La 1ere campagne d'Italie-Le jacobinisme Italien<BR> face à la politique française

 




LA LIBERTÉ EN ITALIE

Le jacobinisme Italien
face à la politique française
dans la peninsule

Professeur Vittorio CRISCUOLO
Université de Milan




Le théâtre italien n'a jamais eu pour la France révolutionnaire qu'une importance secondaire. Les victoires de Bonaparte, et surtout son jeu politique personnel imposèrent, contre la volonté du Directoire, fidèle pour sa part à l'objectif des frontières naturelles, la centralité du problème italien dans le cadre de la politique extérieure de la France. Mais Bonaparte, quoi qu'il ait affirmé à Sainte­Hélène, ne visait qu'à jeter dans la péninsule les bases de sa propre fortune politique, si bien qu'il ne fonda en Italie que des républiques satellites et vassales de la puissance française. Enfin, la création d'une nation italienne libre et indépendante n'a jamais été à l'ordre du jour.

Quelle valeur faut­il donc attribuer aux efforts généreux des démocrates italiens pour amorcer un processus révolutionnaire dans la péninsule ? C'est là la question que je souhaite aborder dans le but de proposer quelques indications préliminaires. Pour ce faire, je proposerai un certain nombre de textes qu'on peut considérer, en quelque sorte, comme « exemplaires » en raison des directives de recherche et des indications méthodologiques qu'ils fournissent.

Il s'agit tout d'abord de mettre en lumière les racines, idéologiques et politiques, de l'attitude des démocrates italiens face à la France révolutionnaire et à ses représentants dans la péninsule. À ce propos, il faut remarquer qu'il n'est pas possible de comprendre la lutte politique qui s'est développée en Italie pendant le triennio si l'on ne considère pas la période antérieure à la campagne de Bonaparte. En fait, c'est dans la période 1792­l796 que le jacobinisme italien s'est formé et a réalisé ses premières épreuves politiques, et c'est dans ces mêmes années que se sont posés tous les problèmes qui ont conditionné la question de la liberté italienne au cours du triennio. Il s'agit de considérations presque évidentes, qui pourtant ont été souvent ignorées par les historiens italiens du XVIIIe siècle.

Prenons par exemple un journal publié en langue italienne à Monaco en 1793, le Monitore italiano politico e letterario. Le rédacteur en était le piémontais Giovanni Antonio Ranza (1) qui avait été contraint à quitter sa ville, Verceil, après avoir participé en 1791 aux troubles qui visaient à soustraire au patriciat le contrôle de l'administration municipale. L'analyse du journal, paru à l'époque de la grande lutte entre Montagnards et Girondins, montre que le jacobin piémontais avait appris à faire front avec habileté et prudence aux événements de la situation politique française.

Dès les premiers numéros le journal de Ranza suit attentivement l'action politique et journalistique de Marat et, dans le numéro 6 du 21 janvier 1793, rappelle le discours dans lequel il avait dénoncé à la Convention l'existence d'un complot pour sauver le roi et pour attenter à la sécurité de la République. Mais lorsque la Gironde lance à la Convention son attaque contre l'Ami du Peuple, Ranza prend une attitude progressivement plus prudente : il se met à parler de l'excès de Marat (2), et ensuite, le 29 avril, après le décret d'accusation contre lui, l'appelle « écrivain très dangereux ». Mais une semaine plus tard, le 6 mai, Ranza fait remarquer que Marat, malgré les attaques des Girondins, poursuivait intrépide son activité de journaliste : « Entre­temps il continue à écrire sa gazette dans son souterrain, gardé à vue par ses fidèles sans­culottes, et se moque de la Convention ». Et enfin Ranza peut manifester toute sa satisfaction lorsqu'il donne la nouvelle de l'absolution et du triomphe de Marat à la Convention. Il s'agit sans doute d'une attitude très prudente, évidemment justifiée de la part d'un exilé, qui visait surtout à une expansion des armées révolutionnaires dans la péninsule.

Peut­on parler d'opportunisme ? Il ne faut pas oublier que les journaux publiés par Ranza en 1797­1798 auront tous le même titre que celui de Marat : l'Amico del Popolo.

