La 1ere campagne d'Italie-Vérité et apparence d'un aspect de la campagne de bonaparte (1796-1797)

 




LA LIBERTÉ EN ITALIE

Vérité et apparence d'un aspect de la campagne de bonaparte (1796-1797)

Emmanuelle SAYAG-BOYER
École Nationale du Patrimoine




« Je n'ai point eu, depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire, l'amour des peuples pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire très faible ; mais la bonne discipline de l'armée, le grand respect que nous avons tous eu pour la République [...], tel a été le véritable auxiliaire de l'armée d'Italie : voilà l'historique. Tout ce qui n'est bon qu'à dire dans des proclamations, des discours imprimés, sont des romans. » (sic) Bonaparte au ministre des Relations extérieures,

Ce constat cynique, exposé à la fin d'une campagne-éclair d'un an et demi, ne saurait résumer à lui seul la complexité d'une épopée militaire cruciale pour les intérêts français ; cependant il rassemble les différents éléments qui marquent l'émergence d'une nouvelle force politique européenne, celle de Bonaparte. Il permet de percevoir sur quels appuis, ce digne émule de César et d'Alexandre fondera son coup de force.

On ne peut évidemment pas réduire les commentaires de la campagne d'Italie menée par Bonaparte ­ de son arrivée à Nice, le 27 mars 1796, au traité de Campo Formio, le 17 octobre 1797 ­ aux déclarations de ce dernier. Mais il est vrai que, très logiquement d'ailleurs, les officiers supérieurs s'étendent fort peu sur le sujet des buts politiques de cette campagne et sur leurs opinions personnelles. La plupart des notes et des courriers examinés pour cette étude (1) témoignent de préoccupations logistiques et stratégiques plus que de soucis diplomatiques (2). Seuls quelques officiers qui par leurs fonctions, qui par leurs aspirations (3), se jugent de la race des politiques, se hasardent à des remarques plus personnelles. Mais ces dernières sont toujours effectuées en utilisant le vocabulaire patriotique obligatoire de l'époque, et il est fort difficile de juger de leur sincérité. A travers ce vocabulaire convenu, faut-il voir un jugement politique sur le devenir de la République française et son apport de la liberté aux Italiens ? ou un simple opportunisme de façade ?

La liberté italienne n'apparaît donc souvent qu'au détour d'une phrase, dans un jugement de valeur en relation avec une réalité militaire conjoncturelle. Il s'agit souvent d'un aparté lapidaire sur l'attitude des autochtones, ce qui donne lieu à des descriptions psychologiques des habitants, des considérations théoriques et des commentaires plus ou moins lucides sur l'avancée de la campagne. Encore s'agit-il de se méfier de tels jugements. Ces derniers sont souvent infléchis par une dialectique révolutionnaire dont se ressent le vocabulaire employé (4). Mais cette vision propagandiste réductrice se heurte à une perception mythifiée du pays « dont les ancêtres furent si grands » (5), auquel il convient de rappeler ses racines inspiratrices de la Révolution française : la notion de civisme est ainsi donnée à nouveau par les envahisseurs. De nombreux mémoires politiques émanant de députés ou de responsables provinciaux sont adressés au Directoire dans les premiers temps de la campagne, qui rappellent l'histoire mouvementée des relations franco-italiennes. Ils font usage de l'inconscient collectif, citant pour mémoire les tentatives de Brennius, François Ier, comme précédents glorieux. On peut ainsi juger de l'impact sur une partie de l'état-major, qui est donc imprégné de cette propagande, quel que soit par ailleurs son degré de culture. On peut juger de cette mise en perspective historique, par la lettre envoyée à Bonaparte par Réveillère-Lépaux, le 26 octobre 1797, qualifiant la réussite de la campagne et l'achèvement du traité par : « Cette contrée avait vu les Gaulois, guidés uniquement par l'amour du butin, s'y montrer en barbares, et depuis, sous la monarchie, les Français indisciplinés y perdre , par leur fautes, le fruit de leurs rapides et brillantes victoires. Vous avez allié à l'impétuosité de la victoire la modération du véritable courage et la sagesse des négotiations.[...] vous avez voulu être un général citoyen. [...] » (6).

