LA LIBERTÉ EN ITALIE
Le problème du renseignement pendant la première campagne d'Italie
Alain MONTARRAS
Directeur honoraire de la Sûreté Nationale
Le 2 mars 1796 (12 ventôse an IV) le général Bonaparte était nommé à la tête de l'armée d'Italie, en remplacement du général Schérer démissionnaire. Le 26 (6 Germinal), il arrivait au quartier-général de Nice, non sans avoir trouvé le moyen d'épouser auparavant Joséphine.
S'il était parti pour une grande aventure, et l'on sait jusqu'où elle le mènera, le jeune général n'était pas parti à l'aventure. En effet, depuis 1794, année où il avait été nommé commandant de l'artillerie de cette même armée, il avait pu étudier le pays dans lequel il allait avoir à
opérer, mettre au point des plans d'opérations, rédiger
des mémoires et effectuer des reconnaissances. Il
avait, en outre, participé en mai 1794 (prairial an II)
à la prise d'Oneille, une enclave piémontaise sur la côte ligure.
Il s'était même rendu à Gênes sous couvert d'une mission auprès de la légation de la France et du gouvernement de la petite république qui s'efforçait de maintenir une difficile neutralité, soumise qu'elle était aux pressions françaises et autrichiennes. Il avait alors étudié, sous l'angle militaire, les routes, le relief, et les forts génois, et sa curiosité intempestive n'avait pas été sans attirer l'attention des autorités locales. À son retour à Nice, pris dans les remous de la chute de Robespierre, il fut arrêté : son déplacement à Gênes paraissait suspect, comme l'était un plan d'opérations qu'il avait mis au point avec Augustin Robespierre, frère du tribun et représentant auprès de l'armée d'Italie, avec lequel il s'était lié d'amitié. Tout s'arrangea lorsqu'on eut mis la main sur l'ordre de mission qui l'avait envoyé à Gênes et qu'avait signé un autre représentant, Ricord. Libéré, il reprit aussitôt son travail à l'état-major. Début octobre, il participe à une action dont il avait établi les plans, et qui conduira deux divisions à Ceva et Dego, en protection de la position avancée de Savone. Ce succès, dira le général Dumerbion, commandant de l'armée, était dû « aux talents et aux savantes combinaisons » du général d'artillerie.
En 1795, pendant une période de traversée du désert, Bonaparte fut affecté au bureau topographique du Comité de salut public, où l'on mettait au point les plans pour la conduite de la guerre. Il y reprit ses travaux sur les plans de campagne pour l'Italie. Après le 13 vendémiaire, et bien que commandant en chef de l'armée de l'Intérieur, il continua à s'y intéresser et devint en quelque sorte conseiller du Directoire en la matière. Ce fut ainsi et sans doute aussi grâce à quelques appuis qu'il fut désigné pour prendre la tête de l'armée d'Italie. Avant de la rejoindre, il prit bien soin, conformément à ses habitudes, de rassembler un certain nombre d'ouvrages sur les guerres précédentes dans la péninsule.
L'armée qui l'attendait n'était pas en très bon état. Certes composée d'hommes durs et courageux, elle était indisciplinée, manquant de ravitaillement, de vêtements, d'équipements. La solde était très loin d'être régulièrement payée. C'était une armée médiocre, au mauvais moral, qui pâtissait de n'avoir jamais été engagée dans des opérations importantes comme l'armée d'Allemagne. Il convient toutefois de nuancer légèrement ce tableau car, depuis le début de l'année 1796, avec l'arrivée d'un nouveau commissaire du gouvernement, Saliceti, un effort pour remédier à cette situation venait d'être entrepris.
Le 27 mars (7 germinal) le général Schérer transmit donc son commandement au jeune général Bonaparte. À cette occasion, il lui remit les fonds « pour les dépenses secrètes » que prit en compte le chef d'escadrons Junot, aide de camp et secrétaire de Bonaparte.