Mais, dans le journal de Ranza, il faut considérer surtout un texte très important, qui permet de comprendre les programmes et les aspirations des patriotes italiens dans ces mois décisifs de l'histoire révolutionnaire. Il s'agit d'une lettre ouverte à Maximilien Robespierre et publiée dans le numéro 19 du 3 juin 1793. 11 faut souligner la date de ce texte : le 3 juin, le lendemain de l'insurrection parisienne qui avait marqué la défaite de la Gironde et avait permis à la Montagne de s'assurer le contrôle de la Convention. La lettre représente en effet un véritable plan d'instructions pour l'armée française en vue d'une prochaine invasion du Piémont. Ranza insiste en particulier sur deux points. En premier lieu il recommande « le respect des individus et des propriétés, surtout des églises et des ecclésiastiques », et poursuit : « La leçon reçue en Belgique doit servir de règle. Je ne dis pas que le Piémont soit plein de préjugés religieux comme la Belgique : non, ma patrie ne mérite pas cette réputation. Il s'agit du pays qui, après la France, est le moins lié aux préjugés parmi les catholiques, et surtout parmi les peuples d'Italie. Tout cela se réfère cependant aux personnes cultivées, même dans le clergé. Mais le peuple... Ah le peuple !... Il est toujours peuple partout ».

D'un point de vue politique, la lettre de Ranza vise surtout à obtenir la garantie que la France aurait favorisé l'établissement d'une république piémontaise libre et indépendante, alliée et amie éternelle de la République française. À ce propos il réclame pour les Piémontais une liberté inconditionnelle dans le choix de la forme du gouvernement, pourvu qu'elle soit républicaine, et dans la détermination des droits civils et religieux : « La Révolution française, écrit­il, pourra être un exemple auquel se rapporter, mais non pas une règle sans exception ».

Ranza touche ici, dès 1793, le n&brkbar;ud décisif de la liberté italienne, c'est­à­dire la nécessité de réaliser une révolution italienne originale et autant que possible autonome et différente par rapport au modèle français, proportionnée à la situation politique, aux conditions économiques et sociales, à la tradition historique et culturelle de la péninsule.

La lettre de Ranza à Robespierre propose déjà les objectifs politiques desquels se serait inspirée, trois ans plus tard, la tentative de révolution en Piémont organisée par les patriotes italiens en liaison avec Filippo Buonarroti. L'action italienne du jacobin pisan au printemps 1796 est bien connue grâce aux travaux de nombreux historiens, parmi lesquels je veux citer Jacques Godechot et Armando Saitta. Nous savons, par exemple, qu'elle s'insérait dans le cadre de la conspiration pour l'égalité que le jacobin pisan organisait simultanément et qu'elle s'est développée sur deux plans différents. Buonarroti, en agissant à Paris comme un porte­parole des patriotes italiens, essaya d'obtenir du gouvernement français la garantie que l'armée d'Italie suivrait dans la péninsule une politique de libération et non de conquête. Nous savons qu'il fut chargé par le ministre des Affaires étrangères Delacroix d'une mission secrète en Italie, mission qu'il n'a pas accomplie en raison de son arrestation survenue le 10 mai 1796. En même temps les patriotes italiens, qui opéraient en liaison avec lui et avaient leur quartier général à Nice, organisaient une initiative révolutionnaire en Piémont. Cette insurrection visait surtout à établir, avant l'arrivée de l'armée française, un noyau de gouvernement provisoire dans le but d'éviter un régime d'occupation militaire (3). L'insurrection éclata en effet et aboutit à la brève expérience de la municipalité provisoire révolutionnaire d'Albe, qui fut brisée par l'armistice de Cherasco signé le 28 avril 1796 (4).

La réaction des milieux démocratiques à l'armistice signé par Bonaparte avec Victor­Amédée est exprimée efficacement par une lettre de Francesco Saverio Salfi qui a été retrouvée et publiée par Armando Saitta. Patriote calabrais émigré en France après la conjuration jacobine napolitaine de 1794, Salfi est assez connu, même en France, parce qu'il a joué un rôle important dans la culture française du XIXe siècle : nous rappelons par exemple la poursuite de l'Histoire de la littérature italienne de Ginguené et la collaboration à la Revue encyclopédique de Marc­Antoine Jullien. En lisant la lettre de Salfi, écrite de Gênes le 3 mai 1796 et adressée à Paris « aux citoyens Celentani, Selvaggi, Buonarroti et à tous les amis de la liberté française et italienne », on comprend que l'armistice a porté un coup très grave aux projets des démocrates italiens :