L'Italie, patrie des arts, fascine également les Français par cet aspect. La « contrepartie » de la libération des Italiens de leurs oppresseurs naturels se manifeste également par un gigantesque « racket »(7). La volonté de Bonaparte ­ qui ne fait que reprendre celle du Directoire ­ est clairement affirmée sur ce point. On trouve de nombreuses directives et inventaires d'&brkbar;uvres confisquées dans les archives militaires (8). Le patrimoine antique est confisqué au profit du Peuple, pour son édification et son instruction dans le Muséum idéal en cours de réalisation (9). La France en apportant une connaissance oubliée ­ la liberté civile ­ retire les manifestations extérieures de la tyrannie antérieure.

Ces deux aspects contradictoires de l'Italie, tels que veulent l'apercevoir les Français, sont développés de manière plus réfléchie dans les comptes rendus des deux commissaires de la République, Garrau et Saliceti, chargés d'assurer la liaison entre l'armée d'Italie et le Directoire exécutif. Leur tâche est délicate car ils doivent synthétiser l'information qui circule de manière aléatoire, entre la réalité militaire du front, les mouvements de l'opinion des États voisins « alliés » ou « neutres », et les demandes politiques de l'exécutif français (10).

La liberté italienne est un enjeu affiché de la campagne (11), mais cet enjeu est limité dans les faits. Si les Français « exportent » la fièvre révolutionnaire, ils veulent en contrôler tous les effets. La rhétorique lancinante de la dichotomie entre le peuple oppressé par les tyrans : les nobles dont beaucoup sont des émigrés et le clergé ­ que le Saint-Siège manipule à distance par ses tergiversations sur un armistice et incite à prendre les armes (12) ­ trouve sa limite dans l'application qu'en feront les patriotes italiens. Les Français leur doivent leur entrée triomphale dans Milan, mais ils limiteront par la suite la latitude de décision locale. Les villes « délivrées » seront mises sous gouvernement militaire et les corps représentatifs seront sévèrement contrôlés afin de ne pas les laisser aux mains des réactionnaires (13).

Le Directoire ne souhaitant pas l'émergence d'une Italie trop puissante, les patriotes italiens que menait pour un temps Buonarroti (14), furent sacrifiés au réalisme politique. Les Français les abandonneront tout à fait lors de l'armistice de Cherasco : un soutien à Ranza et ses alliés aurait contredit la répression babouviste de l'intérieur. De plus, l'armée française se souciait peu de révolutionnaires non contrôlés sur ses arrières, alors qu'elle pouvait encore s'enfoncer dans le pays. Une étude pointilleuse montre que les atermoiements du Directoire envers la politique italienne dépendent de la lutte des factions au sein de ce dernier. Il est par contre difficile de mettre en évidence semblables changements d'opinion chez les officiers, suivant la politique intérieure française.

Pour sa part, Bonaparte fera et imposera les Constitutions de la République cispadane, contre l'avis du Directoire, tirant parti de cette lutte intestine dans l'exécutif français (15).


La correspondance militaire relate les faits principaux de la campagne : on n'examinera pas ici les détails de l'avancée des troupes, mais uniquement l'évolution des perceptions françaises de la réalité politique du pays.

Le postulat de départ concerne la servitude, volontaire ou conditionnée, de la plupart des Italiens (16). Les Français viennent les délivrer et leur donner la liberté. Sans minimiser ce sentiment réel, dont nous pouvons mal apprécier l'importance, il est intéressant de noter que les textes sont unanimes pour prêter des sentiments patriotiques aux soldats (17). Les seules fausses notes émanent, à leurs dires, des royalistes présents au sein de l'armée. En effet, les mutineries et révoltes qui ont lieu en mars 1796, se font au cri séditieux de « Vive le Roi ! » (18). Par la suite, les espions royalistes essayeront de miner le moral des troupes (19).

L'offensive menée contre le Piémont suscite des réactions sensiblement similaires chez les observateurs français. Saliceti déclare le 26 avril 1796 : « On assure qu'il y a de la fermentation révolutionnaire... ». La population piémontaise fait bon accueil aux troupes (20), toujours selon le même avis, mais les premières réticences italiennes face au comportement de l'armée commencent à apparaître (21). Cependant la « Révolution » (22) est en bonne voie, malgré les réticences de Bonaparte qui considère que le mûrissement des esprits viendra en temps voulu (23).

