La 1ere campagne d'Italie-Le franchissement des cours d'eau

 




LA LIBERTÉ EN ITALIE

Le franchissement des cours d'eau pendant la campagne

Lieutenant-colonel Jean-Louis RICCIOLI
Écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan




Au sein de l'abondante production artistique suscitée de près ou de loin par cette campagne les dessins de la collection du Ministre, conservés au Service historique de l'Armée de Terre présentent un intérêt majeur, tant artistique que documentaire, en particulier pour la connaissance de la physionomie du terrain à l'époque. Je n'insisterai pas sur la valeur artistique ou de document de ces oeuvres, puisqu'elle fait l'objet d'une exposition au SHAT. En revanche, je m'intéresserai aux sujets traités.

En effet, dans le cadre d'une thèse portant sur les franchissements de cours d'eau entre la fin du règne de Louis XIV et les années 1960, actuellement en cours de rédaction, j'ai été amené à m'intéresser aux dessins de cette collection dont l'accès m'a été largement facilité par le lieutenant-colonel Benoit. Pour sa part, Isabelle Bruller, responsable de cette collection, avec sa compétence et sa gentillesse habituelle, a mis à ma disposition sa parfaite connaissance des oeuvres ainsi que le précieux inventaire qu'elle en a réalisé. J'y remarquais alors qu'une notable proportion de dessins préparatoires avaient trait à des opérations de passage de fleuves, c'est-à-dire à des franchissements.

Il y a de cela deux siècles, Bonaparte entrait en Italie et commençait une campagne menée selon un plan à la conception duquel il avait personnellement participé. L'itinéraire suivi par son armée jusqu'en 1797, prenant en écharpe la vaste plaine du Pô, l'amenait à traverser de très nombreux cours d'eau, naturels ou artificiels. Un examen conjoint de la géographie de l'Italie du Nord et de l'itinéraire de l'armée d'Italie suffit donc à expliquer l'importance des sujets ayant trait aux cours d'eau dans la production d'un Bagetti ou d'un Bacler d'Albe pour ces années 1796-1797.

Mais il existe un paradoxe dans l'historiographie même de la campagne. Si, dans l'ensemble des travaux réalisés jusqu'à présent, sur ce sujet, les mécanismes militaires sont bien mis en évidence, les opérations de passage des cours d'eau ne sont que rarement abordées, alors qu'elles en constituent l'un des aspects forts. De plus, aucun travail ambitionnant de faire la synthèse de l'ensemble des opérations de franchissement de la campagne n'existe à ce jour.

La problématique adoptée pour y parvenir est relativement simple : comment Bonaparte, dont nous savons qu'il est entré en Italie sans moyens de franchissement, a-t-il géré ce manque alors que son itinéraire l'a amené à traverser la plupart des cours d'eau d'Italie du Nord au moins une fois chacun en un an ?

Pour y répondre l'historiographie classique a été très peu sollicitée, en dehors de trois ouvrages considérés comme essentiels : celui, posthume, de Clausewitz sur la campagne de 1796, celui de Guglielmo Ferrero, Bonaparte en Italie et les deux volumes dus aux généraux Delmas et Lessouef intitulés Napoléon chef de guerre. Par contre, les sources primaires ont été largement utilisées. Tout d'abord dans la Correspondance de Napoléon, mais aussi dans les documents concernant l'armée d'Italie conservés au SHAT dans la sous-série B. Ils ont été complétés, pour les aspects techniques, par les sources du fonds de l'Artillerie, également conservé au SHAT, qui constituent la sous-série W.

J'articulerai mon propos en trois volets dont le premier servira à planter le décor en rappelant les principales données du problème. Le deuxième me permettra de présenter trois opérations types. Enfin, dans le troisième volet, je tenterais de mieux mettre en évidence les interactions entre le problème du franchissement des cours d'eau et la conduite de la campagne.

LES DONNEES DU PROBLEME

Le franchissement : une définition

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il me semble indispensable de m'expliquer sur le terme de franchissement. Peu usité avant l'entre-deux-guerres, c'est à cette époque qu'il apparaît dans les milieux militaires. Progressivement il se substitue à celui de passage, presque exclusivement employé jusqu'alors. En même temps, il prend un sens plus restrictif. Après 1945, les travaux de l'École Supérieure de Guerre qui utilisent ce terme ne sont plus consacrés qu'aux opérations de passage des cours d'eau, à l'exclusion de toutes les autres. C'est dans ce même sens que le mot franchissement est aujourd'hui utilisé en France par les militaires et c'est dans cette même acception qu'il sera employé ici.

J'affinerai cependant cette définition, quelque peu sommaire, en précisant la portée du terme. Je définirai le franchissement comme étant l'ensemble des opérations qui concourent à la reconstitution d'un potentiel de combat au-delà d'un cours d'eau, sous la menace d'un ennemi. Il s'agit bien d'ensemble d'opérations parce qu'un franchissement ne se limite pas au passage proprement dit, mais comporte, en plus de celui-ci, une phase préliminaire ­ de reconnaissance ou mise en place des troupes ­ et une phase ­ finale ­ d'exploitation. La présence, ou mieux la menace, ennemie, caractérise, elle aussi, le franchissement. Elle varie bien sûr en fonction de l'évolution de la portée des armes, mais elle est une condition nécessaire pour que l'on puisse parler de franchissement. Lorsque cette menace est absente, on utilise un autre terme, lui aussi emprunté au vocabulaire militaire contemporain, celui de rétablissement d'itinéraire. À une opération de franchissement succède, le plus souvent, une opération de rétablissement d'itinéraire.

Le franchissement, enfin, est une opération dualiste, relevant à la fois de la tactique et de la technique. C'est une opération excessivement périlleuse pour celui qui la tente dans la mesure où il se trouve presque immanquablement fractionné ­ pour ne pas dire désorganisé ­ et rendu plus vulnérable au feu de l'ennemi.

Le théâtre d'Italie du Nord

Qu'il me soit permis, ici, de me livrer à un rapide rappel de l'environnement physique dans lequel s'est déroulée la campagne. On peut distinguer quatre domaines majeurs dans le réseau hydrographique d'Italie du Nord. Le premier domaine est constitué par les affluents de la rive droite du Pô, approximativement orientés sud-nord. Du fait du tracé du cours du grand fleuve seule une infime partie coule des Alpes, le reste, la grande majorité, coule depuis le versant nord des Apennins. C'est au complexe de la rive droite que Bonaparte à affaire dans la première phase de conquête du Piémont.