« On n'avait jamais conçu de plus belles espérances non seulement sur la France mais aussi sur l'Italie quand un armistice précipité vient presque les détruire au moment qu'elles étaient assurées. (...) Le général Buonaparte et le commissaire Salicetti nous présentent l'armistice conclue comme très avantageuse pour la France vu qu'elle rend immanquable la conquête de l'Italie, et par­là elle consolide la Révolution et le gouvernement français. Je crois le contraire (...) » (5) Salfi soumet donc à une sévère critique la politique extérieure du Directoire et même les projets de Bonaparte qui visaient exclusivement à la conquête de Milan. Cette critique s'inspire évidemment des principes exposés par Buonarroti dans un opuscule publié au début de 1796, La paix perpétuelle avec les rois. Ce texte affirme qu'il est inutile de poursuivre une paix durable avec les rois et les gouvernements despotiques étant donné qu'ils seront toujours les ennemis inconciliables de la Révolution. Salfi, en conclut que l'intérêt de la France exigeait l'établissement d'une république italienne d'après l'exemple de la république batave :

« L'Italie conquise d'un côté, organisée de la manière qu'on aurait cru la plus utile, et d'un autre côté la Hollande, toutes les deux républiques neutres et alliées de la France, en même temps qu'elles affaibliraient des ennemis qui l'épient de tous côtés pour la surprendre avec avantage, ces deux républiques, dis­je, auraient contrebalancé et enchaîné d'une certaine manière les forces de la coalition qui, vraisemblablement existera autant qu'il y aura une république en France et des rois en Europe qui seront toujours ses ennemis naturels.(6) (...) Et pourquoi veut­on et doit­on chasser d'Italie l'Autrichien quand avec les mêmes efforts on pouvoit chasser de ce pays tous les ennemis ? De quel avantage sera pour la France une conquête isolée et partielle qu'on sera contraint d'offrir aux autres faute d'en savoir que faire ? Veut­on conquérir le Milanois pour le rendre ensuite comme un dédommagement des conquêtes sur le Rhin ? » (7).

Après l'échec du projet révolutionnaire en Piémont, les positions politiques qui se confronteront au cours du triennio sont déjà définies, et presque cristallisées, dans un cadre diplomatique qui paraît désormais consolidé. On pourrait dire, en quelque sorte, que les jeux sont faits. Anna Maria Rao a écrit à cet égard : « Dès lors, le parti de la guerre à outrance contre les rois et les gouvernements despotiques devint le parti de tous ceux qui, en France et hors de France, ne pensaient pas que la révolution était terminée. » (8)

D'un côté, l'arrestation des chefs babouvistes, le 10 mai 1796, a renforcé sans doute la méfiance du Directoire à l'égard des révolutionnaires italiens, unis par de si nombreux liens avec Buonarroti et considérés désormais par les dirigeants français comme de dangereux « anarchistes », ennemis inconciliables des équilibres politiques établis en France par le tournant modéré de Thermidor : c'était une raison ultérieure qui venait confirmer la répugnance du Directoire à abandonner la politique de la ligne sur le Rhin en faveur d'un engagement dans la péninsule.

D'un autre côté, le mouvement démocratique se trouva relégué, dès ce moment, dans le rôle d'opposition qui, abstraction faite des oscillations et des adaptations dictées par les circonstances politiques, aurait caractérisé toute son action au cours du triennio.

La Lombardie libérée de la domination autrichienne fut soumise en effet justement à ce régime d'occupation militaire que les démocrates avaient de toute manière essayé d'éviter par leurs intiatives diplomatiques et politiques. Les vagues promesses de Bonaparte ne suffisaient pas à contrebalancer les dommages du régime militaire, comme le prouvaient entre autres les premiers mouvements populaires contre les Français. Les malversations et les vols des agents, des militaires, des fournisseurs, se joignant aux contributions, aux réquisitions, à l'obligation de maintenir l'armée, risquaient d'éloigner définitivement les masses italiennes du programme révolutionnaire. L'inquiétude du parti démocratique montait donc rapidement, et enfin l'impatience à l'égard de la politique française dans la péninsule vint en pleine lumière. À ce propos un texte très intéressant, l'article intitulé « Sur l'influence des chouans en Italie » paru le 20 septembre 1796 dans le Termometro politico della­Lombardia (9) , le plus important et le plus influent des journaux démocratiques du triennio. L'article est anonyme mais son contenu et son style m'ont convaincu qu'il est né sous la plume de Pietro Custodi, jacobin de Galliate, près de Novare, historien et économiste, bien conn u en France surtout en raison de sa précieuse collection de manuscrits et de livres appartenant à la Bibliothèque Nationale de France, à Paris. L'article dénonce vigoureusement la conduite des autorités françaises dans la péninsule :