Ces premières affirmations sur le comportement des autochtones varient peu, en cette première partie de la campagne. L'avancée rapide des troupes françaises, due à une mobilité étonnante pour les observateurs, ne permet pas beaucoup d'états d'âme. Après avoir séparé les Autrichiens et les Sardes, Bonaparte vainc ces derniers et leur impose un armistice, le 28 avril 1796.

Les premiers jugements sur les Italiens sont donc très circonspects. Ces notions, qui restent rhétoriques prennent différents aspects selon l'avance des actions militaires. La liberté italienne est liée aux succès des troupes françaises : elle est mentionnée comme naturelle et inhérente à la présence de l'armée d'Italie. Elle ne dépend pas uniquement des victoires, mais de la capacité d'accueil et d'ouverture des autochtones. On a déjà mentionné les quelques réticences françaises dans le Piémont ; dès mai 1796, l'infléchissement de la perception française se confirme. Vech, en poste à Florence, met en garde le Directoire contre « les forces de la perfidie des habitants [de l'Italie] », car « la terreur répandue par les armes Républicaines est telle, qu'on croit inutile et dangereux de vouloir leur résister. » Il convient néanmoins de bien garder les arrières de l'armée au cas où elle s'enfoncerait dans le pays (lettre du 17 mai 1796).

En effet, Bonaparte continue l'assaut contre les Autrichiens. La Lombardie est libérée de leur domination ; l'armée française fait une entrée victorieuse « à la romaine » dans Milan, le 15 mai 1796. Les victoires de Plaisance (7 mai) et de Lodi (10 mai) avaient ancré Bonaparte dans la certitude de sa propre valeur (24). Il commence par expérimenter son pouvoir diplomatique avec la ville de Milan, dans laquelle il place, de manière discrétionnaire, des patriotes modérés à sa solde.

Lors des premières révoltes anti-françaises ou du piétinement de l'armée, on déplore avec virulence, dans la correspondance examinée, l'asservissement et l'amour de l'esclavage du peuple, qui a le tort de ne pas accueillir ses libérateurs. Le thème est récurrent dès fin mai. Il est vrai que les exactions de l'armée combinées avec la contribution prélevée sur le peuple provoquent des réactions violentes, souvent encouragées par le clergé. La population, comme l'écrira Stendhal, « ne savait pas que la présence d'une armée, même libératrice, est toujours une calamité ». Le résultat ne se fait pas attendre ; au départ de Bonaparte de Milan, une insurrection soulève une partie de la ville, ainsi que Pavie, Côme et le village de Binasco.

On peut considérer qu'Augereau, proche des ses hommes, est un peu leur porte-parole, quand il écrit à Berthier, le 26 mai 1796 : « Je n'ai pas été dupe un instant des jongleries des Italiens, et je crois l'avoir dit ; ce peuple naturellement lâche et déloyal est familiarisé avec tous les crimes, et pour se défaire d'un ennemi exercer un acte de vengeance, on sait qu'il n'est pas délicat sur les moyens, attendons nous à de nouvelles embûches mais tachons de les éviter.[...] Nous n'avons pas déployé un caractère assez décisif , nous avons fait trop pour ne pas irriter les nobles et les prêtres, nos ennemis naturels, et pas assez pour fortifier les amis de la Révolution qui sont aussi les nôtres. » (25).

Les observations sur le Piémont, transmises à Kellermann début juin 1796, témoignent de situations contrastées. La présence française pèse malgré tous les alibis énoncés : « On paraissoit accueillir avec ostentation les Français au Piémont, on ne s'y connoissoit que sous le nom de citoyen, et le peuple de Milan témoigna sa satisfaction, lorsque le Duc et sa famille en partoient, mais on assure ici, que le peuple du coté d'Alexandrie ne les aime déjà plus et qu'il les persécute en leur tirant dessus. » (26).

Une proclamation placardée en Lombardie, datée du 20 juin donne une clé de l'attitude politique officielle ; elle renforce l'avertissement implicite donné aux populations par l'arrivée des Français en territoires pontificaux, suivie de l'armistice de Bologne (23 juin 1796) et témoigne de l'avancée irrésistible des troupes.