Le deuxième domaine c'est le Pô lui-même. C'est à la fois un obstacle et une voie de communication. Orienté ouest-est et long de 600 kilomètres, en 1796, il est navigable à partir de Staforda, un peu en amont de Turin, mais les sources précisent que les manoeuvres de pontage y demeurent délicates. Au moment où commence la campagne, il existe un certain nombre de ponts flottants ou de bacs servant à faire communiquer les deux rives. Alors que la rive gauche se partage entre le Piémont, la Lombardie et les possessions de terre ferme de la Sérénissime République, la rive droite est morcelée entre les petites principautés d'Italie centrale, parmi lesquelles le duché de Parme. C'est sur un territoire appartenant à cet État que Bonaparte commence la deuxième partie de la campagne en franchissant le Pô à Plaisance.

Le troisième domaine est celui des affluents de la rive gauche du Pô. Ce sont ceux qui forment les obstacles les plus importants et les plus rapprochés et qui sont utilisés le plus facilement comme lignes de défense. On ne compte pas moins de dix de ces coupures entre Novare et Mantoue. De profondeurs variables selon les saisons, elles présentent fréquemment des profondeurs de trois mètres et plus, qui rendent impossibles les passages à gué. C'est dans ce domaine que se poursuit la deuxième partie de la campagne.

Le domaine du Pô finit après Mantoue. Mais, jusqu'à Gradisca, il y existe une autre dizaine d'obstacles. Pour être moins importants et moins profonds le régime torrentiel de ces cours d'eau ne les rend pas moins dangereux. Parmi les plus importants signalons l'Adige, qui traverse Vérone, long de 360 kilomètres, dont la largeur varie entre 60 et 200 mètres pour une profondeur oscillant entre 1 et 5 mètres selon la saison. Le Tagliamento, coulant du Tyrol, long de 140 kilomètres et qui est alimenté par de nombreux torrents qui en font un cours d'eau totalement imprévisible. C'est dans cette zone que s'achève la campagne à partir de l'hiver 1796-1797.

C'est donc dans un environnement physique complexe que se déroule la campagne. Les moyens destinés à franchir les cours d'eau ne pouvaient être mis en oeuvre que par des spécialistes.

L'armée d'Italie : une armée sans moyens de franchissements

La prise de commandement de l'armée d'Italie par Bonaparte coïncide, à quelque chose près, avec la création, la même année, de deux bataillons de pontonniers. Mises sur pied à Strasbourg, ces deux unités sont destinées à fournir les spécialistes de la mise en oeuvre des équipages de ponts. Peu après la création de ces bataillons le Directoire décide, d'ailleurs, d'affecter à chaque armée deux compagnies de pontonniers ainsi qu'un équipage de ponts. Pour l'armée d'Italie les quelques documents, qui traitent de ce sujet, nous laissent à penser que le sort de cette fonction s'est joué en deux temps.

Dans un premier temps, Schérer puis Bonaparte ont bel et bien envisagé la mise sur pied, dans leur armée, de ces unités, dotées de leur équipage de pont. C'est, en tout cas, ce que laissent penser quelques documents signés par Schérer en janvier 1796 : une lettre du 28 janvier 1796, adressée au général Dujard qui commande l'artillerie, donne les chiffres théoriques de pontonniers prescrits par le Directoire pour l'armée d'Italie : une compagnie d'ouvriers à 80 hommes et deux compagnies de pontonniers à 60 hommes, soit 200 hommes au total. À son tour, Bonaparte réclame. Mais l'armée d'Italie, comme chacun le sait, est, en 1795, une armée secondaire pour laquelle il n'est consenti aucun effort important. Aussi les unités de pontonniers et les quelques équipages de ponts existant dans les arsenaux strasbourgeois ou mosellans demeurèrent réservés aux armées opérant sur le Rhin et la Moselle, voire dans le Nord. Ainsi, il n'y eut ni pontonniers ni équipages de ponts à l'armée d'Italie avant l'entrée en campagne. De toutes les façons, et quand bien même matériel et personnels auraient rejoint Nice, il aurait été matériellement impossible de faire entrer l'équipage de pont en Italie. Il y avait pour cela trop peu d'animaux de trait, et le peu qui s'y trouvait fut réservé en priorité à la traction des pièces d'artillerie. De plus, jamais les chariots du pont d'équipage n'auraient pu franchir le col de Tende, le seul de la région qui aurait pu se prêter à une telle aventure.

Tout cela explique pourquoi Bonaparte entra en Italie sans équipages de ponts. Il ne fait d'ailleurs que se conformer, en cela, à la tradition des armées françaises envoyées combattre en Italie du Nord depuis le début du XVIIIe siècle. Au début de son commandement Bonaparte semble avoir à coeur de compléter son parc d'artillerie en le dotant des moyens de franchissement qui le composent normalement (1).

Pour tempérer quelque peu ce tableau sombre de la situation de la fonction franchissement à l'armée d'Italie en 1795, je dirai que Bonaparte dispose de deux atouts importants dans la personne de son directeur des ponts, le chef de bataillon Antoine François Andréossy et de son adjoint le capitaine Ponge. Ce sont tous les deux des officiers d'artillerie puisque, depuis la fin du règne de Louis XIV, l'exécution des franchissements et la construction des ponts d'équipages sont dévolus, en France, à des officiers et des hommes appartenant à cette arme. Directeur des ponts, né le 6 mars 1761, il décédera le 10 septembre 1828. Sorti premier de sa promotion d'officiers d'artillerie en juin 1781, il choisit d'aller servir au régiment d'artillerie d'Auxonne. Il combat en Hollande en 1787. Nommé capitaine en 1788, il prend fait et cause pour la Révolution lorsque celle-ci éclate, ce qui lui vaut, par la suite, de jouir d'une réputation de bon patriote. À partir de 1792 il se trouve en Alsace, où il fait nombre d'essais sur les projectiles d'artillerie (expériences de Sélestat). Après un bref passage à l'armée du Rhin, en 1794, il rejoint cette même année l'armée d'Italie. C'est à cette affectation qu'il est nommé chef de bataillon (29 mars 1795). La campagne de 1796 est son véritable moment de gloire puisqu'il y gagne son épaulette de colonel (décembre 1796). Celle de général lui sera remise à l'issue de la campagne (avril 1798) en raison de la qualité de son service comme directeur des ponts. Remarqué par Bonaparte, il fait partie des quelques officiers choisis pour leur conduite pour aller à Paris apporter au Directoire les drapeaux pris à l'ennemi. De son expérience, Andréossy tira un certain nombre de travaux dont quelques-uns seulement furent publiés après sa mort.