« Le système pratiqué jusqu'ici par les Français en Italie a couru des dangers si grands qu'il faut désormais l'abolir ou le corriger. Le seul fait de tolérer la classe des aristocrates équivaut à peser sur le peuple et sur les patriotes. Tout le poids de la guerre tombe sur ces derniers, qui sont les moins aptes à le soutenir [...] Cette tolérance implicite, pratiquée en faveur des uns, et qui a rendu intolérable la misère des autres, combinée en même temps avec l'influence d'un gouvernement militaire, qui d'ordinaire ne considère que la rapidité du moment et jamais les progrès ultérieurs des événements, (...) a affaibli l'enthousiasme de la liberté que les patriotes y avaient depuis longtemps allumé et alimenté ».

Convaincu que le destin de l'Italie se jouait moins à Milan qu'à Paris, l'auteur vise surtout à mettre en garde les républicains français contre les dangers qui menaçaient la liberté de la république : « Français, vrais républicains, reconnaissez enfin vos ennemis ; je me réfère à ceux qui par leurs principes et par leur expérience n'aiment pas, et ne peuvent pas aimer votre gouvernement. Votre indulgence vous a coûté assez de dangers et de sacrifices [...]. Les signaux contre­révolutionnaires provenant de Paris et de la France tout entière ne sont pas des artifices d'alarmistes [...] ».

L'on retrouve sans doute dans ce texte les aspirations, les considérations politiques et même les humeurs qui auraient poussé les démocrates italiens à organiser, deux mois plus tard, le 14 novembre 1796, la célèbre journée pendant laquelle le peuple milanais, sous la direction des patriotes, proclama solennellement l'indépendance de la Lombardie et réclama la convocation des assemblées primaires en vue d'élections générales. Mais l'initiative du 14 novembre ne servit qu'à attirer sur le parti démocratique la réaction des autorités françaises. La volonté de Bonaparte de décider à son gré les destins de la péninsule n'en fut nullement modifiée : tout le procès qui a abouti à la formation des républiques italiennes, la Cispadane d'abord, et ensuite la Cisalpine et la Ligurienne, s'est opéré sous la complète tutelle du général en chef de l'armée d'Italie.

Au cours de ces mois les débats politiques du parti démocratique ont regardé en premier lieu l'attitude qu'il fallait avoir face à la politique de la France, et en particulier de Bonaparte. C'est donc justement ce problème, vraiment décisif et très délicat, qui a déterminé la formation de distinctions et d'oppositions dans le front démocratique. En fait, en juin 1797, à l'époque de l'établissement de la République cisalpine, le mouvement patriotique se présente partagé entre deux options politiques : fallait­il accepter et même soutenir la République cisalpine, qui laissait entrevoir un certain progrès dans la situation politique de la péninsule, ou bien fallait­il dénoncer la tutelle française qui laissait présager une continuation, sous des formes nouvelles, de l'occupation militaire ?

Une opposition intransigeante au procès d'organisation constitutionnelle de la Cisalpine fut exprimée par Pietro Custodi dans le journal qu'il fonda au cours de l'été 1797 et qui était rédigé entièrement par lui, Il tribuno del popolo (10). Dès son premier numéro, paru le 2 août, Custodi déclarait que l'établissement de la Cisalpine n'avait modifié que dans la forme le régime d'occupation militaire imposé par les conquérants à la Lombardie :

« Enfin, après quatorze mois d'incertitude, de craintes et de vexations, nous sommes républicains. Mais la domination des étrangers n'est pas terminée avec la fin du régime militaire : les mêmes contributions sont encore exigées ; au nom de la liberté les mêmes hommes nous gouvernent et la plupart des nouvelles autorités nationales continue dans sa précédente servilité en rampant aux pieds du vainqueur ».