Il y a tout lieu de penser que le fonctionnement du renseignement à l'armée fut alors évoqué, mais il n'en est pas resté de traces écrites. Il n'y a pas de dossier de base sur cette question, et il faut chercher les éléments qui s'y rapportent dans les ordres, correspondances et comptes rendus des généraux et des états-majors. Le renseignement, que l'on appelait alors espionnage, partie secrète, ou correspondance secrète, mettait en &brkbar;uvre des agents, ou affidés, ou émissaires, ou espions. Comme on le voit, la terminologie était incertaine, et cela témoigne peut-être d'une absence de réflexion sur le problème.
C'est dans les instructions relatives aux états-majors que la fonction est mentionnée. Le général de division Berthier, nommé chef de l'état-major général de l'armée d'Italie en même temps que Bonaparte en prenait la tête, établit le
1er avril une directive sur la constitution et le fonctionnement des états-majors de l'armée et des divisions qui étaient au nombre de quatre. En effet, la loi sur l'armée de février 1793 se bornait en ce qui concernait les états-majors, à fixer le nombre des officiers qu'il convenait d'y affecter sans évoquer les missions ou l'organisation. Berthier répartit le travail entre quatre bureaux confiés à des adjudants-généraux. Ce grade correspondait à celui de colonel dans un état-major et avait été créé en 1790 lorsqu'avaient été abolis les grades d'Ancien Régime. En 1800, il deviendra adjudant-commandant, car il arrivait qu'il prétât à confusion. La logique de la répartition des tâches entre ces quatre officiers ne nous apparaît guère, mais peut-être est-ce secondaire, car ces officiers devaient être au courant de tout ce qui se faisait à l'état-major, de façon à pouvoir instantanément se remplacer les uns les autres. Or la « partie secrète » n'est pas mentionnée dans ces tâches.
Cette directive ne devait rien à Bonaparte, car elle était la reprise pure et simple d'un texte que Berthier avait établi trois mois plus tôt alors qu'il était chef d'état-major à l'armée des Alpes. Il l'avait adressé au ministre de la Guerre en suggérant qu'il soit appliqué dans toutes les armées de la république.
La seule mention se rapportant au renseignement est constituée par le titre de l'un des registres d'ordres et de correspondance dont la tenue dans les états-majors était prescrite. Il s'agit du registre n° 11: « Pour les parties secrètes ».
Heureusement, nous avons le manuel des adjudants-généraux que publia en 1800 le général Thiébaut, qui était chef de bataillon à l'état-major de Masséna pendant la première campagne d'Italie. Il est plus explicite et précise ce que doit contenir ce registre, d'ailleurs devenu n° 10 dans sa nomenclature. On doit y trouver, pour l'essentiel : « les instructions données aux espions les rapports faits par eux les renseignements particuliers que l'on pourra se procurer en questionnant les habitants les plus instruits les rapports des officiers chargés des découvertes et des reconnaissances les rapports topographiques fournis par les officiers du génie ou autres. »
Peu de ces registres sont parvenus jusqu'à nous, sans doute détruits en raison de leur caractère secret en ce qui concerne le n° 10, égarés dans les malles ou jetés à la décharge à l'occasion de déménagements... Berthier avait essayé d'obtenir du ministre de la Guerre, en 1796, qu'il donnât des ordres pour protéger ce « dépôt national très précieux » en prescrivant qu'ils ne quittent pas les états-majors, et en particulier qu'ils ne soient pas emportés à la faveur d'une mutation. Ce serait là « une décision importante pour l'histoire » avait-il ajouté. Cette sage suggestion ne fut manifestement pas suivie d'effet. Toutefois nous disposons des registres de Masséna, mais dont le contenu ne répond pas tout-à-fait aux définitions de Thiébaut.