Son adjoint est le capitaine Ponge, lui aussi officier d'artillerie. Bien que ses éléments biographiques soient moins aisés à cerner que ceux de son chef, on sait de lui qu'il est lieutenant-colonel en 1814. C'est l'époque où il compose un recueil de ses travaux réalisés pendant la campagne d'Italie (2). Plus axé sur le problème particulier des matériels de franchissement, il complète parfaitement l'ouvrage d'Andréossy qui, lui, s'attache plus à la morphologie des sites de franchissement.

Le décor planté voyons, maintenant, comment les problèmes de franchissement, qui se sont posés pendant la campagne, ont été tour à tour résolus.

UNE OPERATION DE FRANCHISSEMENT : LE PASSAGE DU PO

La campagne d'Italie de 1796 est rythmée par les passages successifs de cours d'eau, plus ou moins difficiles, plus ou moins rapides. L'armée, dépourvue de moyens de franchissements, doit faire face à une double exigence. La première est, comme nous l'avons dit, la nécessité de franchir pour pouvoir poursuivre un ennemi qui utilise les cours d'eau comme lignes de résistance, la seconde est le rythme extrêmement rapide imposé par son général en chef. Aussi les officiers confrontés au problème le résolvent-ils au coup par coup, en fonction de la situation locale et du moment. En conséquence, cette campagne offre une riche palette d'opérations de franchissement, aptes à illustrer les trois procédés les plus usités : la prise d'un ouvrage d'infrastructure existant, le franchissement par moyens discontinus et le passage à gué. Cependant, pour des raisons de temps, nous n'en avons retenu qu'une, la plus importante, le franchissement du Pô.

Le franchissement du Pô

Pour le général en chef de l'armée d'Italie ce devait être l'une des opérations majeures de la campagne. C'est le point de départ de la manoeuvre de Lodi. Mais, au risque d'être en contradiction avec une certaine image de cette campagne qui pourrait laisser croire que cette phase fut exécutée sans difficultés, nous dirons que la perspective de devoir franchir le Pô inquiéta longtemps le général en chef de l'armée d'Italie. C'est ce qu'il confirme dans une lettre au Directoire du 6 mai 1796, dans laquelle il écrit :

« Je sais que vous savez mieux que personne évaluer la force des obstacles qu'il n'appartient pas à l'homme de franchir tout d'abord, et que vous êtes bien loin d'écouter ces militaires des clubs qui croient qu'on passe de grandes rivières à la nage (3). »

Son armée vient de combattre sans répit pour pouvoir déboucher dans la plaine du Piémont et l'armée autrichienne, en face, est encore relativement fraîche et nombreuse. Le but des Français est Milan, et Bonaparte fait état de son intention de passer le Pô au plus près de cette ville. Pour atteindre son but il est placé entre deux alternatives : tenter soit un franchissement de vive force sur un site derrière lequel les Autrichiens l'attendent, soit une opération sur un site moins menacé, où la surprise lui assurerait en grande partie le succès. C'est cette deuxième solution qui est retenue.

La phase préparatoire

Après la signature de l'armistice, à partir du 2 mai, Bonaparte s'apprête à longer le Pô. Il ne sait pas encore où il le franchira, car cela dépend du parti qu'adoptera Beaulieu pour la suite des opérations, mais il semble qu'il se soit très tôt fixé sur Plaisance. Comme nous l'avons dit, les matériels de franchissement font cruellement défaut au général français qui, en vue de s'en procurer, ordonne à ses commandants de divisions de ratisser les berges du fleuve et de ses affluents et de s'emparer de tout ce qui flotte et peut être utilisé pour la réalisation des supports flottants (bateaux, barques, planches, etc.) (4). Il demande à Masséna de faire arrêter tous les bateaux qui naviguent sur le fleuve et lui ordonne de disposer, à cet effet, des pièces d'artillerie sur les rives. Les divisions de l'armée d'Italie capturent dès ce moment un certain nombre d'embarcations tandis que d'autres sont mises en chantier (5).

Dans sa recherche de moyens il va même jusqu'à demander au roi de Piémont-Sardaigne une partie du matériel dont celui-ci pourrait disposer dans l'arsenal de Turin. Ce à quoi le monarque répond qu'il n'en a plus. Vérité, ou mensonge d'un souverain soucieux de ne pas faciliter l'avance des troupes qui l'ont vaincu ? Peu importe, car le résultat est le même : Bonaparte doit se contenter des seuls matériels que récupèrent ses divisions au fur et à mesure de leur avance et des quelques-uns qui sont construits sur place. C'est peu car les Autrichiens, qui viennent de passer le Pô en détruisant le pont de Valenza derrière eux, ont entrepris de brûler tous les bateaux qui leur tombaient sous la main.

C'est alors que s'engage, entre les deux adversaires, un jeu dont l'inégalité a bien été mise en exergue par G. Ferrero et dans lequel les deux adversaires n'utilisent pas tout à fait les mêmes règles (6). Pour Bonaparte, en position d'attaquant, donc plus faible, il s'agit de trouver à la fois le moment et l'endroit le plus favorable pour tenter un passage, même s'il faut pour cela violer la neutralité de certains états. Ce qui lui importe avant tout c'est de trouver un site suffisamment éloigné du gros des forces autrichiennes pour que celles-ci ne risquent pas de le surprendre en pleine manoeuvre de franchissement.

Indirectement les Autrichiens l'y aident en préparant une défense face à l'ouest, c'est-à-dire en se mettant à même de protéger Milan d'une armée française débouchant du Piémont. Ils semblent confortés en cela par la libre disposition qu'ont les Français du passage de Valenza, clause qu'ils ont tenu à faire figurer dans l'armistice signée avec le Piémont-Sardaigne. Ils réagissent donc de façon classique en fonction de cette menace potentielle en commençant à organiser une défense échelonnée dans la profondeur qui s'appuie sur le réseau des affluents du Pô.