Au nom des principes démocratiques Custodi condamne même la décision d'agréger les territoires de la Cispadane à la république Cisalpine, décision qui néanmoins répondait aux projets des patriotes : en effet il aurait appartenu aux législateurs cispadans, élus par le peuple, de décider l'adhésion à la Cisalpine, et non pas à Bonaparte, qui avait montré ainsi, une fois de plus, son mépris pour la souveraineté du peuple. Mais Custodi condamne de même la docilité des autorités italiennes face au despotisme de Bonaparte, et fait remarquer que les législateurs cispadans aussi bien que les législateurs cisalpins, avaient dans ces circonstances le même droit que l'Assemblée nationale à l'époque de la séance royale du 21 juin 1789. lls auraient donc dû opposer à Bonaparte les mêmes mots prononcés par Mirabeau à la présence du grand maître des cérémonies de Louis XVI : « l'autorité du peuple nous a constitué et la force seule pourra nous obliger à abandonner notre place ». C'est enfin la perspective d'une résistance institutionnelle et nationale à la politique française que Custodi envisage dans son journal.

Quelles sont les racines idéologiques et politiques d'une opposition si radicale et intransigeante? Evidemment, on ne peut pas se référer exclusivement au vigoureux sentiment national qui anime le jacobin de Galliate. Custodi n'est pas tout simplement un patriote qui combat, au nom de sa patrie, le conquérant français ; il est aussi et ­ dirais­je : en premier lieu ­ un jacobin qui s'oppose au régime modéré qui avait interrompu le cours de la Révolution et avait permis aux forces de la contre­révolution de s'organiser en France, et dans l'Europe tout entière. La véritable nature des positions politiques de Custodi, déguisée par une certaine réticence dans les articles du Tribuno del Popolo, est bien mise en évidence par quelques annotations manuscrites que j'ai eu la chance de retrouver et de publier (11).

Dans ces textes manuscrits Custodi exalte la constitution de 1793, qu'il considère comme le modèle de la démocratie et condamne en revanche la constitution de l'an III, qui avait réduit à néant la souveraineté du peuple et menaçait de détruire le régime républicain. Le principal obstacle à la liberté de l'Italie était donc la situation politique de la France, maitrisée par les forces modérées qui avaient défait les sincères républicains et étouffé enfin l'extrême tentative de revanche de la gauche à l'époque de la conjuration babouviste. C'est là la conclusion d'un texte manuscrit dans lequel Custodi examine les causes qui avaient corrompu la liberté de l'Italie :

« Les Français descendirent en ltalie tandis que les partisans d'une sévère démocratie, bien qu'affaiblis et persécutés, s'agitaient encore et tandis qu'une modération parricide, pour un souci excessif de protection du gouvernement, provoquait par tous les moyens du réalisme et de la superstition la dissolution de la République. Ils amenèrent donc dans la péninsule la même instabilité, la même absence de principes et ce mélange de modération et de sévérité républicaine qui dérive de l'action respective des deux partis » (12).

Les difficultés de la révolution italienne se reliaient donc à la politique modérée et contre­révolutionnaire du Directoire. L'opposition de Custodi à la politique de Bonaparte et du Directoire dérivait également de son sentiment national et de sa formation jacobine.

Enfin, dans le numéro 3 de son journal, qui fut aussi le dernier de sa brève existence, Custodi décida d'attaquer directement le général en chef de l'armée d'Italie :

« Les vrais républicains ont été offensés surtout par l'arbitraire, toujours grandissant au fur et à mesure que ses victoires augmentaient, avec lequel Bonaparte a traité constamment les peuples italiens, soit avant soit après qu'ils fussent remis par lui dans leur liberté originaire, si bien qu'il semble qu'il se soit réjoui à offrir un singulier et perpétuel exemple de toute­puissance militaire. Mesquine gloire, fondée sur l'abjection de ses semblables, et que la constitution elle­même, sous laquelle il a triomphé, condamnera pour l'éternité ».

Naturellement le journal fut supprimé et un décret d'arrestation contre son rédacteur fut délivré par Bonaparte lui­même, mais Custodi, prévenu en temps utile, réussit à s'enfuir de Milan et à se soustraire à la prison.

