de la force libératrice de l'art, que Barbier soutient la thèse idéologique de la France « patrie des Arts ». En fait, il s'agissait d'enrichir le musée et de continuer, par d'autres moyens, la politique du gouvernement de Louis XVI qui avait voulu renforcer en tableaux flamands la collection royale en vue de l'ouverture du musée dans la grande galerie du Louvre. Il s'agissait d'offrir des modèles aux artistes français que Barbier invite à être les héros du progrès des arts, conséquence normale de la libération des artistes.


Mais l'enrichissement du musée est pris comme une simple conséquence de la politique des saisies, menées au nom d'un principe sacré : la libération des artistes du passé, maintenus par le despotisme dans une sorte de purgatoire, où ils attendaient que la Révolution les appelle à la lumière de la liberté et les offre ainsi au regard qui les rendrait à leur gloire.

La Révolution, surmontant la tentation de l'iconoclasme, avait difficilement réussi, entre 1792 et 1794, à nationaliser le patrimoine de la France ; au moment même où se conclut cette évolution, la liberté, niant toute réalité historique, naturalise, au profit de la France, et lui restitue le patrimoine de l'humanité. Du patrimoine national, on passe directement au patrimoine de la liberté : de l'histoire à la métaphysique. Rien ne marque mieux la cohérence doctrinaire et quasi totalitaire du discours de la Révolution que ce glissement implacable par lequel la politique des saisies d'oeuvres d'art à l'étranger constitue la fin logique de la politique iconoclaste.

Ce discours est essentiel à la compréhension de la politique culturelle de la Révolution et à l'intelligence du délicat problème de son unité. Les textes allégués et leur chronologie montrent qu'il s'est élaboré dans le milieu des artistes « engagés », en particulier des peintres amis de David, qui avaient séjourné à Rome avant la Révolution ; que les politiques l'adoptent au début de l'été 1794, c'est-à-dire au moment où les victoires dans les Flandres peuvent lui donner une réalité (le Comité d'instruction publique de la Convention constituant un lieu de rencontre pour les artistes et les politiques) ; et qu'il devient alors très rapidement un langage officiel et une rhétorique administrative, éliminant toute liberté de jugement. Il est une façon de faire la loi et de prendre la parole, parce qu'il est devenu une façon de penser qui échappe à toute discussion. L'arrêté de Bruxelles, et le discours de Barbier montrent qu'il est descendu jusqu'aux échelons d'exécution ; et qu'il est dorénavant un lieu commun obligatoire de la pensée dans laquelle la Révolution reconnaît son unité et fonde son action : celle de ce « monde nouveau » (pour reprendre les termes de Grégoire), que le 9 Thermidor ne remet pas en cause, mais doit consolider, définitivement.

Parmi tous les échos que suscite le discours officiel, on peut citer un article de La Décade, dans son numéro du 20 vendémiaire an III (11 octobre 1794) qui, annonçant l'arrivée des Rubens au Louvre, parle d'une « restitution » de ces tableaux auxquels la victoire a permis qu' « ils se rendissent enfin dans leur véritable patrie » et un rapport adressé par le Conservatoire du musée national au Comité d'instruction publique, le 7 pluviôse an III (26 janvier 1795) ; « aujourd'hui que la victoire arrache de toutes parts aux tyrans les monuments que leurs yeux déshonorent, aujourd'hui qu'elle remet au jour pur et brillant qui leur appartient... ». Telle est la conclusion provisoire du discours par lequel Wicar avait donné le coup d'envoi, un an auparavant, le 25 janvier 1794. Mais il faut quand même relever au moins une note discordante, qui annonce certaines des critiques qui seront soulevées en l'an IV, au moment où la politique officielle des saisies sera pratiquée en Italie. C'est encore La Décade dans son numéro du 20 brumaire an III (10 novembre 1794) qui intervient, mais cette fois pour émettre un doute sur le bien-fondé de la présence au Louvre des Rubens saisis dans les anciens Pays-Bas autrichiens : « La Descente de Croix et les deux autres grands tableaux peints sur bois, qui nous sont arrivés de Belgique avec des frais énormes, n'ont-ils pas plus perdu à leur déplacement que nous y avons gagné ? Tous ces hideux crucifiements peuvent-ils être supportables aux regards, ailleurs que dans des lieux où ils portent à l'âme des sentiments et des souvenirs religieux ? Les tortures, dont la mythologie catholique étale si fréquemment le spectacle, doivent-elles être offertes à un peuple délivré des superstitions du catholicisme ?

« Doivent-elles lui être apportées à tant de frais et de si loin ? Ces représentations colossales, destinées à être vues dans un lointain magique, pourront-elles être replacées chez nous à ce point de vue nécessaire pour admirer leurs proportions et leurs formes exagérées, pour atténuer leurs défauts et faire sentir leurs beautés ? Enfin, ces trois tableaux et ceux du même genre que l'on y pourra prendre encore, ne perdent-ils pas trop de leur prix en quittant les temples consacrés à l'être souffrant qu'ils représentent, et la nation crédule pour qui cet être est encore un dieu ? ».


Cet article ouvrait un débat. Il posait d'abord un problème ; celui du contexte. Des tableaux, comme ceux de Rubens faits pour être regardés dans des conditions bien précises de distance et d'éclairage, ne perdaient-ils pas de leur force dans cet autre lieu, le musée ? La Descente de croix retrouverait elle au musée les données qui mettaient en valeur les lignes, les volumes, les couleurs, les jeux de la lumière et de l'ombre ? Mais le problème du contexte n'était pas seulement « local » ; il était aussi « moral » : quel intérêt pouvait présenter pour le peuple français, régénéré par la Liberté et affranchi des chaînes du despotisme politique et du fanatisme religieux, des oeuvres chargées d'un message qui lui était, en principe, devenu étranger ? L'interrogation était audacieuse, car elle pouvait être assimilée à une remise en question d'une option fondamentale de la Révolution : la création du musée, conçu comme le lieu d'accueil et de neutralisation des oeuvres saisies dans le patrimoine de l'Église et de la Couronne. Ce lieu d'accueil serait-il à la fois un lieu d'exil et de scandale ? D'autre part, cet article de La Décade semblait ignorer le mot d'ordre du « patrimoine de la liberté », pour ne s'intéresser qu'au poids des circonstances : celles qui avaient présidé à la création d'une oeuvre d'art faite pour une destination précise ; et celles de la France du début de l'An III, qui ne pouvait pas porter sur des Rubens le même regard que les fidèles de la cathédrale d'Anvers. Si, en plus, la Descente de Croix était présentée dans des conditions matérielles défavorables à son étude par les artistes, comment justifierait-on la saisie et le transfert à Paris ?