Mais grâce à un mémoire de Schérer, daté du 13 mars 1795 (23 ventôse an IV), nous sommes mis sur la voie de l'organisation et du fonctionnement du renseignement sous son commandement. La « correspondance secrète » qu'il avait montée et qui n'existait pas avant lui, souligne-t-il en toute confraternité, lui permettait d'être « averti à temps des mouvements, intentions, et de tout ce qui se man&brkbar;uvrait chez l'ennemi et dans les cours d'Italie ». Il avait placé à sa tête l'adjudant-général Rusca « Piémontais d'origine (il était né à la Briga, dans le comté de Nice), homme dévoué depuis plus de deux ans à la cause de la liberté ». Installé dans la position avancée de Savone il était entouré d'hommes adroits, tels que l'avocat Ange Pico, qui avait dû fuir son Piémont natal « à cause de son amour pour la liberté ». Ces deux hommes avaient monté un réseau d'agents secondaires couvrant le sud du Piémont, qui signalaient tous les mouvements de l'ennemi. Schérer avait également mis en place à Gênes un autre réfugié piémontais, du nom de Régis, qui, depuis cette ville dirigeait un réseau couvrant la région de Tortone et d'Alexandrie. À Nice, un « jeune homme
fort intelligent et rempli de connaissances », Campana,
exilé du Piémont, était le secrétaire de la correspondance secrète.
Par ailleurs, les généraux de division étaient responsables du renseignement, chacun dans son secteur, et disposaient à cet effet de fonds secrets.
Schérer mentionne en outre l'aide apportée par les agents diplomatiques et consulaires encore en poste dans la péninsule. En effet si, à l'exception des républiques de Venise et de Gênes, tous les autres États et duchés avaient été en guerre avec la France en 1794, il n'en était plus de même dans le courant de l'année 1795, et des postes pouvaient être rouverts, ce qui accroissait les possibilités d'information.
Ce dispositif semble avoir répondu convenablement aux besoins d'une armée en position sur un front peu animé.
C'est celui que trouvera, à peu de choses près, une année plus tard le général Bonaparte lors de sa prise de commandement. Mais la guerre allait alors prendre un autre visage, celui de « l'impétuosité élémentaire de la guerre », comme le dira plus tard Clausewitz. Le renseignement aura à couvrir un théâtre d'opérations bien plus vaste et à augmenter ses moyens. On voit se développer des missions qui concourent à la quête d'informations :
multiplication des reconnaissances pour situer l'ennemi et évaluer ses forces. Il arrivera à Bonaparte d'en prescrire lui-même ;
interrogatoire amélioré des voyageurs, des prisonniers, des déserteurs. Belliard, chef d'état-major de la division Sérurier pourra ainsi établir un tableau complet des forces autrichiennes qui tiennent Mantoue. Au mois de juin 1796, le général en chef fait installer des postes pour interroger les voyageurs qui arrivent de Suisse ;
la saisie du courrier dans les bureaux de poste des agglomérations occupées devient systématique. La traduction et l'exploitation des lettres paraissant intéressantes se font surtout à l'état-major général. C'est ainsi que le 21 juin 1796 (3 messidor an IV) Bonaparte apprend que le feld-maréchal Wurmser arrive d'Allemagne pour remplacer le commandant en chef Beaulieu, et que des renforts importants l'accompagnent.
Mais ce sont incontestablement les agents qui constituent la pièce maîtresse du système, qu'ils soient traités par l'armée ou par les diplomates. Bonaparte poussera fortement à leur emploi. Ainsi, le voyons-nous, trois jours après sa prise de commandement, demander à Faypoult, ministre de France à Gênes, d'envoyer des espions dans le Piémont. Le 18 avril, il prescrit au général Cervoni d'envoyer des émissaires en zone ennemie. Le 28, il adresse au général Laharpe « deux cents livres pour des espions ». C'est Lallement, en poste à Venise, qu'il remercie le 17 mai (28 floréal) pour ses renseignements et auquel il adresse six mille livres pour ses espions, en le priant d'en envoyer à Trente et à Mantoue. Il suivait le travail de certains d'entre eux, comme Pico que nous avons déjà mentionné, ou comme un nommé Francesco Tolli, agent double auprès des Autrichiens, qu'il retrouvera au passage des Alpes pour la deuxième campagne d'Italie.