L'épisode du décret d'arrestation contre le « tribun du peuple » et de sa fuite de Milan provoqua dans les milieux démocratiques milanais un débat très vif. De nombreux journaux prirent leurs distances avec les attaques du tribun du peuple, considérées comme imprudentes, d'autant plus qu'elles frappaient justement la politique de Bonaparte qui# avait permis, contre la volonté du Directoire, l'établissement de républiques démocratiques en Italie. Sans doute ces opinions étaient dictées en quelque sorte par la prudence, qui conseillait d'amortir le contre­coup provoqué par l'épisode et à séparer les responsabilités du parti démocratique de celles du tribun du peuple. Mais l'on entrevoit clairement, en même temps, la tendance d'une aile du front démocratique à assumer une attitude plus nuancée, c'est­à­dire à se rallier, malgré les violations, faites aux institutions cisalpines et dénoncées par Custodi, des principes démocratiques. Un jacobin de Plaisance, Giuseppe Poggi, en rappelant à Custodi qu'il était nécessaire de « parler en temps et lieu », lui fit observer que ses critiques étaient dangereuses, dès lors qu'elles finissaient par détruire, aux yeux de l'opinion publique, l'existence de la Cisalpine (13) . D'autre part le rédacteur du Giornale senza Titolo, Oarlo Barelle, affirma qu'il fallait se contenter de peu et travailler pour une réalisation graduelle du programme démocratique, puisqu'il était impossible de s'opposer à la puissance militaire de Bonaparte (14). Du reste la résistance à la politique française n'avait aucune chance de succès : que pouvaient opposer à la force de l'armée d'occupation les législateurs cisalpins, qui n'avaient pas même été élus par le peuple ?

Après le traité de Campo Formio l'opposition jacobine à la politique française en Italie devint de plus en plus radicale. D'autre part les vicissitudes de la République cisalpine démentirent rapidement les calculs politiques des patriotes qui avaient préféré garder une attitude prudente et gradualiste : après le départ de Bonaparte la péninsule se transforma en un champ de bataille où les représentants civils et militaires de la Grande Nation s'affrontaient dans le but de faire triompher leurs projets ou plutôt leurs ambitions personnelles. Dans ces conditions, une aile du parti démocratique, s'étant convaincue qu'on ne pouvait rien attendre des Français, décida de rompre avec la France du Directoire et s'engagea dans l'organisation d'une conspiration qui visait à établir l'indépendance de la péninsule contre toute domination étrangère.

À cet égard il faut rappeler les mots de l'historien piémontais Carlo Botta, ancien jacobin lui­même, dans son Histoire d'Italie de 1769 à 1814 publiée en 1825. Il s'agit d'une page célèbre, qui évoque la réaction des patriotes au traité de Campo Formio :

« Ce fut à ce moment qu'il naquit une secte, laquelle, hostile pareillement aux Français et aux Autrichiens, se proposait de libérer l'Italie des uns et des autres dans le but de lui donner un gouvernement propre et indépendant (...). Afin de mettre à exécution ce projet, on organisa des assemblées secrètes qui étaient en correspondance entre elles, et qui avaient leur siège principal à Bologne ; et puisque ces assemblées se répandaient de Bologne, comme du centre, à la façon de rayons tout autour vers les autres pays d'Italie, on appela cette organisation Société des Rayons » (15).

Les recherches des historiens ont confirmé l'existence de cette société, organisée sur la base d'une chaîne de comités secrets : à cette société il faut attribuer probablement la conspiration découverte en Piémont en février 1799, dans laquelle était impliqué le poète Giovanni Fantoni.

La réaction de Custodi à la nouvelle du traité de Campo Formio, que nous connaissons d'après une note manuscrite, montre efficacement les humeurs qui animaient cette conspiration antifrançaise :

« Il n'y a pas de chose plus horrible que la conduite de Bonaparte en Italie ; il a commencé par annoncer la guerre aux tyrans et la paix aux peuples, et a fini par faire la paix avec les tyrans et par soumettre les peuples à l'esclavage.

L'histoire de sa conduite politique, lorsqu'elle sera écrite (et elle sera écrite) formera un tableau plus noir que celui du Prince de Machiavel. Quelle peine faudrait­il réserver à une violation si grave des droits de l'homme chez un peuple dans le plein exercice de sa souveraineté ? La mort » (16).