La riposte italienne, quoique inefficace, gêne suffisamment les occupants pour leur faire considérer de faire prêter serment de fidélité à leurs nouveaux citoyens de facto (27). Par ailleurs, l'influence de la République française sur l'Italie est reconnue depuis quelques semaines par les États voisins (28) qui s'inquiètent diplomatiquement des opérations futures de Bonaparte.

Carnot rappelle à Bonaparte les enjeux de la campagne : « Rien ne peut être plus conforme à nos v&brkbar;ux que de voir se propager autour de nous les principes de démocratie qui font la base de notre gouvernement ; mais il faut prendre garde de ne pas compromettre notre propre liberté en voulant fonder celle des autres. Le Directoire a décidé que aussi longtemps que notre armée sera en Italie, il falloit que cette région fût regardée comme pays conquis, de peur que les habitans ne parvinssent à se soustraire aux contributions qui leur seront demandées. Il ne faut pas non plus garantir l'indépendance de ces peuples que nous nous trouvions obligés de prolonger la guerre pour la soutenir.[...] il ne peut être qu'avantageux d'inspirer aux habitans l'amour de la liberté et le désir de secouer le joug impérial. » (lettre du 22 juin 1796) (29). Il s'oppose à La Réveillère-Lépaux qui veut faire chanceler le pouvoir pontifical (30).

Une fois assurés de leurs arrières, les Français jugent les Italiens à l'aune de leur fidélité politique. En effet, très naturellement, jusqu'à leur entrée dans le Tyrol, les regards portés par les militaires sur la réalité italienne restent constants. Les Italiens sont divisés en deux camps : les tenants de la liberté ­ et des Français ­ et leurs adversaires. Alors que la première perception était nuancée par les a priori, on sent que les premières victoires ont donné une confiance en leur but justifiée par leur rapide avancée en terrain adverse. Même le siège prolongé de Mantoue ­ 24 août 1796 au 2 février 1797 ­ ne parvient pas réellement à casser cette confiance (31).

L'un des témoignages les plus constants est celui de Sulkowski. Traversant l'Italie, il décrit les peuples rencontrés par : « La Romagne dans ce moment ci est proie aux troubles et cette contrée peut s'estimer heureuse si elle échappe aux horreurs de l'anarchie. Un parti très nombreux et fort répandu (heureusement qu'il est désarmé) aspire après le désordre. Ils se qualifient de révolutionnaires, leur intention est de massacrer tous les Français qui tomberaient entre leurs mains, de refuser les contributions publiques de rançonner les prêtres et de piller les nobles, voilà ce qu'en Romagne on appelle le parti républicain, voilà les idées que les successeurs des « Quirites » ont de la liberté! [...] L'Italien énervé ne conçoit d'autre moyen que celui de ravir avec astuce, la moindre résistance le ferait se désister de son entreprise, la moindre vigueur renverserait l'édifice quelconque de sa liberté s'il parvenait à en construire » (32). Son opinion ne s'améliore pas par la suite ; en effet, le peuple est manipulé par le Clergé et « ils commencent même à vouloir résister à l'oppression, et c'est le premier pas vers la liberté. » En traversant Ferrare en octobre 1796, il note que : « faute de mieux, ils nous copient par le dehors, ce sont des enfants qui chancellent sur l'espace que parcourt leur instituteur, mais dont les pas promettent de s'affermir. » (33). Tout au long de ses relations militaires, il gardera cette méfiance légèrement méprisante du pays.

Ses camarades se montrent un peu plus optimistes ; Rome est une triste exception. À côté du regret de Cacault qui fait état de la situation romaine (34), Bonaparte et Garrau montrent un peuple attaché à sa liberté (35) .L'agitation lombarde tout d'abord encouragée sera réprimée par la suite.

À la fin de l'été 1796, la situation semble se retourner en faveur des républicains. Les courriers montrent une stabilisation de l'opinion chez les habitants de Reggio, Ferrare et en Lombardie dans tout son ensemble (36). Relatant le combat de Roveredo à Berthier, le général divisionnaire Vaubois lui dit que « le désordre a été horrible [...] c'est d'autant plus affreux que les habitants du village me paraissent bien intentionnés, et qu'ils se trouve dans le nombre des gens attachés à notre révolution et qui ont été persécutés, une indemnité pour ce village et quelques autres aux environs me semble justice. » (8 septembre 1796) (37).