Les scrupules exprimés par l'importante et quasi-officielle revue qu'était La Décade ne semblent avoir suscité aucun écho. On pouvait, au contraire, faire quelques mois après un impressionnant bilan : à la fin de 1794, cent soixante-dix tableaux saisis dans les Flandres étaient arrivés à Paris, suivis dans le courant de 1795 par les cent quatre-vingt-cinq tableaux de la collection de la Maison d'Orange, dont la saisie avait été décidée le 10 mars 1795 après l'occupation de la Hollande. Il faut y ajouter quelques tableaux pris au même moment dans des villes de la rive gauche du Rhin.


II

Tel est le premier épisode de l'histoire des saisies officielles opérées au nom de la République dans les territoires occupés par les armées de la Révolution. Il apparaît comme une sorte de répétition générale du deuxième épisode qui devait se jouer à la faveur de la campagne d'Italie de Bonaparte. Au moment où s'ouvre cet autre théâtre d'opérations, la doctrine est fixée, et le discours officiel se répète, sans hésitation ; il faut donc insister, une fois encore, sur le rôle de Bonaparte, à la personne duquel la pratique des saisies d'oeuvres d'art reste trop souvent liée dans notre imaginaire : le général en chef de l'armée d'Italie n'a pas inventé une politique, il en a été seulement le fidèle exécutant. De même, ce premier épisode montre que les saisies ne doivent pas être confondues avec un pillage désordonné : elles sont au contraire l'application systématique, quasi-scientifique, de la volonté exprimée par le pouvoir révolutionnaire, les choix sont effectués par des connaisseurs, et toutes les précautions sont prises pour que les oeuvres ne subissent aucun dommage ; à leur arrivée au Louvre, elles sont examinées par les spécialistes de la restauration, et leur état de conservation fait l'objet de rapports techniques.

On pouvait donc penser que les méthodes mises au point au moment de la conquête des Pays-Bas seraient appliquées en Italie, sur la base de l'expérience acquise, et pour un enjeu encore beaucoup plus important, puisque c'étaient maintenant les oeuvres les plus célèbres de l'Antiquité et de la Renaissance qui étaient destinées à entrer dans le « patrimoine de la Liberté » selon les rêves exprimés depuis le début de 1794, à une époque où la marche sur Rome semblait une hypothèse encore bien lointaine. Les débuts des saisies au-delà des Alpes donnent l'impression de la mise en marche d'un mécanisme bien rôdé : il faut donc rappeler la chronologie des événements, dans leur déroulement implacable.


Bonaparte avait écarté les oeuvres d'art des clauses d'armistice de Cherasco. Mais, dès le 1er mai, il écrit au ministre de France à Gênes, pour lui demander « une note des tableaux, statues, cabinets et curiosités qui se trouvent à Milan, Parme, Plaisance, Modène et Bologne ». Ses intentions étaient claires, parfaitement conformes à celles du Directoire, auquel il écrit, le 6 mai, pour demander l'envoi de « trois ou quatre artistes connus pour choisir ce qu'il convient de prendre pour envoyer à Paris ».

Le lendemain, 7 mai, alors qu'il n'avait pu recevoir le message du général en chef, le Directoire lui envoie des instructions formelles qui sont un rappel de la doctrine officielle : « Le Directoire exécutif est persuadé que vous regarderez la gloire des beaux-arts comme attachée à celle de l'armée que vous commandez. L'Italie leur doit en grande partie ses richesses et son illustration : mais le temps est arrivé où leur règne doit passer en France pour affermir et embellir celui de la Liberté ».

Wicar avait proclamé que la France était l'héritière d'Athènes. Le Directoire rappelle à Bonaparte qu'elle est maintenant l'héritière de l'Italie « Ainsi le justifie et l'exige la liberté ». Mais aussi le musée qu'il faut enrichir des « monuments les plus célèbres de tous les arts ». Et puis c'est une occasion de « réparer les ravages du vandalisme ». Les saisies devenaient, prosaïquement, la compensation des destructions commises par le régime de l' « anarchie ». Pour mettre en oeuvre cette politique, Bonaparte est prié de choisir des artistes « destinés à rechercher, à recueillir et à faire transporter à Paris les objets de ce genre les plus précieux ».

Dans une deuxième lettre du même jour le Directoire précise ses intentions « si Rome fait des avances : « Quelques-uns de ses beaux monuments, ses statues, ses tableaux, ses médailles, ses bibliothèques, ses bronzes, ses madones d'argent, et même ses cloches nous dédommageront des frais de la visite que vous lui aurez faite ». Il était donc décidé que les saisies seraient considérées comme des contributions de guerre et pourraient venir en déduction des indemnités en argent.

Les événements continuèrent de s'enchaîner avec une coordination apparente qui est en réalité un phénomène de simultanéité. Le 9 mai, le duc de Parme est contraint de signer un armistice, dont l'article 4 énonce : « Il [le duc] fera remettre vingt tableaux, au choix du général en chef, parmi ceux existant aujourd'hui dans le duché ». Le 17 mai, deux jours après l'entrée triomphale à Milan, la même clause est inscrite dans l'armistice imposé au duc de Modène : la machine des saisies était désormais en place.

Entre-temps, le Directoire avait décidé, le 22 floréal an IV (2 mai), de nommer quatre commissaires pour « faire passer en France tous les monuments transportables des sciences et des arts qu'ils croiront dignes d'entrer dans nos musées et bibliothèques ». Le 13 mai, les commissaires sont désignés. Compte tenu du refus de certains d'entre eux, et d'une décision de renforcer la commission, la liste définitive est arrêtée le 27 floréal (16 mai). Le lendemain 8 floréal (17 mai) le ministre des Relations extérieures, Delacroix, déjà informé de l'armistice signé avec le duc de Parme, écrit à Bonaparte pour le féliciter de son initiative (« un nouveau trait qui vous distingue »), et conclut sa lettre avec la formule rituelle : « Ainsi vos succès, en affermissant la liberté, contribueront encore aux progrès des sciences et des arts qui prêtent à la liberté le plus solide appui comme les plus doux charmes ».