En ce début de mai 1796, les renseignements dont dispose Bonaparte le portent à croire que ses adversaires peuvent lui résister successivement sur l'Agogna, le Terdoppio et le Tessin (7). Franchir en aval, vers Plaisance, pourrait lui procurer des avantages qu'il conçoit de façon claire et qu'il expose au Directoire dans sa lettre du 6 mai 1796 : couper les lignes de communications autrichiennes, contraindre Beaulieu à une bataille à fronts renversés. Mais, si Bonaparte voit clairement les conséquences d'un franchissement, le problème reste entier : il ne sait toujours pas ni où ni comment. Toujours dans sa lettre du 6 mai, il écrit : « Quand passerons-nous le Pô ? Où le passerons-nous ? Je n'en sais rien (8). » Pourtant l'opération est urgente car il a fait de la vitesse le maître mot de sa campagne. Toute sa correspondance au Directoire pour cette époque en témoigne, ceci d'autant qu'en retour les directeurs le pressent de prendre Milan.

Bonaparte hésite entre deux possibilités : franchir à Valenza, dans le cas où les Autrichiens auraient évacué la région de Lomello (la Lomelline), franchir vers Plaisance dans le cas où l'ennemi ne remarquerait pas trop tôt l'avance française dans cette direction (9). De fait, il monte une manoeuvre qui lui permet de jouer l'un ou l'autre scénario, tout en privilégiant le passage à Plaisance. Une course s'engage alors pour devancer suffisamment les Autrichiens qui suivent les Français de l'autre côté du Pô.

L'exécution

Mais revenons à la situation de l'armée d'Italie au 5 mai, avant le franchissement. À ce moment, elle entame sa progression le long du fleuve en poussant des reconnaissances destinées à préciser la situation de l'ennemi et celle des moyens de franchissement disponibles. Cette progression s'effectue parfois à portée des canons autrichiens qui se trouvent sur la rive gauche, ce qui continue d'alimenter les craintes de Bonaparte. À Plaisance, qui appartient au duché de Parme, neutre, se trouve un bac d'infrastructure intact. S'il était suffisamment rapide pour devancer les Autrichiens sur ce site il pourrait utiliser ce moyen de franchissement pour faire passer une partie de son armée. Mais il lui faut pour que cela réussisse, que son mouvement soit ignoré le plus longtemps possible par ses adversaires.

Afin de mettre le plus de chances de son côté, il coupe son dispositif en deux. Afin de capter l'attention des Autrichiens toujours persuadés de le voir déboucher de Valenza, il laisse la division Sérurier dans le Montferrat, entre Valenza et Alexandrie, face au site probable de passage et la division de Masséna dans la région de Sale. Le reste, c'est-à-dire le plus gros de son armée, doit progresser le long du Pô selon un dispositif qui deviendra l'un des classiques de la tactique napoléonienne. Aux ordres de Dallemagne il constitue une avant-garde composée de grenadiers, de carabiniers et de troupes à cheval, qui précède le gros à moins de 50 kilomètres. Le gros, c'est-à-dire le reste de l'armée, se compose des divisions Augereau, Laharpe et Kilmaine, qui sont en mesure de se porter rapidement au point crucial en cas de nécessité. Ces unités reçoivent des ordres de mouvement datés du 5 mai, qui les dirigent vers Plaisance.

Ayant pris ces dispositions, le lendemain, 6 mai, Bonaparte envoie Andréossy reconnaître Plaisance en vue de voir si les conditions d'un passage sont réunies. La chance lui sourit car, ce même jour, quelques barques transportant du sel sont capturées avec leurs équipages le long du Pô et Andréossy a la chance de mettre la main sur cinq bateaux qui servent de transport logistique et d'ambulance aux Autrichiens. Les renseignements sont bons puisque, dans un premier temps, on ne signale que quelque 150 cavaliers autrichiens sur la rive gauche du Pô, face à Plaisance.

Bonaparte, à qui les nouvelles qu'on lui apporte laissent penser que le gros de l'ennemi se trouve encore sur le Tessin, vers Pavie, décide de tenter le tout pour le tout en précipitant le mouvement. Il ordonne les préparatifs du franchissement qui doit commencer le lendemain, 7 mai. Après le passage de la tête d'avant-garde, qui s'est fait sur des bateaux, Andréossy est parvenu à établir un pont volant sur lequel peuvent passer 50 chevaux. Il y a amarré un certain nombre de bateaux dans lesquels s'entassent les hommes ; on peut en faire passer 500 en une rotation complète. Celle-ci dure une heure (le passage d'une rive à l'autre durant une demi-heure). C'est ainsi que passent les troupes de l'avant-garde qui mettent en fuite les hussards autrichiens qui se trouvaient sur place. Avant le franchissement les troupes de Dallemagne ont parcouru plus de 60 kilomètres en 36 heures (12).

Elles sont suivies par la division Laharpe qui reçoit l'ordre de franchir dans leur sillage pour commencer à créer une tête de pont, ce qui est fait dans le courant de la nuit à la lueur des torches mises en place par les hommes d'Andréossy. Afin de pousser l'avantage le général en chef demande à Augereau d'accélérer sa marche pour commencer à franchir le plus vite et le plus près possible par rapport à la division Laharpe. Il doit passer à Verato, dix kilomètres en amont de Piacenza, où se trouve un autre bac. Cet ordre est exécuté avec toute la promptitude qu'en attendait Bonaparte.

Ainsi, à peu de distance |'une de l'autre les deux divisions franchissent avec un faible décalage. C'est la condition sine qua non pour créer une véritable tête de pont susceptible de permettre le passage du reste de l'armée, et dont on ne risque pas de se voir chassé. La réussite dépend maintenant du débit des troupes françaises. Il faut que celles-ci aient atteint au plus vite, sur la rive ennemie, la masse critique qui doit leur permettre de s'y maintenir, avant que les Autrichiens ne se soient rendus compte de ce qui se passe et n'aient réagi. Pour créer une masse encore plus importante Bonaparte ordonne à Masséna de se mettre en mouvement vers Plaisance.