En réprimant l'agitation lombarde, Bonaparte avait dû complaire au Directoire : il favorisa l'émergence politique puis l'union de Bologne, Modène, Reggio et Ferrare, qui se proclamèrent République Cispadane. La correspondance du général avec le Directoire pendant cette période essaye de rallier ce dernier à ses vues : « Vous aurez alors Modène Reggio et Ferrare, où la masse du peuple se forme tous les jours pour la liberté, et où la majorité nous regarde comme des libérateurs, et notre comme la leur. » (2 octobre 1796).

En novembre et décembre 1796, la bipolarité de la situation se confirme ; certaines parties de l'Italie se soulèvent contre les Français ­ Carcare, Mirandole (38) ­ d'autres veulent pousser plus avant la libération ; Bonaparte écrit alors à Greppi : « Soyez sûr qu'on réprimera cette poignée de brigants [...] qui croient que la liberté est le droit d'assassiner, qui ne pensent pas à imiter le peuple français dans ses moments de courage et dans les élans qui ont étonné l'Europe [...] persuadez-vous que le peuple français et l'armée que je commande, ne laisseront jamais asseoir sur les ruines de la liberté la dégoûtante et hideuse anarchie ; nous avons des baïonnettes pour exterminer les tyrans, mais avant tout le crime. » (24 novembre 1796).

En 1797, le discours français se fige. Les arrières sont surveillés et la révolution italienne gagne... sous contrôle français, comme en témoigne la proclamation à la République cispadane faite le 1er janvier 1797. La liberté devient un topos uniquement utilisé quand elle ne correspond pas aux désirs de l'organisation française instaurée. Les textes montrent une raréfaction de cette figure de style, d'autant que Bonaparte et le Directoire mènent deux politiques rivales. La liberté est devenue fictive, sous le joug faussement libéral des Français. La plupart des textes mentionnent désormais les ennuis rencontrés par l'occupant ­ recrudescence de révoltes et d'assassinats.

Si le général en chef peut écrire au Directoire le 24 mars 1797, « La révolution gagne véritablement toutes les têtes en Italie, mais il faudrait encore bien du temps pour que les peuples de ces pays pussent devenir guerriers et offrir un spectacle sérieux. » Lallement en poste à Venise est également modéré : « On ne nous aime pas ; mais le mot de liberté que nous prononçons avec enthousiasme, retentit partout, et les vieux aristocrates ont beau proclamer leurs vieilles habitudes, ils ne font que précipiter le moment de leur chute. » (17 mars 1797).

Les Français s'assurent peu ou prou du calme de la péninsule avant de poursuivre vers Vienne. La fausseté vénitienne responsable du massacre de 400 Français ­ provocation ou incident spontané ? ­ donne un prétexte pour une entrée en guerre contre l'État « neutre ». La liberté italienne n'est plus même mentionnée pour justifier cette action militaire : l'unique préoccupation devient une réorganisation affichée,économique et politique, des territoires.

L'armistice est signée le 17 octobre 1797 par Bonaparte, en contradiction flagrante avec les ordres du Directoire. Bonaparte n'aurait dû signer sans l'accord du commissaire de la République, mesure prise afin de sauvegarder les intérêts du gouvernement et le mettre à l'abri d'un putsch militaire.

Par un renversement des alliances et un appui de Carnot, Bonaparte oblige la faction adverse du Directoire à s'incliner : Reubell et La Réveillère durent passer sous les fourches Caudines, en entérinant la prise de pouvoir diplomatique du général. Ainsi qu'en témoigne le post scriptum de la lettre de La Réveillère-Lépaux à Bonaparte, du 26 octobre 1797 : « Le directoire a pensé, citoyen général, qu'il ne convenait pas que l'arrêté qui portait le rappel du général Clarke, en vous laissant seul chargé des négociations, figurât au bas du traité conclu avec l'empereur. Il a en conséquence pris, sous la même date, un arrêté qui vous donne les pleins-pouvoirs nécessaires pour traiter, sans faire mention d'aucun autre objet. »

Talleyrand, récent ministre des Affaires étrangères, ne s'y était pas trompé. Il salue la paix en ces termes : « Voici donc la paix faite, et une paix à la Bonaparte. Recevez-en mon compliment de c&brkbar;ur, mon général ; les expressions manquent pour vous dire tout ce qu'on voudrait en ce moment. Le directoire est content, le public enchanté. Tout est au mieux.