La composition de la commission est symptomatique à un double titre. D'abord parce qu'elle est représentative de la « réunion des arts et des sciences » : elle comprend un mathématicien, G. Monge, un chimiste, Cl.-L. Berthollet, deux naturalistes, A. Thouin et J.-J. de Labillardière, un peintre, J.-S. Berthélemy et un sculpteur, J.-G. Moitte. Et ensuite parce qu'elle marque de manière éclatante le rôle de l'Institut dans la politique culturelle du Directoire : G. Monge, Cl.-L. Berthollet et A. Thouin, botaniste qui avait commencé sa carrière au Jardin du roi, sont membres de l'Institut, ainsi que le sculpteur J.-G. Moitte, élève de Pigalle, et membre de l'ancienne Académie royale dès 1783 ; seuls restent en dehors de l'Institut J.-J. de Labillardière, et J.-S. Berthélemy qui était entré à l'Académie royale en 1781. Tous avaient commencé leur carrière sous l'Ancien Régime et étaient des personnalités reconnues officiellement. On ne peut qu'être frappé de l'extraordinaire rapidité avec laquelle se déroulent les événements : nommés le 16 mai, les commissaires partent pour l'Italie le 21 et arrivent le 5 juin à Milan, où ils retrouvent le peintre J.-P. Tinet, que Bonaparte avait désigné, en vertu des instructions envoyées de Paris le 7 mai, pour s'occuper immédiatement des saisies prévues par les armistices et en préparer d'autres dans les villes conquises.

L'opération prenait donc une allure méthodique et scientifique. Elle était confiée à des spécialistes qui étaient chargés de faire une sélection rigoureuse. Approuvant le choix de Tinet et demandant qu'il s'intègre à la commission envoyée de Paris, le Directoire écrit en effet à Bonaparte, le 12 prairial (31 mai 1796) : « Vous devez recommander aux uns et aux autres de n'extraire que ce qui est vraiment beau et bon. Enlever sans goût, sans choix, c'est ignorance et presque vandalisme ».

Seuls les chefs-d'oeuvre seraient assez précieux pour venir s'agréger au « patrimoine de la liberté ». Les opérations s'enchaînaient les unes après les autres : saisies à Milan et à Crémone, en mai et juin, au titre de villes conquises ; saisies à Bologne, occupée le 8 juin ; saisies prévues à l'article 8 de l'armistice conclu le 23 juin avec le pape (il s'agissait cette fois de « cent tableaux, bustes, vases ou statues au choix des commissaires qui seront envoyés à Rome (...) et cinq cents manuscrits) ; saisies à Mantoue, après la capitulation de la ville, le 3 février 1797 ; confirmation par la paix de Tolentino, conclue avec le pape le 19 février 1797, de la clause de l'armistice de Bologne du 23 juin 1796 ; saisies en mai 1797, à Vérone, après la révolte de la ville contre les Français ; enfin clause de saisie dans le traité conclu le 6 mai avec la République de Venise. Menée au rythme foudroyant de la campagne militaire, confiée à des spécialistes de qualité, la pratique des saisies d'oeuvres d'art en Italie portait au plus haut niveau symbolique les enjeux de la politique triomphaliste conçue en 1794 : c'étaient maintenant l'Apollon du Belvédère et Raphaël qui relevaient de la doctrine du « rapatriement », dont le ministre de la justice confirmait la légitimité dans une lettre à Bonaparte du 11 ventôse an V (1er mars 1797) : « Les arts et les sciences réclament une foule d'objets précieux qu'ils ont créés et qui, longtemps détournés de leur véritable destination, doivent rentrer aujourd'hui dans le domaine de la liberté, source première de tout ce qu'ils offrent de beau et d'utile ». La Révolution met donc fin à un long « détournement » et rend les chefs-d'oeuvre à la liberté qui est leur cause première ; autrement dit, selon les termes de la lettre du ministre, les succès de Bonaparte « ouvrent une nouvelle carrière à la philosophie ».

Jusqu'ici le rapatriement imposé aux oeuvres d'Italie ne paraissait qu'une répétition à grande échelle, et beaucoup plus perfectionnée, de la première application de cette doctrine lors de la campagne des Flandres et du Rhin en 1794-1795. Mais il devait en aller tout autrement, car la mise en oeuvre de la politique du gouvernement devait rapidement susciter, dans l'opinion publique, des réactions qui prirent l'allure, de juin à août 1796, d'une véritable polémique et qui constituent l'un des épisodes les plus étonnants du débat sur les arts à l'époque de la Révolution.


En fait le contexte dans lequel s'opèrent les saisies en Italie est foncièrement différent de celui des Flandres. D'abord par l'importance artistique, culturelle et même morale de l'enjeu. Un nom peut symboliser les saisies en Belgique : celui de Rubens. Mais ce n'est que vers 1700 environ que la pensée académique l'a reconnu comme un modèle possible à proposer aux artistes pour leur formation. D'autre part, si au cours du XVIIIe siècle les amateurs sont de plus en plus nombreux à s'intéresser aux peintres flamands et hollandais et à les intégrer dans leurs collections, les tableaux des « Écoles du nord » selon l'expression courante, sont bien loin d'avoir la valeur exemplaire reconnue aux tableaux de l'École italienne, tant pour leur contenu historique que pour leurs qualités formelles.

Les trésors des musées, des églises, des palais et de l'Italie ont une toute autre signification. Il faut rappeler le rôle fondamental qu'ils jouent dans la formation des artistes et donc comme garants de la pérennité d'une création artistique de qualité ! La sculpture antique est reconnue depuis le XVe siècle comme une source essentielle dans l'apprentissage de l'imitation de la nature, dont elle offre une image idéale ; à partir du milieu du XVIe siècle, ce sont les peintres italiens qui, ayant atteint, dans la vision historique de Vasari, la même perfection que les Anciens, sont à leur tour institués en modèle pour leurs successeurs. La régénération de l'art repose dès lors sur des exemples canoniques de l'Antiquité (les chefs-d'oeuvre des collections pontificales, comme l'Apollon du Belvédère) et de la Renaissance (incarnée par Raphaël), auxquels se joindront, après la crise maniériste, les oeuvres de l'École de Bologne. Cette situation explique la place transcendante des collections de l'Italie, non seulement dans leur propre pays mais aussi dans toute l'Europe qui, de Lisbonne à Vienne, de Londres à Saint-Pétersbourg, de Madrid à Berlin en passant par Paris, partage cette même culture : formation des artistes, enseignement historique et moral, plaisir des connaisseurs sont indissolublement liés à la contemplation et à l'étude de ce patrimoine, que Rome et Florence mais aussi bien d'autres villes de la péninsule mettent à la disposition des visiteurs, en quête de modèles du beau et des sources du savoir.