Dans un premier temps Bonaparte charge l'adjudant général Vial de régler le passage à Plaisance, c'est-à-dire de maintenir une pression permanente sur les troupes qui franchissent afin que le débit ne baisse pas. Il est remplacé par Kilmaine, à qui Bonaparte confie la même mission, et qui veille au franchissement toute la nuit du 7 au 8 mai. Dans le même temps Chasseloup-Laubat franchit à Plaisance avec des troupes du génie afin de commencer à travailler aux retranchements d'une tête de pont, car il importe de se mettre en mesure de résister en cas de réaction de la part des Autrichiens. Enfin, alors que débutaient les rotations du pont volant de Plaisance, Andréossy faisait commencer les travaux de lancement d'un pont flottant sur ce même site dans le but d'augmenter le débit en offrant aux troupes un passage continu, Bonaparte pouvait écrire au Directoire une brève relation de son franchissement (13). Ce qu'il ignorait, c'est que les Autrichiens, prévenus du mouvement des troupes françaises, étaient en train de se déplacer dans l'espoir de le surprendre dans sa manoeuvre. Mais, au matin du 8 mai il y avait déjà suffisamment de troupes françaises sur la rive gauche du Pô pour qu'elles puissent s'y maintenir en cas de réaction de l'ennemi. Dès le 7 mai, d'ailleurs, Sérurier avait reçu l'ordre de rejoindre l'armée à Plaisance, sa présence n'étant plus d'aucune utilité à Valenza. Le pari tenté par Bonaparte avait réussi et il pouvait l'écrire au Directoire : « Le passage du Pô est l'une des opérations les plus essentielles. Il y avait des paris que nous ne le passerions pas de deux mois » (14).

Parce que Bonaparte avait fait maintenir un débit élevé de troupes toute la nuit la réaction du général Beaulieu n'eût plus l'effet qu'elle aurait pu avoir. Étalés sur plusieurs dizaines de kilomètres de longueur les corps de l'armée autrichienne tentaient de rattraper l'avance prise par les Français et de les devancer sur l'Adda. Leur avant-garde, forte de 8 000 hommes aux ordres de Liptay, atteignit les sites de franchissement le 8 vers midi, alors que le passage se poursuivait mais que les Français se trouvaient déjà en position pour passer à l'attaque. Il y eut un engagement, dans la zone de Fombio, qui retarda les Français, donnant le temps à Beaulieu de faire filer ses troupes au-delà de l'Adda, seule solution qui lui restait pour ne pas avoir à livrer une bataille à fronts renversés. Violemment bousculés, les Autrichiens de Liptay résistèrent, mais durent, en fin de compte, céder sous la poussée des Français. Ils avaient cependant donné au reste de leur armée le temps de se précipiter vers l'Adda et le passage de Lodi (15). S'ils n'y furent pas immédiatement suivis par les Français, c'est que le passage de l'artillerie et de la division Masséna, qui avait pris du retard, se poursuivit encore pendant la journée du 9 mai, journée au cours de laquelle Bonaparte négociait avec les envoyés du duc de Parme. C'est cette circonstance qui permit à Beaulieu de passer l'Adda et de s'y réorganiser. Le corps de Schübirz, envoyé en renfort, ne put déloger les Français qui entamèrent leur progression en direction de Lodi.

Comme on le voit, le franchissement du Pô lors de cette première campagne d'Italie fut une opération extrêmement rapide, menée par un chef qui avait fait de la vitesse d'exécution une sorte de leitmotiv. Cependant sa réussite était loin d'être inéluctable, les inquiétudes du général en chef de l'Armée d'Italie en disent assez long à ce sujet. S'il a pu réussir, c'est que plusieurs facteurs se sont cumulés.

Le premier est que Beaulieu et Bonaparte ne font pas la même guerre. On a beaucoup glosé sur les capacités, ou l'incapacité, du premier qui est ­ nous l'avons vu ­ respectueux des traités et de la neutralité des états riverains. Il ne comprend pas ou ne s'est pas encore rendu compte que Bonaparte ne fonctionne pas selon les règles que lui-même applique. En retour, le Français est tout aussi surpris des manoeuvres de l'Autrichien qu'il ne comprend pas, autre preuve que les deux adversaires ne fonctionnent pas selon les mêmes logiques. Que les Autrichiens se soient installés pour attendre l'arrivée des Français face au débouché de Valenza au lieu de les marquer tout de suite depuis la rive gauche pendant leur progression peut, en grande partie, s'expliquer de cette façon.

Le deuxième est le principe d'économie des forces, que nous voyons ici en gestation, sur lequel nous ne reviendrons pas. Le dernier, non moins important que les précédents à nos yeux, est la juste perception qu'a eue Bonaparte de sa manoeuvre de franchissement, remarquablement secondé qu'il fut par Andréossy. Cette justesse de conception, en particulier en ce qui concerne la notion de débit et son exécution par les généraux de l'armée d'Italie a fait la différence. C'est en partie de là que, quelques décennies plus tard, Clausewitz tira la matière de sa théorie de la défense des fleuves qu'il exposa de façon quasi mathématique dans son Von Kriege. Par la suite, Napoléon utilisera le procédé que nous avons décrit près d'une cinquantaine de fois !

CAMPAGNE D'ITALIE
ET FRANCHISSEMENTS

Ces opérations ne se sont pas faites au hasard. Dans cette dernière partie, nous comptons mettre en relief les liens particuliers entre les opérations de franchissement et la campagne. Le moment est donc venu de poser un regard d'ensemble sur ces franchissements, leurs caractères dominants, les moyens utilisés pour les mener à bien ainsi que leur importance au regard de la campagne.

Typologie des opérations

J'ai pu relever, au cours de la campagne d'Italie, une vingtaine d'opérations de franchissement de tous types, dont la majeure proportion correspond à des franchissements offensifs. Nous avons vu au début que les franchissements furent nombreux et leur étude fait ressortir un certain nombre de caractères propres. Remarquons tout d'abord que les cours d'eau les plus franchis sont l'Adige et le Mincio, ce qui est normal, dans la mesure où la campagne se déroule pour la plus grande partie entre ces deux coupures.

Un simple comptage, assorti d'une mise en forme sommaire, laisse apparaître immédiatement un certain nombre de caractères dominants. Le premier est la régularité de la fréquence des franchissements jusqu'à la fin de 1796. Après un pic au mois d'avril, au tout début, le nombre se stabilise entre deux et quatre opérations. Celles-ci se trouvent groupées par paquets alternant avec des périodes de calme. Ainsi on trouve 4 opérations en mai, aucune en juin, 2 en juillet, de nouveau rien en août, puis 3 en septembre et ainsi de suite. La succession de ces opérations rend parfaitement compte de l'architecture de la campagne, à tel point qu'on peut se demander si elles n'ont pas joué un rôle plus important qu'on le pense ordinairement.

