La 1ere campagne d'Italie-Introduction

 




LA LIBERTÉ EN ITALIE

Introduction

Professeur Maurice VAÏSSE
Université de Reims
Directeur du Centre d'études d'histoire de la Défense




À l'origine de cette expédition qui dure du printemps 1796 à l'automne 1797, on trouve la volonté du Directoire de sortir la France de l'isolement dans lequel elle se trouve, en butte à l'hostilité de ses voisins européens. Renonçant à se tourner contre l'Angleterre, la France songe dès 1795 à concentrer ses efforts en direction de l'Autriche, qui mène la réaction contre la jeune république française. Ne parvenant pas à atteindre l'empire des Habsbourg par la route allemande, la France décide d'emprunter la route italienne, en mobilisant l'armée d'Italie, cantonnée à Nice. Afin de commander cette armée, le directeur Barras, commandant en chef des forces républicaines, fait confiance au jeune général Bonaparte. Censée n'être qu'une manoeuvre de diversion, la campagne d'Italie devient par la volonté de Bonaparte l'axe même de la guerre. Celui-ci franchit les Alpes et en moins d'un mois isole et neutralise l'armée piémontaise, alliée de l'Autriche.

Le 15 mai 1796, Milan est aux mains des Français. Bonaparte y fait son entrée solennelle, et adresse à ses compagnons d'armes cette proclamation : « Soldats, vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Appenin. Vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s'opposait à votre marche... Milan est à vous. L'armée qui vous ménageait avec orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage : le Pô, le Tessin, l'Adda n'ont pu vous arrêter un seul jour... » et se tournant vers les Italiens, il les rassure : « que les peuples soient sans inquiétude, nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants de Brutus, de Scipion et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de nos victoires. »

La Liberté est donc aussi l'enjeu affiché de la campagne. Carnot, un des membres du Directoire, l'écrit à Bonaparte : « Toute la France, toute l'Europe ont les yeux fixés sur vous! Vos triomphes sont ceux de la Liberté ! ». Et le 22 septembre 1796, le jour anniversaire de la République française, une grande fête est organisée à Milan. Face au Duomo, une image de la Liberté figure sur un magnifique piédestal. Des musiques françaises et milanaises jouent des fanfares. On assiste à un défilé de troupes. Pendant le banquet, l'effigie de la Liberté s'anime tout d'un coup sous les traits d'une fort jolie femme vêtue à la grecque, agitant un drapeau tricolore. Elle descend s'asseoir sur un char magnifique attelé de six chevaux et après être allé saluer le général Bonaparte qui siège au palais Serbelloni, elle parcourt la ville où partout on entend le refrain de l'hymne célèbre :

« Del despotico potere Ite al foco, iniquieditti, Son dell'Uomo i primi dritti Eguaglianza e libertà »

Bref, la Liberté est la valeur suprême. Mais quelle Liberté ? Nul mot n'est plus équivoque, nul n'a reçu plus de significations différentes. C'est un de ces mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu'ils ne parlent ; qui demandent plus qu'ils ne répondent, de ces mots qui ont fait tous les métiers.

Manifestement, on assiste là à l'opposition entre deux notions de liberté : à la liberté conquérante, impérialiste, s'oppose la liberté de 1789. Les Français entendent-ils vraiment libérer les Italiens ou se servent-ils de la liberté pour s'imposer ? De là vient le malentendu entre la France et l'Europe. Il y a loin du décret promettant le 19 novembre 1792 l'aide aux peuples qui veulent acquérir leur liberté, à la réalité de la guerre de conquête qui fait bon marché du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

À coup sûr, l'Italie exerce une espèce de fascination sur ces Français qui découvrent l'Italie et se sentent investis d'une mission. Ils perçoivent un pays dans un état de servitude « dont les ancêtres furent si grands et auquel il convient de rappeler les racines inspiratrices de la Révolution française ».

Pour Stendhal, qui a contribué à magnifier la geste française auprès des milieux italiens, « ce peuple s'ennuyait depuis cent ans », peuple endormi, vassal, efféminé, plongé dans la nuit par le despotisme autrichien. Des soldats français viennent le délivrer et lui apporter la Liberté et les valeurs mâles et fortes de la jeunesse : « on renversa les statues, et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière : c'est l'allégresse générale et l'épanouissement de tous les coeurs, au point qu'on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui avaient oublié d'être moroses et de gagner de l'argent. » Aux yeux de Stendhal, l'Italie saute à pieds joints plusieurs siècles grâce à Bonaparte.