On savait aussi que les collections ne relevaient pas seulement de la notion de propriété du droit romain au profit de leurs possesseurs, souverains pontifes, princes romains, grands ducs de Toscane, mais constituaient déjà un patrimoine public. En effet Rome avait inventé très tôt les pratiques de contrôle voire de prohibition à l'égard des exportations d'oeuvres d'art. Le bref, tout-à-fait clair de Paul III en 1534, tire la logique de la situation induite par la création du Capitole et du Belvédère comme lieux de préservation, d'exaltation et de sacralisation d'oeuvres antiques dotés de l'exemplarité historique ou artistique, en décrétant le principe de l'autorisation préalable à toute sortie d'antiquités hors du territoire de Rome, au nom d'un droit régalien supérieur à la liberté du commerce, pour les simples particuliers comme pour les souverains étrangers. Même si le renouvellement fréquent de cette disposition conduit à douter de son efficacité, le principe n'en demeure pas moins, avec toute la force de sa nouveauté et de sa portée. Le modèle se perfectionne jusqu'à atteindre son apogée au Siècle des Lumières. La succession des édits pontificaux du contrôle d'exportation des antiques, en 1624, 1646, 1686, 1704, 1717, 1726, 1733, pourrait témoigner de leur inefficacité, ils sont pourtant là, sous forme d'une dissuasion latente qui incite du moins à la prudence.

Les motivations se précisent en 1704 : le contrôle est destiné à préserver les « antiche memorie e ornamenti », tout ce qui fait la splendeur de Rome et constitue le support indispensable de l'histoire sacrée et de l'histoire profane ; le même texte de 1704 interdit de déplacer les inscriptions du lieu où elles ont été découvertes. Celui de 1733 enrichit les motivations, avec la notion de l'intérêt touristique des antiquités et de leur rôle de « norma sicura » pour la formation des artistes. Toute cette élaboration aboutit au texte du 5 janvier 1750, qui confie le contrôle à une commission composée d'un président et de trois commissaires spécialisés, puisqu'il s'étend maintenant aux peintures « modernes » d'une valeur supérieure à 100 écus. Autorisation préalable des fouilles, inspection de la commission, ouverture des caisses aux douanes de Rome constituent tout un arsenal, complété par la saisie des oeuvres sorties en fraude et leur versement, au musée du Capitole, s'il s'agit des antiques, et à la Pinacothèque récemment fondée au Palais des Conservateurs, s'il s'agit de peintures. Une législation parallèle avait été élaborée en Toscane, pour la protection de la peinture de la Renaissance. Le décret du 24 octobre 1602 institue un contrôle très strict pour les tableaux à la sortie du territoire de Florence. Le principe, comme pour les antiques à Rome, est celui de l'obligation d'obtenir une licence, délivrée par des spécialistes, en l'occurrence une commission de l' « Accademia del Disegno ». Ce principe est assorti de dérogations et de restrictions. La liberté d'exportation est en effet accordée aux oeuvres des artistes vivants (c'est l'invention d'un principe devenu universel et une étape essentielle de la reconnaissance de la liberté du créateur), et à des oeuvres dont la qualité, pour des raisons théoriques, est jugée moindre, comme les portraits et les paysages. Par contre, aucune licence ne peut être accordée pour des oeuvres d'une série de 18 artistes du Cinquecento (auxquels on ajoute, quelques jours plus tard, un dix-neuvième, le Pérugin, en hommage au maître de Raphaël), qui restent bloquées pour toujours sur le territoire de Florence. C'est la notion d'une interdiction de sortie perpétuelle, au nom de l'intérêt historique et artistique. Le territoire de Florence devient l'espace protégé d'un patrimoine et d'une histoire de l'art (racontée par la liste des 19).

Il s'agit donc, dans le cas de Florence et de Rome, d'une véritable politique, alors unique en Europe. Elle était connue des étrangers et respectée par les voyageurs éclairés, même si elle n'a pas empêché le développement d'un marché de l'art, draînant, au profit de l'Angleterre en particulier, antiques et tableaux, légalement protégés à Rome, à Florence et aussi à Naples, mais exposés partout ailleurs à la convoitise des riches étrangers. Il est bien évident, par ailleurs, que cette situation ne pouvait pas constituer un barrage pour l'application des saisies, mais elle révélait du moins que la théorie du « patrimoine de la liberté » pouvait entrer en conflit avec une notion historique du patrimoine, à laquelle adhérait profondément l'opinion publique italienne, comme l'avaient constaté les voyageurs du XVIIIe siècle.


Les chefs-d'oeuvre de l'Italie bénéficiaient d'un prestige moral et culturel, d'une signification historique et d'un statut juridique qui n'avaient aucun équivalent dans les autres pays où la Révolution avait mis en pratique sa théorie du « patrimoine de la liberté ». C'est ce qui explique une conséquence tout à fait nouvelle des saisies opérées en Italie : le développement d'une campagne hostile de la presse parisienne, qui s'étend du 5 juin au 31 juillet 1796, et qui appelle de violentes répliques de la presse officieuse au service du Directoire. Sans entrer dans le détail de ces articles, il est indispensable d'en dégager les thèses principales, qui sont à la fois culturelles et politiques. Le premier, qui est celui du Censeur des Journaux du 17 prairial an IV (5 juin 1796) touche au fond du problème, la signification des oeuvres d'art pour le peuple italien : ces oeuvres sont les richesses nationales de l'Italie... la propriété de toute l'Italie. Elles ont autant d'importance pour le peuple italien que l'arbre de la liberté pour le peuple français ; elles sont pour l'Italie « une seconde religion ». C'était affirmer très clairement qu'au « patrimoine de la liberté » inventé par l'idéologie jacobine pouvait s'opposer un « patrimoine national », résultat d'une longue histoire qui échappait totalement à l'emprise de la Révolution. Et à la théorie du « rapatriement », on substituait celle de la « captivité » dans laquelle étaient conduites les oeuvres saisies. La symétrie est frappante.