Le type de franchissement le plus pratiqué est le passage sur un pont d'infrastructure enlevé de vive force, comme le passage de la Corsaglia ou de celui de l'Adda à Lodi. Loin, en deuxième position, se trouvent les passages à gué, de type « franchissement du Tagliamento » et les passages par moyens discontinus (barques ou ponts volants) ou d'équipages, de type « franchissement du Pô ».

Ce dernier point nous semble être assez important. En effet, démuni de moyens de franchissement, Bonaparte est contraint pendant la quasi totalité de la campagne de s'emparer des infrastructures existantes pour pouvoir passer les cours d'eau. Cette obligation se trouve encore renforcée par l'impératif de rapidité que s'est fixé le général en chef. Les opérations de franchissement par moyens d'équipages demandent des délais que Bonaparte n'était pas prêt à consentir. S'il veut aller vite, Bonaparte n'a pas intérêt à traîner à sa suite des attelages qui sont d'une telle lenteur par rapport au rythme qu'il impose à son armée qu'ils ne lui serviraient à rien. N'oublions pas qu'alors l'animal le plus couramment utilisé pour la traction dans la plaine du Pô était le boeuf ! D'où la volonté constante de s'emparer en priorité des passages d'infrastructure, qui le conduit à monter beaucoup de ses opérations en fonction de ces sites. La prise d'un pont de vive force étant une opération aussi brutale que rapide. Ainsi, l'absence de ponts d'équipages n'est pas ressentie comme une gêne.

Cela explique aussi que les manoeuvres en direction des ponts d'infrastructure aient pu fortement influer sur le déroulement des opérations. Mais, cette explication, si elle justifie le nombre important de manoeuvres en direction des ponts d'infrastructure tout au long de la campagne, ne nous semble valable que jusqu'à l'automne 1796. Voyons maintenant comment a été résolu le problème lorsque les conditions ont commandé l'utilisation de moyens discontinus.

Les équipages de ponts de l'armée d'Italie

Malgré la situation que j'évoquais dans le premier chapitre, l'armée d'Italie termina bel et bien la campagne avec un équipage de pont. Dépourvu de moyens, Bonaparte compense ce manque en vivant sur le pays. Il fait faire main basse, tout au long de sa marche, sur tout ce qui flotte. Les prises les plus importantes sont faites avant le franchissement du Pô. Ainsi, par exemple, lorsqu'il fait faire mouvement à Masséna, au début de mai 1796, lui ordonne-t-il de prendre toutes les embarcations qui pourraient servir à lancer des ponts (16). Il lui renouvelle ce type d'ordre pendant sa progression le long du Pô (17). Ordre qu'il étend à tous ses commandants de division lorsqu'il se rend compte qu'il va devoir franchir (18). Pour plus de précautions, à partir du 3 mai, il s'enquiert auprès du gouverneur d'Alexandrie des moyens nécessaires pour passer le Pô (19).

À partir du 29 mai, c'est-à-dire avant le franchissement du Pô, la Correspondance signale bien un équipage de pont, mais il nous paraît plus vraisemblable de n'y voir que des bateaux réquisitionnés transportés sur des charrettes aménagées pour la circonstance (20). C'est un procédé qui est attesté pour la deuxième campagne d'Italie dans le manuscrit de Ponge (21).

Mais, autant ces considérations valent jusqu'à l'hiver 1796-1797, autant la façon de voir du général en chef change à partir de ce moment. Bonaparte ne se résout pas vraiment à continuer la campagne sans avoir à sa disposition au moins un véritable équipage qui pourrait lui garantir un passage à sa convenance sur les coupures qui lui restent à franchir, sans avoir forcément à s'emparer d'un pont d'infrastructure. Ainsi, pendant toute la durée de la campagne, Bonaparte fait régulièrement tenir à Andréossy les sommes nécessaires à la réalisation d'un équipage de pont et au recrutement de pontonniers.

Dès novembre 1796, la correspondance du général en chef fait état d'un équipage de pont qui a vraisemblablement dû être rassemblé à partir de la fin du mois précédent (22). Ledit équipage doit être transporté de Montebello vers Vicence. Le même jour, il écrit à Berthier pour faire accélérer l'acheminement de cinq pontons qui doivent lui permettre de passer la Brenta à Bassano (23). Vers le 20 novembre, il envoie au général Lespinasse, commandant l'artillerie de l'armée, une lettre concernant les animaux nécessaires à la traction de l'équipage, son moteur en quelque sorte :

« Le général Lespinasse est prévenu que les ordres ont été donnés au commissaire ordonnateur en chef de mettre à la disposition du citoyen Périlier, directeur des équipages d'artillerie, la somme de 60 000 livres, qui doivent arriver de Livourne à Crémone, et qui sont destinées à l'achat de 2 000 chevaux pour l'équipage d'artillerie, et de 400 pour l'équipage des ponts... »

Il poursuit en ajoutant :

« L'intention du général en chef est que, sous quinze jours, l'équipage de ponts soit prêt et parfaitement organisé ; il veut aussi qu'on forme sur-le-champ une compagnie de pontonniers et une d'ouvriers, uniquement attachées à cet équipage, et que l'on n'épargne rien pour mettre en état cette partie importante de l'armée (24). »

Cinq jours plus tard Bonaparte fait ouvrir une allocation de 20 000 francs à Andréossy pour les ponts de l'Armée d'Italie (25). À la fin de ce même mois, Bonaparte évoque deux compagnies de pontonniers recrutées par Andréossy :

« À l'heure qu'il est je ne doute pas que votre seconde compagnie de pontonniers soit organisée. Quant aux pontonniers, prenez les mesures que vous croirez les plus propres pour en tirer parti en les contentant. Comme il n'y a que deux compagnies, la manière dont vous les traiterez ne peut pas influer sur nos finances (26). »

Ainsi, à partir de novembre, l'armée d'Italie compte un véritable équipage de pont et des hommes capables de le mettre en oeuvre. C'est vraisemblablement cet équipage qui suit l'armée lorsqu'en mars 1797 elle s'élance à travers le Frioul avec Vienne pour objectif (27). Les pontonniers, quant à eux, ont été recrutés sur place, parmi la main-d'oeuvre locale issue de la batellerie du Pô, comme ce fut le cas la même année pour les bataillons de pontonniers formés en Alsace pour le service du Rhin (28). Nous devons cependant à la vérité de dire que l'équipage de pont fut peu utilisé, surtout par le fait que peu de cours d'eau du Frioul se prêtaient au lancement d'un pont de bateaux.