Il faut souligner cette dernière phrase : selon l'avis de Custodi le peuple français ne dispose plus du plein exercice de sa souveraineté, par conséquent la révolution n'est pas terminée. En 1798, Custodi fut un opposant irréductible à la politique française : il contesta vigoureusement les traités d'alliance et de commerce imposés par la France à la Cisalpine en février 1798 et fut arrêté deux fois par les autorités françaises au cours de cette même année.

Naturellement, le radicalisme politique et social de Custodi ne représente qu'un aspect de la Société, qui est née sans doute de la confluence d'expériences et de projets politiques très différenciés Et pourtant, surtout à l'origine, le jacobinisme radical a sans doute eu un poids tout à fait remarquable, sinon prédominant.

Mais, même en faisant abstraction du traité de Campoformio, les considérations de Custodi sont désormais empruntes d'un profond pessimisme. L'instabilité des institutions, la faiblesse du Directoire à l'égard des royalistes, l'impuissance de la gauche, alliée naturelle des démocrates italiens, lui font présager la ruine de la République et l'échec de la révolution : « Mais il y a un danger qui n'est pas moins grand : oui, peuple français prends garde à celui qui a sacrifié les principes sacrés de la démocratie aux calculs perfides de l'intérêt ! Si ce même intérêt doit le pousser à détruire ta liberté, il ne s'agira pour lui que de répéter ce qu'il a déjà fait » (17).

C'est déjà le spectre du 18 Brumaire qui fait son apparition dans cette annotation manuscrite qui remonte à la fin de 1797. D'autre part, le jacobin de Galliate connaît parfaitement la situation très délicate dans laquelle se trouvent les démocrates italiens, qui sont obligés de se confronter constamment à une alternative dramatique : s'ils dénoncent l'impérialisme français ils discréditent aux yeux de l'opinion publique les institutions républicaines et finissent ainsi par favoriser indirectement les forces de la contre­révolution :

« Il est dommage que la cause de la liberté soit unie parfois à la dignité d'hommes astucieux et perfides, qui la déshonorent ; en sorte qu'il faut respecter ceux­ci pour elle ! Il est dommage aussi que dans les abus d'un gouvernement scélérat, qui détruit la liberté en abusant de son nom, les royalistes et les vrais patriotes se trouvent à combattre le même objet, si bien que les patriotes sont contraints de favoriser en apparence les royalistes [...] ou bien à tolérer [...] la ruine de la chose publique ! Il est dommage de même qu'on ose tyranniser au nom de la liberté, si bien qu'il y a lieu pour ses ennemis de la calomnier ! » (18).

En raison même des dangers qu'impliquait une opposition déclarée à la France, un autre groupe de jacobins italiens a gardé une attitude plus prudente en préférant collaborer avec les autorités françaises et les institutions cisalpines dans le but d'obtenir quelque avantage pour le programme unitaire, ou bien de contester les projets ou les individus manifestement contraires aux patriotes. C'est là le calcul qui a poussé par exemple des jacobins ardents, tels que le napolitain Galdi ou le milanais Salvador, à se lier au général Brune et à l'appuyer dans sa bataille contre l'ambassadeur Trouvé. Naturellement il ne faut pas oublier qu'il s'agit souvent de positions tactiques, qui n'excluent pas du tout une hostilité de fond à la France du Directoire. Mais il s'agit d'un problème très complexe, que malheureusement je ne peux qu'aborder ici, tandis qu'il faudrait l'examiner analytiquement, en le rapportant aux vicissitudes convulsives et confuses de la Cisalpine en 1798.

En conclusion, le jacobinisme italien a été sans doute, même dans des formes très différenciées selon les circonstances, une force d'opposition, bien plus, la seule force d'opposition à la politique française, si l'on exclut les contre­révolutionnaires, qui a opéré en Italie au cours du triennio. Certes, il s'agissait d'une opposition vouée à l'échec. En fait, si l'on considère la situation politique de l'Italie et de la France lorsque l'armée de Bonaparte a pénétré dans la péninsule, il faut reconnaître qu'il était presqu'impossible d'y établir une république unitaire, démocratique et indépendante. L'opposition jacobine aurait­elle donc seulement la valeur d'un généreux témoignage d'orgueil national ? J'ai déjà souligné plusieurs fois l'importance de l'idéologie et de l'action politique des jacobins en ce qui concerne la formation d'une conscience nationale italienne et l'origine du Risorgimento. Faute de temps, il n'est pas possible de rappeler ici ces arguments. Je ne propose donc qu'un seul exemple.