Mais il y a l'envers du décor, c'est l'idéologie conquérante de la Révolution et les méfaits d'une armée d'occupation. Si les Français exportent la fièvre révolutionnaire, ils veulent en contrôler les effets, comme l'écrit Carnot à Bonaparte, le 22 juin 1796 : « Rien ne peut être plus conforme à nos voeux que de voir se propager autour de nous les principes de démocratie qui sont la base de notre gouvernement, mais il faut prendre garde à ne pas compromettre notre propre Liberté en voulant fonder celle des autres. Le Directoire a pensé qu'aussi longtemps que notre armée serait en Italie il fallait que cette région fut regardée comme pays conquis, de peur que sous prétexte de fraterniser les habitants ne parvinssent à se soustraire aux contributions qui leur seront demandées (...). Le Directoire ne croit donc pas qu'il fut prudent de laisser se convoquer quant à présent les assemblées primaires dans le Milanais, mais il ne peut qu'être avantageux d'inspirer aux habitants l'amour de la Liberté et le désir de secouer le joug impérial ». Certes les Français affectent d'opposer les opprimés aux oppresseurs, le peuple patriote aux nobles et au clergé manipulés par l'Église et le Saint-Siège mais les villes délivrées sont placées sous gouvernement militaire, leur administration sévèrement contrôlée et les constitutions imposées aux Républiques-soeurs. D'abord accueillis en libérateurs

­ Stella, la fille du tambour major d'Offenbach, chante : « Petit Français! Brave Français, viens délivrer notre Patrie ! » ­ les Français sont ensuite perçus comme des envahisseurs et ils suscitent l'hostilité d'autant plus qu'ils ont parfois la main lourde ­ en raison des pillages, les officiers le reconnaissent eux mêmes, « les soldats occasionnent des maux au peuple auquel on dit vouloir donner la Liberté » ­ et dans la saisie des oeuvres d'art ordonnée par le Directoire. Là aussi, l'idéologie de la liberté est en cause. Il s'agit de confisquer au profit du peuple et pour son édification les monuments des sciences et des arts dans un musée, « lieu de célébration du Beau et de l'Utile dans l'enthousiasme unanime des victoires de la Liberté. Rassemblez-y tout ce que la République renferme déjà de chefs-d'oeuvre, tous ceux que produiront vos artistes, ceux que vous pourrez enlever aux nations voisines et arracher avec de l'or à leur ignorance ou à leur avarice. »

Ce qui fut dit fut fait et les occupants ont requis des oeuvres d'art qui prennent le chemin de la métropole, tant et si bien que le 9 thermidor an VI (27 juillet 1798), une grande fête de la Liberté des Arts célèbre l'arrivée à Paris des « monuments des victoires de l'Armée d'Italie » (1). On voit se déployer du Jardin des Plantes au Champ de Mars, une longue caravane de chars tirés par des buffles portant des statues, dont l'Apollon du Belvédère, des bustes, des bronzes, des tableaux de Raphaël, de Véronèse, des livres, des manuscrits mais aussi des ours, des lions et même des dromadaires qui font grand effet sur le pavé parisien.

Toutefois, si l'intervention française d'Italie a eu à court terme ces effets négatifs, elle a semé des graines pour l'apprentissage de la démocratie. L'explosion des clubs et de la presse, à laquelle on assiste alors, habitue les Italiens à discuter publiquement des grands problèmes de l'heure. L'expérience politique est aussi décisive pour le développement futur du Risorgimento. Déjà les patriotes italiens s'étaient adressés à Bonaparte pour le supplier de créer l'unité italienne. « Citoyen général, votre gloire sera peu durable si vous ne cherchez pas les moyens de perpétuer... la Liberté parmi nous... Bonaparte, père de la patrie italique, s'efforcera par tous les moyens de la rendre heureuse. » L'intervention française permet aux Italiens de prendre conscience de leur personnalité, et elle donne le départ du mouvement unitaire italien. La Liberté va illuminer tout le XIXe siècle. L'expérience italienne n'est certes pas une parenthèse. L'idée d'une mission civilisatrice de la France accomplissant l'idéologie révolutionnaire et la faisant rayonner dans tout l'univers est chantée tant par Michelet que par Lamartine. Péguy lui aussi célèbrera la France qui « n'est pas seulement la fille aînée de l'Eglise... Elle a aussi dans le laïque une sorte de vocation parallèle singulière, elle est indéniablement une sorte de patronne et de témoin (...) de la liberté dans le monde. »

Finalement, « Italia fara da se » et le pouvoir d'un mot est tel qu'il y aura toujours des poètes pour écrire ce nom « Sur les images dorées, Sur les armes des guerriers, Sur la couronne des Rois... Liberté » (2)


(1) Chantal Georgel, « Le pillage des oeuvres d'art », L'Histoire, n° 124.
(2) Paul Éluard, « Liberté ».




Chronologie | Ecrits | Acteurs | Lieux | Sources