Commencée sans moyens, la campagne s'achève donc avec une armée pourvue de l'équipage qui a tant fait défaut au début, mais seulement dans la dernière phase, alors que Bonaparte semblait moins obsédé par la vitesse qu'au début des opérations. En cela, le général en chef, en renouant avec les pratiques de ses prédécesseurs dans la plaine du Pô, s'inscrit dans la continuité d'un savoir-faire acquis tout au long du XVIIIe siècle.

Qu'il nous suffise de poser le problème en termes simples. Pendant les conflits auxquels la France prit part au cours du siècle des Lumières, des armées sont envoyées en Italie du Nord. Les officiers d'artillerie, chargés de faire franchir ces armées, accumulent non seulement un certain savoir-faire, mais aussi une foule de renseignements qu'ils consignent pour leur usage personnel. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, cette expérience fit l'objet d'une diffusion dans le cénacle restreint des officiers d'artillerie. Ainsi, à la veille de la Révolution ­ la majorité des officiers de ce corps ­ auquel appartenait Bonaparte, ne l'oublions pas savait comment, par exemple, on avait résolu le problème du manque d'équipage de pont pendant la guerre de Succession de Pologne. De la même façon que ces officiers étaient au courant des ressources que pouvait procurer la plaine du Pô : barques de commerce, bois, ponts volants ou bacs d'infrastructure.

Le jeune Bonaparte est très certainement en contact avec cette littérature lorsque, jeune officier d'artillerie, en 1788, il est en garnison à Auxonne. Comme tout jeune officier d'artillerie en formation il y lit ce que nous appellerions aujourd'hui des manuels, dont la plupart comportent un chapitre traitant des équipages de pont et quelques-uns des rappels historiques sur les campagnes du siècle.

Autrement dit, les officiers d'artillerie de l'armée d'Italie, pas plus que leur général en chef, ne découvrent vraiment le problème du franchissement en général et celui de la plaine du Pô en particulier. S'ils n'ont pas une connaissance personnelle du théâtre dans lequel ils doivent opérer, ils en ont au moins une connaissance superficielle grâce aux travaux publiés. Ils possèdent, de plus, une culture adaptée à leur mission qu'ils doivent à l'expérience accumulée et consignée depuis près d'un siècle par leurs anciens et transmie dans le cénacle restreint des artilleurs.

Une campagne en partie menée en fonction des problèmes de franchissement ?

La campagne d'Italie ce sont dix-huit batailles et soixante-cinq combats victorieux. Parmi ces actions il y a plus d'une vingtaine d'opérations de franchissement de tous types, soit presque une action sur quatre. Quelle place tiennent ces opérations dans la campagne ? Nous allons tenter d'apporter des éléments de réponse à cette question.

Dans son historique de la campagne de 1796 Clausewitz a une phrase pour caractériser l'action de Bonaparte lors des phases de conquête du Piémont et de la Lombardie : « Bonaparte agit suivant des plans très simples, et ce sont, en somme, les meilleurs quand on a en vue des résultats bien décisifs (29). »

Aussi, les deux premières phases de la campagne, la conquête du Piémont et celle de la Lombardie, s'organisent en grande partie en fonction de la possession des passages d'infrastructure dont la possession était vitale pour une armée dépourvue de moyens de franchissements. Et, mises à part les opérations autour du lac de Garde, les mouvements des deux armées, autrichienne et française, s'organisent bel et bien en fonction des cours d'eau et des passages existants.

Mais le corollaire obligé de cette façon de procéder est la conservation des passages, de façon à garder à la fois l'intégrité des lignes de communications et de ne pas être pris au dépourvu au cas où les événements tourneraient mal. Bonaparte en a le souci permanent tout au long de la campagne. Souci bien légitime puisque par ces passages transitent ses lignes de communication. La Correspondance fait apparaître trois documents de même destination qui ont pour objet la préservation de ces passages si chèrement acquis (30). Datés successivement de juin, octobre et décembre 1796 ce sont des ordres de mise en place de troupes destinées à garder les points de passage principaux de la rive gauche du Pô. Les noms de localités sont révélateurs : Plaisance, Lodi, Pizzighettone, Cremona, Pavie, etc. De même, chaque fois que le rythme des opérations le permet, Bonaparte fait réaliser des têtes de pont fortifiées.

Dans le même ordre d'idée, il est soucieux de trouver des sites de franchissement possibles, ponts ou gués, avant chaque bond en avant. Le renseignement y joue alors un rôle de première importance. Témoin, par exemple, les ordres qu'il donne à Augereau le 24 avril 1796 afin que celui-ci reconnaisse les ponts et les gués du Tanaro avant son avance vers Cherasco. Connaissant la double nature ­ à la fois tactique mais aussi technique ­ des opérations de franchissement il a le soin de doubler son ordre par un second adressé à Maubert et Andréossy, pour que ceux-ci trouvent également, dans le même secteur, des sites propres au franchissement (31). Dans le même registre, on doit classer son insistance lorsque, en avril 1796, il s'adresse au général Haquin, qu'il vient de charger des forteresses de Ceva, Mondovi et Cherasco, et lui « recommande expressément nos communications, et les ponts sur les rivières » (32). Quelques jours plus tard, il fait organiser une véritable tête de pont sur la Stura justement à Cherasco (33).

Ainsi, à travers l'idée de « manoeuvre pour possession des passages », c'est bien à une nouvelle lecture de la campagne que nous sommes conviés.

Au cours de la première campagne d'Italie, Bonaparte a joué la rapidité avant tout, annulant, par là même, les inconvénients qu'il y avait à se présenter en Italie démuni de moyens de franchissements. Pour ces deux raisons, il a largement privilégié la prise d'ouvrages d'infrastructure. Cependant, par nécessité dans un premier temps, par précaution ensuite, il ne s'est jamais totalement résolu à continuer sa progression vers l'Autriche entièrement démuni de ponts d'équipages. Il a donc utilisé les mêmes moyens que ses prédécesseurs du XVIIIe siècle dans la Péninsule, s'inscrivant ainsi dans leur droit fil. Remarquons-le, tant dans les pratiques qu'à travers les hommes, il n'y a, dans ce domaine précis, pas de rupture avec le XVIIIe siècle, mais au contraire une remarquable continuité à laquelle Bonaparte, officier d'artillerie, participe au même titre qu'un Moreau sur le Rhin.