La conclusion de la presse d'opposition, c'est que les saisies constituent « une espèce d'attentat au droit des gens adopté par les peuples civilisés » ; qu'elles vont dresser les Italiens contre les Français accusés d'atteinte à l'identité même de ce peuple qu'ils voulaient libérer du joug des Autrichiens et du pape, et que finalement elles débouchent sur une guerre à outrance. L'hostilité aux saisies réunit l'opposition des milieux modérés à la politique belliqueuse du Directoire, que certains dénoncent comme une fuite en avant qui risque d'aboutir à une dictature militaire : seul un compromis avec l'Europe, impliquant une renonciation définitive aux conquêtes et aux annexions, pourrait écarter ce danger. Les saisies, dénoncées comme un facteur de haine et donc une incitation aux surenchères conflictuelles, sont en fait au coeur du débat qui voit s'affronter les partisans de la paix et ceux de la guerre.


D'autres considérations pourraient entrer en ligne de compte, comme celle du contexte, évoqué en brumaire an III. Dans un article du Journal de Paris, le 19 messidor an IV (7 juillet 1796), P.-L. Roederer, qui est l'un des artisans du Dix-huit Brumaire et l'un des membres les plus influents du Conseil d'État, stigmatise les saisies comme un acte qui arrache l'oeuvre à un contexte signifiant : « quand cet Apollon, arraché du lieu où il existe depuis des siècles, sera apporté, voituré à Paris, sera-t-il encore un dieu pour nos artistes ? Ne sera-ce pas un meuble ? Le ciel de l'Italie n'ajoute-t-il pas quelque chose à l'illusion que produisent les arts ? ». Mais Roederer pense aussi que par cette politique, la France va « désespérer des peuples qu'il fallait attirer à nos intérêts ». La réplique des journaux gouvernementaux, qui n'hésitent pas à qualifier de mauvais patriotes ceux qui critiquent les saisies, culmine avec un article de La Décade du 30 messidor an IV (18 juillet 1796) qui reprend les thèses de l'an II. L'auteur, Joachim Lebreton, membre de l'Institut, invoque des précédents (comme le transfert peu avant la Révolution, des collections des Farnese de Rome à Naples), des circonstances (« l'occasion de compléter notre musée et de perfectionner notre école est trop belle, trop légitime pour la manquer »), mais surtout l'idéologie de la Liberté : « philosophiquement parlant, n'est-ce pas dans le pays où il y a de meilleures lois et plus de lumière (...) que seront mieux placés et mieux conservés les plus beaux ouvrages de la Grèce et de Rome ? (...) Il est temps que tous ces monuments du génie des Grecs abandonnent une terre qui n'est plus digne de les posséder. Ils furent créés dans un pays libre ; ce n'est qu'en France qu'ils peuvent aujourd'hui retrouver leur patrie (...) L'empire des arts nous est transmis. Nous l'agrandirons. « On peut se demander comment réagissaient face à ce débat sur la place publique les exécutants et les victimes de la politique des saisies. Des lettres récemment retrouvées de Monge, qui est le personnage le plus prestigieux de la politique des saisies, montrent que les autorités françaises en Italie ne sont nullement ébranlées par les protestations d'une partie de la presse parisienne. Voici ce qu'il écrit à sa fille le 22 fructidor an IV : « les ennemis du gouvernement à Paris ne manqueront pas de jeter les hauts cris (...) Mais heureusement ce sont des petits chiens qui aboient contre le char du vainqueur, et qui ne retardent pas sa marche triomphale. Il est bien étonnant que tous ces gens d'esprit aient fait des volumes et rempli toutes les gazettes pour essayer de prouver que nous avions tort d'emporter les chefs-d'oeuvre d'Italie. Heureusement, leurs efforts ont été vains, et Paris aura dans son sein l'Apollon du Belvédère, le Laocöon, l'Antinoüs, la Transfiguration de Raphaël, etc... ».

Monge se sent d'ailleurs d'autant plus à l'aise qu'il éprouve, en tant qu'homme des Lumières, Français, citoyen du pays qui a fait la Révolution, un sentiment de supériorité sans mélange à l'égard de Rome, qui n'est plus qu'une momie dont le principe de vie est détruit depuis longtemps, et à l'égard des Romains, « un peuple de somnambules, conduit non par un charlatan adroit comme pourrait l'être Messner, mais par de misérables et grossiers farceurs, qui a de la répugnance pour toutes sortes de vérités, qui ne se repaît que des erreurs les plus ridicules. Un peuple avide des malheurs des Français. Un peuple si abruti, si ignorant, que la pitié qu'il inspire d'abord se change après un certain temps en répugnance ». Ces opinions méprisantes de Monge reflètent assez bien celles de la majorité des cadres de l'armée d'Italie, comme celle des artistes et des savants, imprégnés par une certaine tradition anti-catholique des Lumières et par les conflits de la Révolution avec l'Église, depuis les réformes de 1790.


On manque malheureusement d'études sur le comportement et les réactions des Italiens. L'agent diplomatique de la République en Italie, François Cacault, un bourgeois cultivé et tolérant, grand collectionneur, et futur ambassadeur du Consulat auprès de Pie VII (il jouera un rôle essentiel dans la négociation du Concordat) avertit le gouvernement, dans une dépêche du 13 messidor an IV (1er juillet 1796), que la clause de l'armistice imposant au pape la cession de 100 chefs-d'oeuvre « fait grand mal au coeur du peuple romain et de toute l'Italie, où l'on est fort attaché à ces monuments ». Pour confirmer l'information donnée par Cacault, on ne connaît que le message adressé au ministre des Relations extérieures, Charles Delacroix, le 25 juillet 1796, par des « patriotes » romains, c'est-à-dire deux Italiens, idéologiquement ralliés à la cause de la Révolution et ennemis déclarés du gouvernement pontifical, A. Petracchi et S. Casella : ils évoquent la « consternation » du peuple romain devant la saisie des « chefs-d'oeuvre des arts qui font en même temps son patrimoine et sa gloire », et qui sont aussi un moyen de subsistance grâce au tourisme culturel qu'ils attirent. Ils suggèrent que ces tableaux et ces surplus passent de la propriété de l'Église à celle du peuple romain, au profit duquel il faudrait aussi nationaliser les collections princières (considérées, à juste titre, comme propriétés privées, elles sont totalement épargnées par les saisies). Les patriotes romains tentent de prendre la France au piège de sa propre politique, en conseillant au Directoire d'appliquer à Rome la politique de nationalisation qui avait été mise en oeuvre par les assemblées révolutionnaires à l'égard des biens de l'Église, des émigrés et de la couronne.