Pico avait gardé auprès de Bonaparte ses fonctions dans la « partie secrète » avec une commission d'adjoint à l'état-major, chargé de mission secrète. Un adjoint d'état-major était généralement un officier, capitaine ou lieutenant, attaché à un adjudant-général, mais pouvait être également un civil, selon un usage inauguré sous la Révolution. Peut-être Pico était-il avec l'adjudant-général Vial dont le nom apparaît quelquefois lié à des affaires de renseignement. L'adjudant général Rusca avait été en effet promu et avait pris une brigade dans la division Augereau.
Le réseau Pico se montrera très actif pendant une grande partie de la campagne. Les 5 et 7 avril (16 et 18 germinal), en son début, il transmet des informations précises sur le renforcement du dispositif autrichien dans le secteur de Millesimo, Dego et Cairo, ainsi qu'à la Bochetta, sur la route qu'envisageait de suivre Bonaparte. Masséna transmet le même jour les renseignements émanant d'un agent, Gabardi, sur des renforts attendus par l'ennemi, sur ses concentrations, et sur l'installation du Q.G. autrichien à Acqui. Par d'autres agents, Bonaparte apprend que la route du col de Cadibone, qui mène au point de jonction des armées austro-sardes, n'est pas spécialement gardée. Ce fut celle qu'il décida de prendre, quatre jours plus tard lorsqu'il contre-attaqua et passa à l'offensive. Citons encore, à titre d'échantillon, ce billet de Pico, du 28 juillet (10 thermidor) : « Je vous préviens, Général, que dix mille Autrichiens,
dont quatre mille de cavalerie, sont arrivés à Vicenza
hier au soir, et qu'ils marchent sur deux colonnes à [sic] Vérone ». De multiples exemples similaires pourraient être cités.
L'efficacité du système de renseignement était en grande partie fonction du nombre d'agents utilisés. Il n'y eut aucune difficulté pour en recruter, que ces derniers aient été
motivés par un intérêt personnel ou motivés idéologiquement.
C'est là qu'apparaît le caractère particulier de cette campagne qui peut expliquer cette situation. Hormis l'épisode piémontais, l'armée française ne combattait pas contre les Italiens, mais venait faire la guerre en Italie pour les libérer du joug autrichien, ou du joug des despotes. C'est ainsi qu'elle se présentait comme une armée libératrice, ce que mettaient en doute ceux qui subissaient les exactions, les pillages et les impositions des militaires français.
Il n'en demeure pas moins qu'un certain nombre d'Italiens, des intellectuels, des membres des professions libérales, des étudiants, des artisans, des aristocrates libéraux, avaient suivi avec passion les événements qui s'étaient déroulés en France depuis 1789. Ils avaient adhéré aux idéaux de la Révolution et à la Déclaration des droits de l'homme. Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes était un principe qui les amenait à remettre en cause les systèmes politiques sous lesquels ils vivaient. On les trouvait surtout dans le royaume de Piémont-Sardaigne, à Naples, à Rome, à Gênes et à Venise, dans une moindre mesure à Milan où l'on était plus réformiste que révolutionnaire. Ces convertis aux idées nouvelles avaient créé des clubs, faisaient de la propagande, complotaient parfois ou manifestaient. Une répression s'ensuivit qui provoqua entre autres, l'exil en terre française, en Corse d'abord, puis sur le continent, et particulièrement à Nice devenue française, de nombre d'entre eux qui devinrent les « fuorusciti ». On les retrouve en nombre, en 1794, à Oneille qui devient la base de propagande vers les États d'Italie. On peut mentionner parmi les plus actifs, Buonarroti, Bonnafous, Campana, Cerise, Greppi, Laurora, Ranza, Salvador, Sauli pour n'en citer que quelques-uns. Mais leurs mouvements n'étaient pas en mesure par eux-mêmes de « révolutionner » l'Italie ou de l'unifier, comme certains commençaient