Du fait du fulgurant destin du principal protagoniste de cette campagne, il a parfois été tentant de faire apparaître dès 1796, l'homme d'Austerlitz ou de Wagram, et de le représenter traversant l'Italie du Nord tel un météore faisant voler en éclats, avec une déconcertante facilité, tous les obstacles mis sur son passage, y compris les cours d'eau. Nous avons pourtant vu que le rôle joué par le réseau hydrographique de l'Italie du Nord et par son franchissement était loin d'être négligeable ­ et on ne les passe pas à la nage ­ pour reprendre l'expression de Bonaparte. Dans ces conditions, quel statut donnerons-nous à ces opérations dans le déroulement général de la campagne d'Italie ?

Je dirai, tout d'abord que ce ne sera plus celui qui leur a été dévolu jusqu'à présent, à savoir, une place d'arrière plan. Faute de travaux effectuant le lien entre tous les franchissements de la campagne, l'importance relative de ces opérations a pu longtemps échapper aux uns et aux autres, alors qu'elles en constituent l'un des grands ressorts. Ce que l'on a appelé la manoeuvre de Lodi n'est possible que grâce au franchissement rapide du Pô. Or, nous l'avons vu, pour audacieux et fortuné qu'il soit le jeune général en chef de l'Armée d'Italie est en proie à l'inquiétude à la veille du franchissement.

Faut-il, au contraire, donner à ces opérations une importance capitale, eu égard aux éléments que je viens de mettre en lumière, considérant que, somme toute, Bonaparte se comporte en parfait officier d'artillerie et qu'il applique ni plus ni moins les recettes qui lui ont été transmises au cours de sa formation ? Je ne le pense pas. Certes, Bonaparte aborde le problème du passage des coupures en Italie du Nord en fonction de la formation reçue. Mais celle-ci ne conditionne qu'une partie de son comportement. Les succès répétitifs qu'il remporte sont là pour clamer la présence d'un réel génie de la guerre.

Faut-il, enfin, penser que Bonaparte a cédé soit à la tyrannie du terrain soit à un certain déterminisme des sites de franchissement ? En d'autres termes, les armées seraient-elles condamnées à ne passer qu'à certains endroits prédestinés, expliquant par là pourquoi les mêmes noms figurent pendant parfois un siècle et demi dans les relations de campagnes ? Bonaparte, enfin, aurait-il été contraint d'organiser sa manoeuvre en fonction des seuls passages existants, soit par ponts comme à Lodi, soit par bacs comme à Plaisance sur le Pô ? Là encore, le sens de l'à-propos et de la juste décision du général en chef et de ses commandants de division expliquent en grande partie pourquoi cette campagne fut un succès total.

Pour ma part, je considère que la place à faire aux contraintes inhérentes au franchissement dans la campagne d'Italie est du même ordre que celle faite aux mouvements des armées ennemies, à savoir essentielle, mais pas toujours déterminante. Nantis de ces éléments, il est possible de procéder à une relecture complète de la campagne. C'est ce que firent, chacun de leur côté, Jomini et Clausewitz, mettant en relief, avec un inégal bonheur, certains parmi les éléments que je viens d'évoquer. Cette place éminente du franchissement, dès lors qu'il s'agit de progresser dans des régions à forte densité de cours d'eau, est une constante non seulement des guerres de la Révolution et de l'Empire, comme elle le fut pour les guerres de l'Ancien Régime. À cet égard, les opérations de la campagne d'Italie préfigurent toutes celles de l'Empire. Napoléon, chef de guerre, procédera pour les opérations à suivre selon les mêmes procédés que ceux que je viens de vous livrer et qu'il expérimenta en Italie. C'est l'ensemble de ces opérations qui servit, de base, à partir de la Restauration, à la théorisation du franchissement en France, comme c'est sur cette même base que les chefs militaires français se sont appuyés jusqu'à la Grande guerre pour concevoir leurs opérations de franchissement.

(1) Correspondance de Napoléon Ier, Plon et Dumaine, 1858.

(2) SHAT 4c43, n° 1156, Ms. Ponge, op. cit.

(3) Correspondance de Napoléon, op. cit., tome 1, n° 337.

(4) Ibid., nos 311, 312, 313.

(5) Ibid., n° 337.

(6) G. Ferrero, op. cit.

(7) Correspondance de Napoléon Ier, op. cit., tome 1, n° 337.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

(10) Ibid., tome 1, n° 349.

(11) Ibid., tome 1, nos 348 et 365.

(12) Ibid., tome 1, n° 353.

(13) Compte rendu daté du 20 floréal an IV, SHAT, B3 125 ; registre provenant des papiers du général Desaix.

(14) Correspondance de Napoléon, op. cit., tome 1, n° 305.

(15) K. Von Klausewitz, La campagne de 1796 en Italie, Paris, L. Baudoin, 1899. Traduction du capitaine J. Colin, 355 pages, cartes. Clausewitz n'a pas disposé des sources françaises dans leur intégralité, d'où un certain flou, voire certaines erreurs lorsqu'il détaille les opérations menées par Bonaparte. En revanche, il a eu accès aux sources autrichiennes ce qui fait de son ouvrage avec celui de G. Ferrero, un complément indispensable à la lecture des sources françaises.

(16) Correspondance de Napoléon, op. cit., tome 1, n° 291.

(17) Ibid., tome 1, nos 304, 305, 306, 311.

(18) Ibid., tome 1, nos 312, 313, 314.

(19) Ibid., tome 1, n° 309.

(20) Ibid., tome 1, n° 515.

(21) Ponge, Ms. SHAT 4c13, n° 1156, op. cit.

(22) Correspondance de Napoléon, op. cit., tome 2, n° 1156.

(23) Ibid., tome 2, n° 1166.

(24) Ibid., tome 2, n° 1205.

(25) Ibid., tome 2, n° 1220.

(26) Ibid., tome 2, n° 1523.

(27) Ibid., tome 2, n° 1570.

(28) Il s'agit des deux compagnies signalées dans quelques textes comme compagnies provisoires de bateliers lombards et qui formeront plus tard l'un des deux bataillons de pontonniers de l'armée française.

(29) K. von Clausewitz, op. cit., p. 43.

(30) Correspondance de Napoléon, op. cit., tome 1, n° 606, et tome 2, nos 1091 et 1313.

(31) Ibid., tome 1, nos 228 et 229.

(32) Ibid., tome 1, n° 263.

(33) Ibid., tome 1, n° 285.




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