Pour fragmentaire qu'il demeure, le témoignage de Petracchi et Casella est précieux parce qu'il recoupe parfaitement une des affirmations fortes de la presse parisienne d'opposition : l'idée d'un affrontement entre deux conceptions incompatibles du patrimoine, le patrimoine idéologique, le patrimoine « arbre de la liberté », de la Révolution, et le patrimoine historique, identitaire et contextuel de l'Italie. Le débat a été porté à son plus haut niveau conceptuel par le libelle le plus brillant, le plus passionné, et aussi le plus actuel qu'il a suscité, les lettres sur le préjudice qu'occasionnerait aux arts et à la science le déplacement des monuments de l'art de l'Italie, le démembrement de ses écoles et la spoliation de ses collections, galeries, musées, etc.. publiées à Paris entre le 15 et le 31 juillet 1796, par Antoine Quatremère de Quincy, et plus connu sous le nom de Lettres à Miranda, du nom d'un officier créole, originaire du Venezuela, auquel elles étaient fictivement adressées. Ce petit livre était appelé à un grand retentissement. Quatremère de Quincy parle en effet avec l'autorité d'un amateur d'art et « antiquaire » déjà très connu avant 1789, collaborateur de l'Encyclopédie méthodologique, acteur écouté dans les polémiques de 1791 sur le projet du musée national, chargé de la transformation iconographique de Sainte-Geneviève en Panthéon des hommes illustres, resté fidèle à l'idéal constitutionnaliste des hommes de la Constituante, et donc suspect de crypto-royalisme depuis la Terreur. Sans reprendre ici l'analyse détaillée de cet ouvrage fondamental, il est utile d'en rappeler les articulations principales.

Quatremère de Quincy commence par balayer l'idéologie des saisies : celles-ci ne sont qu'une « conquête », un fait de guerre, l'application des droits du vainqueur. Elles constituent donc, par rapport à la situation du XVIIIe siècle qui ne les avait effectivement pas utilisées, une véritable régression politique et morale, car elles tendent à détourner un des résultats les plus positifs des Lumières, ce que l'auteur appelle une « communauté » culturelle qui s'était installée en Europe et dont il exige avec force le respect dans l'intérêt de tous les pays et dans celui des arts et des sciences. De cette communauté, il existe un symbole puissant : l'Antiquité, dont toute l'Europe est héritière, l'Antiquité qui est non seulement la source des modèles du beau mais aussi la source inépuisable de nos connaissances dans tous les domaines et dont l'étude assidue est le seul garant du progrès des idées, des arts et des sciences.

Cette antiquité, toujours vivante, enseignante, exemplaire, a un siège permanent et un lieu privilégié, Rome, érigé en symbole de la communauté culturelle de l'Europe. Le respect de l'Antiquité implique le respect de Rome, de ses monuments, de ses collections, de son site, ce respect qui devient, dans la pensée de Quatremère de Quincy, le préalable au progrès des connaissances. Cette antiquité, fondement de la civilisation appartient à tous ; elle n'est pas l'apanage d'aucune nation en particulier ; elle est un bien commun, conformément à cet idéal des Lumières qu'il appelle une « heureuse révolution » et qui est, pour lui, l'antinomie de la « Révolution ». Au lieu de démembrer cette Antiquité par les saisies, il faut travailler à son enrichissement ; « qu'est-ce que l'Antique à Rome, sinon un grand livre dont le temps a détruit et dispersé les pages, et dont les recherches remplissent chaque jour les vides et répareront les lacunes ? ». Quatremère de Quincy est d'autant plus convaincu de la nécessité impérieuse de laisser les oeuvres d'art là où elles se trouvent, qu'elles forment un tout dissociable du contexte de Rome :

« Le véritable muséum de Rome, celui dont je parle, se compose, il est vrai, de statues, de colosses, de temples, d'obélisques, de colonnes triomphales, de thermes, de cirques, d'amphithéâtres, d'arcs de triomphe, de tombeaux, de stucs, de fresques, de bas-reliefs, d'inscriptions, de fragments d'ornements, de matériaux de construction, de meubles, d'ustensiles, etc... mais il ne se compose pas moins des lieux, des sites, des montagnes, des carrières, des routes antiques, des positions respectives des villes ruinées, des supports géographiques, des relations de tous les objets entre eux, des souvenirs, des traditions locales, des usages encore existants, des parallèles et des rapprochements qui ne peuvent se faire que dans le pays même ».

Et il conclut cette profession de foi par une constatation prophétique : « on pourrait dire que le pays lui-même fait partie du muséum de Rome. Que dis-je, en faire partie ? Le pays est lui-même le muséum ».

Le même raisonnement s'applique aux tableaux des écoles de peinture. Une école forme un ensemble solidaire : ce serait un non-sens de détacher le maître, en qui elle s'incarne, dont les oeuvres ne peuvent être comprises que si elles restent en relations étroites avec celles qui les précèdent et les suivent ; et aussi avec le milieu géographique, historique, culturel, la nature, le climat, la lumière, les moeurs, dont elles sont inséparables. Les explications de Quatremère de Quincy sur le contexte, la continuité, la globalité des phénomènes au milieu desquels s'épanouit la création artistique, font de lui l'un des inventeurs de l'histoire de l'art avec Winckelmann, au rôle pionnier auquel il rend un vibrant hommage. C'est pourquoi aussi la spoliation de Rome déclenche une vision d'un pessimisme absolu : c'est tout simplement la menace d'un retour à la barbarie, parce que le démembrement des collections est un véritable attentat aux droits de la science. Leur incorporation dans les musées n'est aucunement une solution, car les musées lui apparaissent comme un lieu artificiel, qui place les oeuvres d'art sous le double signe de la commercialisation et de la sacralisation.