La vie intellectuelle de l'Italie au début du XlXe siècle est marquée par un processus vigoureux d'exaltation de l'histoire et de la culture de la nation. Il est très significatif que presque tous les protagonistes de ce courant culturel, par exemple Foscolo, Gioia, Salfi, Lomonaco, aient fait partie du Mouvement jacobin. Au fond, c'était la même bataille des démocrates du triennio qui se poursuivait sous des formes nouvelles.

Même Custodi a contribué à ce mouvement intellectuel en publiant, à partir de l803, un ouvrage monumental qui recueillit en 50 volumes les théories des écrivains italiens d'économie politique (19). Le but de cette initiative est évidemment de démontrer que les Italiens avaient été les premiers en Europe à cultiver l'économie politique et pouvaient se valoir d'une tradition prestigieuse dans cette science. Custodi adresse son ouvrage « aux Italiens qui sentent encore l'aiguillon de l'honneur et le désir fervent d'être utiles à leur patrie commune », mais se refuse à le dédier à Bonaparte :

« Les dédicaces aux hommes puissants représentent toujours un hommage ; mais ceux qui en seraient dignes le méprisent ; et ceux qui ne le mériteraient pas le demanderaient en vain à un homme qui, satisfaisait de son honorée médiocrité, a toujours été au­dessus de l'ambition et ne connaît pas la crainte. » (20)

Custodi faisait déjà partie à cette époque de l'administration napoléonienne ; il serait devenu le principal collaborateur du ministre Prina. Mais dans ce refus orgueilleux il y a encore la rancune à l'égard de celui qui avait étouffé les espérances des patriotes italiens, il y a encore l'orgueil de l'ancien tribun du peuple qui, six ans auparavant, avait osé défier la colère du général en chef de l'armée d'Italie.

(1) Sur Ranza, voir V. Criscuolo, Riforma religiosa e riforma politica in Giovanni Antonio Ranza, dans « Studi storici », XXX (1989), pp. 825­872.
(2) Numéro 21, 14 mars 1793.
(3) À ce sujet, voir A. Saitta, Struttura sociale e realtà politica nel progretto costituzionale del giacobini piemontesi (1796), article publié en 1949 et réédité dans le volume : A. Saitta, Richerche storiografiche su Buonarroti e Babeuf, Roma, 1986, pp. 83­128.
(4) A. Saitta, Filippo Buonarroti e la municipalità provvisoria di Alba, article publié en 1948 et réédité dans le volume : A. Saitta, Ricerche storiografiche, cit., pp. 129­145.
(5) Ibidem, pp. 139.
(6) Ibidem, pp. 140­141.
(7) Ibidem, p. 142.
(8) Anna­Maria Rao, Républiques et monarchies à l'époque révolutionnaire : une diplomatie nouvelle ?, dans « Annales historiques de la Révolution française », 1994, numéro 2, p. 270.
(9) Sull'influenza degli scioani in Italia. Voir Termometro politico della Lombardia, sous la direction de Vittorio Criscuolo, vol. I, Roma, 1989, Instituto storico italiano per l'atà moderna e contemporanea, numéro 26, 20 settembre 1796, pp. 329­330.
(10) Les articles les plus intéressants du journal de Custodi ont été réédités dans le volume I giornali giacobini italiani, sous la direction de Renzo di Felice, Milano, Feltrinelli, 1962, pp. 335 et suivantes.
(11) Vittorio Criscuolo, Il giacobino Pietro Custodi (con un appendice di documenti inediti), Roma, Instituto storico italiano per l'età moderna e contemporanea, 1987.
(12) Ibidem, p. 492.
(13) Ibidem, p. 283.
(14) Giornale senza titolo, numéro 1, 24 août 1797.
(15) C. Botta, Storia d'Italia dal 1789 al 1814, Italie, 1825, vol. II, pp. 349­350.
(16) Vittorio Criscuolo, Il giacobino Pietro Custodi, cit., pp. 494­495.
(17) Ibidem, p. 495.
(18) Ibidem, p. 493.
(19) Scrittori classici italiani di economia politica, vol. 50, Milano, 1803­1816.
(20) Scrittori classici italiani di economia politica, parte antica, vol 1, Dedicatoria, Milano, Destefanis, 1803, pp. V­VI.




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