à en rêver. Il leur fallait un appui direct pour jeter bas les structures politiques existantes. Aussi firent-ils le siège du Directoire pour pousser à une intervention française qui serait décisive. « Les patriotes sont prêts à faciliter partout en Italie l'entrée des troupes françaises, car partout la révolution éclatera » écrivaient Buonarroti et Cerise le 19 février 1795 (1er ventôse an III) à Delacroix, ministre des Relations extérieures. Le Directoire, prudent, demanda l'opinion des diplomates français. Elle fut assez réservée sur ce qui était présenté comme le sentiment quasi général des peuples d'Italie. Le Directoire ne resta cependant pas tout à fait insensible à ces démarches des patriotes italiens, et la légation de Gênes reçut des instructions et des moyens financiers pour les aider. Dans sa délibération secrète du 22 mars 1796 (2 germinal an IV), le Directoire chargeait spécialement Cacault, ministre à Gênes, de suivre les opérations à concerter avec les patriotes piémontais pour seconder l'armée d'Italie, et mettait cent mille livres à cet effet à la disposition du ministre des Relations extérieures.
L'offensive que l'on préparait à Paris n'était toutefois pas dictée par le désir de révolutionner l'Italie. Le but était de mettre fin à la guerre en forçant l'Autriche à la paix par une victoire que remporteraient des armées françaises venant d'Allemagne, tandis qu'il reviendrait à l'armée d'Italie de faire une diversion pour fixer des troupes autrichiennes. Ce scénario fut, comme on le sait, profondément transformé, puisque ce fut l'armée d'Italie qui prit le premier rôle. Elle reçut incontestablement de nombre d'Italiens un appui qui, sans aboutir à une révolution, embarrassa l'adversaire et facilita les opérations de l'armée française.
On ne peut, à ce stade, ne pas évoquer cette action subversive. Ni Paris, ni Bonaparte ne désiraient créer un chaos en Italie, ce qui aurait d'ailleurs gêné les opérations et compromis la sécurité des lignes de communication. Mais il était également évident qu'il ne fallait pas négliger ce qui amoindrirait la force de résistance de l'adversaire.
Aussi voit-on agir Bonaparte dès le début de la campagne. Le Piémont envahi, et à la veille de l'ouverture de discussions en vue d'un armistice, la petite ville d'Alba, sous l'impulsion de quelques fuorisciti qui accompagnaient l'armée française, s'était proclamée république provisoire. Bonaparte envoya alors un de ses officiers pour se renseigner sur l'état d'esprit des habitants de la ville voisine d'Asti, en précisant: « Il serait important et bien utile qu'ils vinssent au-devant de nous et qu'ils fissent un mouvement révolutionnaire ; mais il ne faut pas que nous paraissions ostensiblement ».
Des exemples similaires pourraient être cités. Le plus patent et, il est vrai, non complètement éclairci, est celui du soulèvement des villes de « terre ferme » de la république de Venise : Bergame, Brescia, et Crema, au printemps 1797. On y voit apparaître le colonel Landrieux, donné souvent ensuite indûment comme le chef du service secret d'Italie, service qui n'a d'ailleurs pas existé à proprement parler. Cet officier, très aventurier, dira que ce fut en exécution des ordres de Bonaparte qu'il s'employa avec l'aide des patriotes, à soulever ces villes contre l'autorité de Venise. Ces mouvements culminèrent le 17 avril (28 germinal) avec la sanglante journée des Pâques véronaises au cours de laquelle furent massacrés des blessés et malades français hospitalisés. Sans doute la machine s'était-elle emballée et avait-elle échappé au contrôle de ceux qui l'avaient montée. Mais il est non moins certain que ces graves incidents constituèrent le casus belli qu'attendait Bonaparte pour s'emparer de Venise et la faire entrer dans le plan arrêté pour aboutir à la paix avec l'Autriche.