Au nom du sens de l'histoire dont il est habité, Quatremère de Quincy s'engage dans une démarche radicalement incompatible avec l'idéologie forgée par les jacobins de l'an II. Ils avaient écarté la tentation iconoclaste au nom de la hantise d'une rechute dans la barbarie des premiers âges et lancé la politique des saisies pour en prévenir à jamais le retour, en faisant de la France le « dernier domicile » des chefs-d'oeuvre de l'humanité. Quatremère de Quincy dénonce dans cette même politique la menace d'un retour à la barbarie primitive. Dans ses Lettres à Miranda il va bien au-delà d'une défense des droits moraux du peuple italien sur son héritage artistique : sa condamnation de la politique du Directoire est absolue, parce qu'elle se place sur le terrain des conceptions culturelles : c'est l'incompatibilité entre une conception idéologique du patrimoine, fondée sur la notion d'une liberté créatrice d'une ère nouvelle, et une conception historique, fondée sur le respect de la continuité et du contexte. Le « dernier domicile » des chefs-d'oeuvre est celui que l'histoire leur a donné, et non celui que leur propose la liberté (ou le droit du vainqueur). Le débat déclenché par les saisies en Italie est devenu, grâce à Quatremère de Quincy, un débat de civilisation ; avec une lucidité impitoyable il montre que la guerre de conquête et les saisies, le musée et le nationalisme sont les mêmes produits d'une idéologie de la liberté dominatrice. C'est ce qui confère à ce sujet une validité toujours actuelle. Dès le mois de novembre 1796, il paraissait, en allemand, dans une revue de Berlin, accompagné d'une note du traducteur expliquant que si la polémique s'était apaisée et même le jour où les problèmes récents qui avaient amené l'intervention de Quatremère de Quincy seraient oubliés, il garderait toute sa signification pour les générations futures.


Cette prophétie s'est accomplie. On peut dire que l'actualité des Lettres à Miranda qui sont au coeur de la problématique contemporaine du patrimoine, compense l'échec des thèses soutenues par leur auteur, face à la détermination du Directoire. Même la prudente protestation publique adressée, sous forme d'une pétition au gouvernement, par cinquante artistes, le 29 thermidor an IV (16 août 1796), ne fit pas dévier le pouvoir de sa ligne de conduite : il le traite dans le très officieux Moniteur Universel du 22 août de « déshonorante » demande. Désavoués par la plus haute autorité culturelle, l'Institut de France, abandonnés par une opinion publique qui vit au rythme exaltant des bulletins de victoire de l'armée d'Italie, mais qui s'inquiète aussi des menées royalistes qui mènent au coup d'État de fructidor an V, Quatremère de Quincy et ses amis sont impuissants à inverser le cours d'une histoire révolutionnaire entraînée par la dynamique de la conquête. Il n'en demeure pas moins que les Lettres à Miranda constituaient un affront au pouvoir qui crut prendre, deux ans plus tard, une éclatante revanche. Le 7 florial an VI (26 avril 1798), le Directoire publiait en effet un arrêté précisant que l'arrivée à Paris de chefs-d'oeuvre saisi à Rome serait l'occasion d'une très solennelle fête des arts. On peut s'interroger sur la genèse de cette décision qui devait constituer le plus cinglant démenti des critiques adressées à sa politique en 1796. En fait, les oeuvres saisies en Lombardie étaient déjà arrivées à Paris en deux convois, le premier le 18 brumaire an V (8 novembre 1796) et le second le 13 thermidor an V (31 juillet 1797), sans la publicité ni la mise en scène qui étaient réservées au troisième convoi qui avait la plus haute importance symbolique, puisqu'il comprenait les saisies de Rome, parties en quatre détachements, du 9 avril au 4 juillet 1797, qui arrivèrent le 15 août à Marseille, où ils furent rejoints en mars 1798 par deux convois de Venise.

La présentation au Louvre des oeuvres arrivées avec les deux premiers convois est saluée par le Journal de Paris du 5 frimaire an VI (25 novembre 1797) comme l'accomplissement des prophéties de l'an II : « Ces chefs-d'oeuvre sont rendus à leur première destination ».

Tous les indices laissent penser que cette idée a germé à la fois parmi les membres de la commission des saisies et à l'Institut dont la classe de Littérature et Beaux-arts à un de ses membres, en août 1797, un rapport sur la meilleure façon d'accueillir à Paris les trésors de Rome, les « monuments des arts et des sciences », comme on disait alors. Le rapport, remis à la fin d'octobre 1797, propose d'organiser une « grande fête patriotique ». Publié en mars 1798, il est transformé le mois suivant en arrêté par le Directoire. Restait à fixer les modalités de la cérémonie, conditionnée par la date d'arrivée du convoi qui, après avoir hiverné en Arles, s'acheminait lentement vers Paris, par le Rhône, la Saône, les canaux et la Seine. On avait espéré que la fête pourrait coïncider avec la commémoration du Quatorze-Juillet. Mais la veille le convoi était encore à la hauteur de Fontainebleau. Avec une intuition géniale, le ministre de l'intérieur, Nicolas François de Neufchâteau, annonça le 18 juillet que la fête des arts coïnciderait avec la commémoration du Neuf-Thermidor (27 juillet 1798). Depuis sa fondation, le Directoire courait après le compromis historique qui mettrait fin au cycle des violences et des affrontements, commencé avec les événements de 1789, et qui se dérobait comme un mirage inaccessible. La fête du Neuf-Thermidor apparaît comme le rite par lequel la Révolution tente d'assumer et d'exorciser son passé et de prononcer, sur sa propre histoire, un discours qui, après en avoir résumé les conquêtes, lui signale la voie à suivre vers un progrès illimité, entre les dangers opposés des deux tyrannies dont elle a successivement écarté les menaces, celle de la monarchie et celle de la Terreur. Associer l'entrée solennelle des trésors d'Italie à la fête du Neuf-Thermidor était une idée originale et grandiose : cette décision permettait d'exalter les succès d'une campagne militaire sans précédent et donc le sentiment national, et de montrer que la liberté n'avait pas seulement assuré à la Révolution la victoire sur ses ennemis extérieurs, mais qu'elle lui ouvrait la voie du progrès, de la grandeur et même de la supériorité dans les domaines de l'instruction, des sciences et des arts. Elle associerait d'une manière enfin concrète et visible pour tous le génie des arts et le génie de la liberté et donnerait au discours commencé en 1789 une conclusion éclatante et la force d'une démonstration convaincante. Elle apporterait enfin une solution quasi miraculeuse à la douloureuse contradiction dans laquelle se débattait le pouvoir, condamné jusqu'ici à fonder son désir d'unanimité sur le souvenir de journées de violence et de rupture, dont l'évocation pouvait soulever « des ressentiments trop amers, réveiller des passions à peines assoupies ». François de Neufchâteau fit preuve d'un sens politique exceptionnel en saisissant cette occasion, unique et en associant dans une grandiose liturgie le discours du « patrimoine de la liberté » au discours conciliateur du Directoire.