On aura peut-être quelques criailleries d'Italiens ; mais c'est égal. Adieu, général pacificateur ! Adieu : amitié, admiration, respect, reconnaissance ; on ne sait où s'arrêter dans cette énumération. » (39).

Et qu'en est-il de la liberté italienne ? Les Vénitiens font les frais de la nouvelle carte européenne : ils sont troqués contre la Belgique et la reconnaissance de la République cisalpine.

Ce topos fondateur qui motivait apparemment la présence française, est abandonné sur l'extrême fin. Les textes montrent bien cette orientation nouvelle. Sans s'attacher uniquement à la correspondance de Bonaparte, qui traite principalement de l'évolution des négociations, on voit que cette liberté octroyée par les Français devient purement fictive, sous le joug étranger. Les dernières constatations, lors du traité de Campo-Formio, ne laissent plus aucun doute. Le langage diplomatique cède la place à une réalité de conquête.

Cependant la présence française aura une postérité inattendue au XIXe siècle. En suscitant un choc politique et culturel et en secouant l'inertie provoquée par les règnes de la progéniture de Marie-Thérèse d'Autriche, elle laissera une empreinte dans les esprits. Surestimée, mythifiée sans doute par rapport à sa réelle existence, la « liberté » donnée par les Français restera assez vivace pour les patriotes, pour provoquer le « Risorgimento ». Le sentiment nationaliste italien se cristallise sur les principes révolutionnaires français, achevant une évolution dans la réforme des idées qui tendait à une certaine équité sociale, à travers une perception accrue de leur italianità (40).

La vogue italianisante qui envahit la France, par le regain d'intérêt pour l'antiquité, nourrira en partie le romantisme naissant. L'exemple de la campagne d'Italie constituera un modèle pour toute une génération d'artistes à la dévotion de l'épopée française.

En ces divers avatars, l'armée d'Italie aura contribué à libérer, à la suite de son génial ordonnateur, une partie des mentalités ancrées dans l'Ancien Régime. Cette campagne est donc un événement-charnière dans l'histoire de l'Europe : elle annonce l'ère contemporaine.