Pour en revenir au strict problème du renseignement, il convient de mettre l'accent sur le rôle des diplomates français qui agissaient en quelque sorte au-delà du champ du renseignement opérationnel. Ils correspondaient directement avec les généraux et envoyaient un double de leur correspondance à leur ministère. Leurs informations étaient nombreuses et d'intérêt. Ainsi de Lallement, à Venise, qui, le
24 août 1796 (7 fructidor an IV), faisait état de concentrations et de mouvements autrichiens dans le Tyrol et dans la vallée de la Brenta. C'était le prélude à l'une de ces offensives autrichiennes pour délivrer Mantoue encerclé. Un autre diplomate, Théobald Bacher, secrétaire en Suisse, était un véritable professionnel du renseignement. Il était en poste en Suisse depuis 1792, où il avait cumulé ses fonctions avec celles de « chef du service secret de l'armée à la frontière suisse ». Il s'était constitué un vaste réseau de correspondance dans tous les pays germaniques ainsi qu'en Italie du nord et pouvait de la sorte fournir de très nombreuses informations sur les préparatifs et les mouvements sur les arrières de l'ennemi. Il avait également des informations d'ordre politique et diplomatique. Citons également Tilly, ministre à Gênes qui, outre son action de soutien aux patriotes, disposait d'agents qui le renseignaient sur les armées adverses.
On voit ainsi que Bonaparte bénéficia d'un large dispositif de renseignement et d'action pendant sa première campagne. Il sut l'utiliser, mais, curieusement, il n'apparaît pas qu'il ait songé à le structurer, à mieux l'organiser pour en accroître l'efficacité.
À Sainte-Hélène, en évoquant le souvenir du général de cavalerie Stengel, tué à Mondovi, il dira qu'il était « un vrai général d'avant-postes », qui dès la prise d'une agglomération, prenait toutes les dispositions nécessaires : reconnaissance des défilés et des gués, recrutement de guides, interrogatoire du curé et du maître de poste, établissement d'intelligences avec les habitants, envoi d'espions dans plusieurs directions, saisie, traduction et analyse de lettres. Aux renseignements d'ordre opérationnel obtenus de la sorte s'ajoutaient, comme on vient de le voir, ceux qu'adressaient les diplomates et les consuls.
Certains des succès remportés dans cette campagne s'expliquent mal si l'on n'y introduit pas la dimension du renseignement.
Ainsi pour Bassano : à la fin du mois d'août, Bonaparte apprit que les Autrichiens, descendant du Tyrol, se regroupaient dans la région de Trente, et qu'une partie des forces commençait à glisser vers le sud-est par la vallée de la Brenta. Lui-même avait prévu de monter vers le Tyrol, à la rencontre de l'armée de Moreau, censée bousculer les Autrichiens et marcher sur Vienne. Bien que sans nouvelles de Moreau qui, en fait, était arrêté, et au vu de la man&brkbar;uvre autrichienne, il décida de monter sur Trente au moment même où Wurmser filait vers l'est et ne laissait dans la région qu'un verrou de quinze mille hommes. Le choix du moment fut essentiel car, bien engagé dans l'étroite vallée de la Brenta, Wurmser ne pouvait plus faire volte-face. Bonaparte lança deux divisions à ses trousses et, le 8 septembre
(22 fructidor) ce fut le succès de Bassano qui entraîna quelques jours plus tard la reddition de Wurmser lui-même à Mantoue qu'il avait réussi à gagner. Le travail de renseignement a certainement pris une part prépondérante dans cet épisode, avec les informations du réseau Pico, du diplomate Lallement et de l'agent Toli qui, selon certains historiens, aurait fourni la date à laquelle Wurmser devait quitter Trente après avoir scindé son armée en deux. Dans leur Atlas des guerres napoléoniennes le général Esposito et le colonel Elting, anciens instructeurs à West-Point, parlent à cette occasion de l'excellent travail du système de renseignement français.