La volonté de montrer l'union intime des arts et de la liberté est formellement explicitée, dans le rituel de la fête, par le choix de la seule oeuvre antique sortie de sa caisse et présentée au pied de l'autel de la Liberté dressé sur le Champ-de-Mars : le buste de Brutus. Comme le dit le procès-verbal officiel : « À l'aspect de cette image sacrée, un sentiment religieux saisit tous les coeurs ; l'assemblée contempla longtemps, dans un pieux recueillement, l'effigie auguste de l'homme immortel qui affranchit sa patrie du joug de la royauté et sur les débris du trône des Tarquins éleva le majestueux édifice de la République romaine ». Et le cérémonial de la deuxième journée se termine par un hommage solennel à Brutus : le Directoire et les ministres s'avancent vers le buste ; le président du Directoire s'incline et pose sur le piédestal une branche de lauriers ; tous les membres du Directoire et les ministres font de même, pour rendre « un pieux hommage au citoyen courageux qui fonda la République romaine ».

Tout le sens de ce rituel très pathétique est parfaitement explicité par le grand discours de François de Neufchâteau, accueillant les chefs-d'oeuvre pour les remettre au peuple français. Il faut citer un long passage de ce texte, publié par Le Rédacteur du 30 juillet ; celui où il s'adresse aux artistes de l'Antiquité et de la Renaissance dont les oeuvres encore en caisses venaient de défiler à travers Paris, jusqu'au Champ-de-Mars, sur les chars d'un triomphe à la romaine :

« Il était digne du grand peuple d'acquitter, envers ces peintres, une dette que la puissance de tous les despotes du monde ne pouvaient jamais leur payer. Que l'on ne pense pas que les arts aient voulu rendre la tyrannie aimable, ou embellir les rêves de la crédibilité humaine. Non, ce ne fut pas pour les rois, ce ne fut pas pour les pontifes, ce ne fut pas pour les erreurs que ces grands hommes travaillèrent... Ces grands hommes, jetés dans des siècles de servitude cédèrent au besoin de la création. Ils composèrent pour leur âge beaucoup moins que pour obéir à l'instinct de la gloire et, si l'on peut parler ainsi, à la conscience de l'avenir. Sans doute ils devinaient les destinées des peuples ; et leurs tableaux sublimes furent le testament par lequel ils léguèrent au génie de la liberté le soin de leur offrir la véritable apothéose et l'honneur de leur décerner la véritable palme dont ils se sentaient dignes.

« Ainsi la nation française ne s'est point contentée d'éclairer ses contemporains par le flambeau de la raison. Vengeresse des arts longtemps humiliés, elle a brisé les chaînes de la renommée de tant de morts fameux. Elle couronne à la même heure les artistes de trente siècles ; et ce n'est que par elle, ce n'est qu'aujourd'hui qu'ils montent effectivement au temple de mémoire.

« Ah ! s'il est vrai qu'il soit dans l'homme quelques sensations qui puissent survivre à la tombe, il est doux de penser que cette pompe solennelle a pour spectateurs invisibles tout ce que la Grèce, l'Égypte et les deux Rome enfantèrent de grands maîtres dans les beaux-arts. Il semble que les siècles redescendent les temps pour célébrer un si beau jour et pour remercier la grande nation d'avoir su arracher les superbes conceptions des artistes célèbres qui les ont honorés à la rouille où les tinrent longtemps ensevelis les préjugés religieux et l'ignorance monacale. Mânes fameux ! divins génies ! dont les admirables travaux sont réunis dans cette enceinte ! répondez à la faible voix qui croit être entendue de vous : dites, lorsque vous éprouviez le tourment de la gloire, aviez-vous le pressentiment du siècle de la liberté ? Oui. C'était pour la France que vous enfantiez vos chefs-d'oeuvre. Enfin donc ils ont retrouvé leur destination. Réjouissez-vous, morts fameux ! Vous entrez en possession de votre renommée ».

On ne peut dénier à ce morceau d'éloquence, très représentatif du pathos révolutionnaire, un véritable lyrisme. Il est à la fois l'expression la plus achevée de l'idéologie du « patrimoine de la liberté » inventée en l'an II et une leçon de science politique : car les chefs-d'oeuvre « rapatriés » deviennent, par la grâce du verbe de François de Neufchâteau, l' « antique tombeau de toutes les divisions ». Ils scellent le destin de la Révolution réconciliée avec elle-même, et identifiée à une France qui est définitivement engagée sur la voie du progrès, de la liberté et de la grandeur. Ils incarnent une histoire, celle de la liberté, conquise en 1789, rétablie le 9 thermidor an II, toujours menacée par l'alliance entre tenants du royalisme et de l'« anarchie », mais porteuse de la promesse du « terme » auquel doit parvenir la Révolution.

En unissant dans le même hommage Apollon, inspirateur des arts, et Brutus, héros de la liberté romaine, François de Neufchâteau avait rappelé une fois encore l'unité des mythes fondateurs de la liberté et de la culture. Brutus et Apollon sont les gages de cette présence réelle du génie de la liberté et du génie des arts, qui conduisent désormais les destinées de la France. Le règne d'Apollon peut s'établir, parce qu'il est placé sous l'invocation de Brutus.


Dans ce torrent oratoire, le nom de Bonaparte n'avait pas été prononcé une seule fois, même si on avait évoqué les victoires des soldats de l'armée d'Italie. Il devait entrer au Caire quelques jours après... François de Neufchâteau ne pouvait pas prévoir que cette fête, la plus réussie de la Révolution, serait aussi la dernière. Quelques mois après thermidor an VI, ce serait brumaire an VIII. Le coup d'État de Bonaparte reléguerait Brutus dans une sorte d'exil intérieur. Apollon resterait, parmi les chefs-d'oeuvre des arts, mais le « temple de mémoire », le « dernier domicile » des créations du génie humain, le lieu de l'unité nationale, ne seraient plus qu'un musée, certes le plus grand et le plus beau que le monde ait connu jusqu'alors.

Pour les références et des citations et la bibliographie, je me permets de renvoyer à mes publications :

­ Édouard Pommier, « La fête de thermidor an VI », Fêtes et Révolutions, catalogue de l'exposition, Dijon, musée des Beaux-Arts, Paris, mairie du XVIe arrondissement, 1989.
­ Édouard Pommier, L'art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution, Paris, 1991.
­ Quatremère de Quincy, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l'art de l'Italie, Introduction et notes par Edouard Pommier, Paris, édition 1996.

Pour les Lettres de Monge, retrouvées et commentées :

­ Jean-François Bazin, « Les sciences, les arts et la guerre. La campagne d'Italie de Gaspard Monge, 1796-1797 », Annales de Bourgogne, n° 66, 1994, pp. 81-97.




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