(1) Il s'agit principalement des archives du Château de Vincennes, conservées au Service Historique de l'Armée de Terre, série B3, cartons 20 à 42 (16 mars 1796 ­ 31 mars 1797), puis 49 (1er octobre 1797 ­ 15 novembre 1797). Il s'agit de la correspondance des armées des subdivisions Sud-Est (1792 - 1803), ici de l'armée des Alpes et d'Italie. Cette sélection-dépouillement s'est effectuée dans le cadre d'une exposition organisée par le SHAT, en collaboration avec le CEHD, sur « La liberté en Italie vue par les artistes du Dépôt de la guerre. La campagne de Bonaparte. 1796-1996. » La seconde partie de la campagne, poursuivie dans le Tyrol, a donc été omise à dessein : seule l'Italie a été prise en compte dans cette étude.
(2) Comme dans toute campagne militaire de l'Ancien Régime, la préoccupation essentielle reste l'approvisionnement. Les réclamations concernant la nourriture ainsi que le problème du réarmement des troupes et de la mise à disposition de chaussures, sont récurrents. La remarque d'Alfieri qualifiant l'armée française de « toute la ladrerie de Provence et de Languedoc conduite par un capitaine gueux » témoigne de la pauvreté de cette armée de va-nu-pieds. Les démêlés de Bonaparte avec la compagnie Flachat sont d'autre part restés célèbres. Pour le reste, beaucoup de notes sont des ordres de déplacement de troupes.
(3) Il s'agit principalement de Berthier ­ en relation avec les commissaires du gouvernement et les ministres délégués auprès des républiques italiennes et des États pontificaux ­ et d'officiers tels que Augereau, Sulkowski, qui manifestent une ambition diplomatique de conseil auprès du général en chef, ou un simple intérêt politique dans le déroulement des opérations. Par ailleurs, la correspondance diplomatique entre les émissaires français de Venise, Gênes, Milan, Florence et Rome, et l'armée, donne de précieuses indications sur la perception française de l'opinion italienne. Bonaparte se fondera en grande partie sur ces rapports pour établir ses relations avec les patriotes italiens. La correspondance avec Rome porte principalement sur les tentatives d'armistice : à cette fin, rumeurs et changements de l'opinion sont fréquemment rapportés. Il faut mentionner pour finir les rapports d'espions transmis par Kellermann, dès la fin 1796, qui font état des mouvements du Piémont et des activités ennemies du côté des Alpes.
(4) Les termes « tyrannie des prêtres et des nobles », « respect des lois et des vertus de la République », « Feu sacré de la Patrie », « Libération de la plus belle contrée de l'Europe du joug des Autrichiens », etc. se retrouvent à mains détours de phrase. Ce style flamboyant est utilisé dans les dépêches les plus anodines. Encore faut-il nuancer ce jugement : les textes signés Berthier sont plus ternes et administratifs que bien d'autres.
(5) Cerrachi, Projet d'expédition militaire dans les Etats romains, envoyé au Directoire le 5 avril 1796.
(6) Dans archives B3-49.
(7) Pour reprendre l'expression employée par Denis Woronoff, La République bourgeoise de Thermidor à Brumaire, 1794 ­ 1799, Nouvelle Histoire de la France Contemporaine, 3, Paris, 1972, p. 87.
(8) Comme celui de Tinet, daté du 24 mai 1796.(Archives B3-23)
(9) Pour plus de précisions, se reporter à l'ouvrage de référence d'Edouard Pommier, L'art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution Française, Paris, 1991, ainsi qu'à son intervention au colloque du CEHD, juin 1996. Également, Chantal Georgel, « Le pillage des &brkbar;uvres d'art », dans L'Histoire, n° 124 (1989), pp. 84-88.
(10) On remarque très vite les jugements teintés de circonspection envoyés par Garrau au Directoire. Saliceti, pour sa part, est un ami de longue date de Bonaparte, donc plus partial envers ce dernier. S'il pressent également le « destin » de son ami de Toulon, son attitude peut faire penser à une ébauche de ce clientélisme chère à la République romaine antique.
(11) Comme le résume Carnot à Schérer en 1796 : « Accabler l'Empereur, affranchir l'Italie. »
(12) Cette révolte armée sera très exploitée dans l'imaginaire révolutionnaire. On peut citer pour mémoire les lettres de Saliceti au Directoire du 26 mars 1796, celles de Bonaparte concernant la révolte de San Benedetto du 1er octobre 1796 et les propos plus détaillés de Sulkowski du 16 octobre 1796 et 28 février 1797. Ce topos de l'alliance des deux premiers ordres contre le Tiers-Etat aura également une postérité iconographique, comme le montrent les dessins du dépôt de la guerre.
(13) Ainsi Carnot jugera imprudent, le 22 juin 1796, de convoquer des assemblées primaires en Milanais (lettre à Bonaparte) et ce dernier juge, dans des lettres des 8 et 17 octobre 1796, que le « délire révolutionnaire » en Italie passera vite.