La même situation peut être évoquée pour la bataille de Rivoli, bataille majeure pour l'issue de la campagne. Après leur échec d'Arcole, les Autrichiens reconstituèrent une armée et se lancèrent une nouvelle fois dans des préparatifs dans le Tyrol, préparatifs qui n'échappèrent pas au diplomate Bacher. Le général Joubert qui tenait le secteur du Monte Baldo, en bordure est du lac de Garde, était pour sa part bien informé des agissements de l'ennemi par son réseau d'agents, de même qu'Augereau en position sur le Bas-Adige. Tous deux faisaient part de signes d'activité chez l'ennemi, et de certains mouvements. Le 12 janvier 1797 (23 nivôse an V), les Autrichiens passèrent à l'offensive à la fois dans le nord et à l'est. Pour le commandant en chef français, il était capital de déterminer quelle était l'action principale. Dans l'attente de renseignements et d'éléments opérationnels plus complets, il sut patienter vingt-quatre heures avant de prendre sa décision, tout en privilégiant plutôt l'hypothèse du Bas-Adige vers lequel il envoya quelques renforts. Il interrogea Joubert sur l'importance exacte des effectifs engagés contre lui car, dans la connaissance où il était de l'ensemble des forces ennemies, il estimait pouvoir en déduire le secteur de l'action principale. Par ailleurs l'agent Toli put rapporter des informations déterminantes et, le 13 janvier (24 nivôse) en début d'après-midi, il fut en mesure de lancer ses ordres à ses généraux en leur disant que le projet de l'ennemi était démasqué : il attaquait en force par le nord, ce que confirmaient les messages de Joubert. Des renforts montèrent aussitôt vers le plateau de Rivoli où Bonaparte arriva lui-même dans la nuit. Ce fut, le 14, une complète victoire.
Il ne faut pas en déduire, toutefois, que le fonctionnement fut toujours très bon. Il apparaît qu'il y a eu souvent des défaillances. Étaient-elles dues aux conditions de travail de l'époque, en particulier dans le domaine des communications, ou à des défauts d'organisation ? Ainsi, au mois d'août 1796, une absence de couverture du secteur à l'est du lac de Garde par le dispositif de renseignement permit aux Autrichiens de descendre par surprise jusqu'à Brescia. Bonaparte craignit que l'Italie ne fût perdue à ce moment. Le redressement de la situation put intervenir à Castiglione.
On voit par ailleurs que les règles de travail n'étaient pas très rigoureuses. Il arriva à Bonaparte et à Masséna de recevoir une même information de Pico sans qu'ils sussent qui en avait été destinataire.
Il n'en demeure pas moins que ce travail de renseignement a pu être d'une grande intensité pendant cette première campagne d'Italie. La raison principale réside, comme nous l'avons vu, dans les appuis trouvés auprès de certaines catégories de personnes, certes minoritaires, mais motivées idéologiquement. En brandissant l'étendard de la liberté, l'armée française dont l'intervention était appelée de leurs v&brkbar;ux par ceux qui s'étaient rangés dans le camp de la Révolution française, disposa d'auxiliaires précieux. Mais ils n'étaient pas les seuls à agir de la sorte. Nombre d'Italiens, comme l'a souligné l'historien de l'époque Carlo Botta, se mirent aussi à la disposition des Français par appât du gain ou par ambition dans l'espoir d'accéder à une position importante en se tenant dans le sillage du vainqueur. C'est ce que l'on trouve souvent dans des situations similaires.
On peut se demander, pour conclure cette brève présentation d'un problème difficile à cerner, si Napoléon ne fut pas marqué par cette expérience en vraie grandeur du renseignement. La plupart des grands affrontements qui s'échelonnèrent jusqu'en 1815 n'eurent pas le même caractère que cette première campagne d'Italie. On le voit pourtant se comporter souvent comme en 1796 et penser que pour obtenir des renseignements, il suffisait de donner l'ordre à ses maréchaux ou à ses généraux d'en recueillir.
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