(14) Voir sa lettre au ministre des Relations extérieures en avril 1796.(B3-20) Il fut arrêté le 10 mai 1796. [esquisser réf. sur jacobinisme italien ?]
(15) Sur l'opposition et les revirements politiques de Bonaparte, voir, B. Nabonne, La Diplomatie du Directoire et Bonaparte, Paris, 1951.
(16) Saliceti oppose le 18 mai 1796 la joie du peuple de Milan, « pénétré de ses droits » qui « parait vouloir la liberté et la vouloir fortement » avec la « froideur, l'apathie, l'indifférence, l'ignorance des [Piémontais] » et leur « attachement servile à [leurs] nobles, à [leurs] prêtres » qui ne les rendent pas « mûrs pour une révolution ».
(17) Bonaparte citera beaucoup d'anecdotes sur l'intérêt républicain des soldats en la victoire, ainsi que leurs actes de bravoure. Il narre au Directoire, le 1er juin 1796, que « chacun [des hommes) fait son conte ou son plan d'opérations du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très-juste. L'autre jour, je voyais défiler une demi-brigade, un chasseur s'approcha de mon cheval : « Général, me dit-il, il faut faire cela ! Malheureux ! lui dis-je, veux-tu bien te taire ? » Il disparaît à l'instant. Je l'ai fait en vain chercher ; c'était justement ce que j'avais ordonné qu'on fit. »
(18) Les premiers comptes rendus de Bonaparte au Directoire à sa prise de commandement de Nice, associe la pauvreté de l'armée et ces revendications royalistes. Augereau insistera sur la patience relative de ses soldats afin de justifier son autorité (lettre à Saliceti du 22 mars 1796). Se reporter aux archives B3-20.
(19) ? lettre du royaliste + libelles
(20) Comme à Ceva, suivant le témoignage de Berthier du 18 avril 1796.
(21) Franeschi mentionne les « pillages et désordres affreux qui causent une émigration considérable » et « annonce les maux que les soldats apportent au peuple auquel on dit donner la liberté » (lettre à Berthier, 20 avril 1796). Il continue par des louanges sur le peuple italien « docile, industrieux et cultivateur » que l'on risque néanmoins de devoir combattre si la situation se pérennisait. (B3-21)
(22) Saliceti, 23 avril 1796 (B3-21)
(23) Lettre au Directoire du 28 avril 1796.
(24) Il écrira « Après Lodi, je me regardais non plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d'un peuple. Il me vint à l'idée que je pourrait bien devenir un acteur décisif sur la scène politique. »
(25) Pour une relation de la répression de Binasco, voir par exemple la lettre de Saliceti au Directoire du 29 mai 1796, archives B3-23.
(26) Rapport adressé le 4 juin 1796 (B3-24).
(27) Lettre de Becays-Ferrand du 11 juin 1796, B3-24.
(28) Lettre de Miot, ministre plénipotentiaire à Florence, à Bonaparte, le 14 juin 1796, B3-24.
(29) B3-24. Il est intéressant de voir que la liberté italienne devient alors un moyen de pression...
(30) La correspondance de Bonaparte témoigne d'un double jeu ; il arrive à ménager le Directoire tout en gardant des propos mesurés et cordiaux envers le cardinal Mattei.
(31) Malgré un état de fait entériné par l'impression d'un papier à en-tête « Siège de Mantoue »...
(32) Lettre du 8 juillet 1796, dans M. Reinhard, Avec Bonaparte en Italie, d'après les lettres inédites de son aide de camp, Joseph Sulkowski, Paris, Hachette, 1946, pp. 95- 96.
(33) M Reinhard, op. cit., p. 137.
(34) Il déplore dans une lettre du 10 août 1796 au Directoire que « l'imbécillité des grands de ce pays-ci et la passion contre nous qui les anime, ont donné aux émissaires de nos ennemis la témérité d'insulter gravement deux jeunes Français, secrétaires de la commission aux arts. » (B3-27)
(35) Bonaparte, le 7 août 1796 ; Garrau, le 15 août : Les Boulonnais et les Ferrarais [...] ont montré qu'ils étaient dignes de notre bienveillance et de jouir de la liberté. Il en est de même des Milanais. La grande majorité de ce peuple s'est prononcé d'une manière non équivoque pour le succès de nos armes. Le jour même de l'entrée de l'ennemi à Brescia, on chantoit dans tous les spectacles de Milan la Marseillaise, et d'autres hymnes patriotiques. Qu'il seroit beau de voir ces peuples faits pour la liberté former une ou deux républiques fédératives ou particulières...! » (B3-27)
(36) Garrau et Saliceti mentionnent que : « A Reggio, le peuple en masse s'est déclaré libre et a insurgé contre le Gouvernement. L'arbre de la Liberté a été planté, la cocarde a été arborée. Tout s'est fait tranquillement, parce que tous les habitans étoient d'un sistéme unanime, les prêtres même plus ardens que tous les autres. » (12 septembre 1796, B3-27)
(37) B3-29.
(38) Dans laquelle tous les signes de la liberté civile sont détruits. Lettre de Bonaparte à Rusca, le 11 décembre 1796.
(39) 26 octobre 1797, B3-4.9
(40) Voir à ce propos le désormais classique Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à Lessing, Paris, Fayard, 1963.




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