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LA LIBERTÉ EN ITALIE

VUE PAR LES ARTISTES DU DÉPOT DE LA GUERRE

1796-1797

DESSINS ET AQUARELLES DE LA COLLECTION DU MINISTRE DE LA DÉFENSE

Service historique de l'armée de Terre

Service d'information et de relations publiques des Armées

1996



LE MINISTRE DE LA DÉFENSE
QUELQUES REPERES HISTORIQUES
LA COLLECTION DU MINISTRE DE LA DEFENSE
GENESE D'UNE COLLECTION: LES INSTRUCTIONS DE MARTINEL A BAGETTI
PAYSAGE PITTORESQUE ET SENSIBILITÉ ROMANTIQUE
REGLES ET CONTRAINTES: LES MÉTHODES DE TRAVAIL DU DÉPOT DE LA GUERRE
BACLER D'ALBE: LA PASSION DU DESSIN AU SERVICE DE BONAPARTE
DE PLAISANCE A LODI, SUR LA ROUTE DE MILAN BAGETTI, TURINOIS, ARTISTE ET CAPITAINE DE L'ARMEE FRANÇAISE





Le Ministre de la Défense



Lorsqu'en avril 1796 Bonaparte reprit en main l'armée du Var, celle-ci, malgré quelques victoires, dont Loano, était au bord de la révolte. Le général Schérer n'avait pas compris que ces hommes du Sud seraient prêts à tous les sacrifices pourvu qu'on leur donnât un idéal. Cet idéal, Napoléon Bonaparte le leur apporta: défendre la République et soutenir le prestige de la France. Là où Schérer s'était contenté, selon les ordres du Directoire, de faire diversion en Italie tandis que les armées de Sambre-et-Meuse et de Rhin-et-Moselle portaient l'effort principal sur l'Allemagne, Bonaparte, lui, galvanisa ses troupes en leur promettant gloire et honneurs.

L'armée qui part en Italie, dynamisé par son nouveau général en chef, bénéficie des derniers perfectionnements de l'Ancien Régime en matière d'armement et renouvelle sur le terrain, par sa mobilité et sa rapidité d'adaptation, toutes les données de la tactique militaire. Troupe de professionnels et de volontaires, c'est aussi une armée en formation qui apprend la discipline et l'action, et qui permet aux meilleurs de sortir du rang. Cette armée vole de succès en succès. Face à un ennemi pourtant plus nombreux et parfaitement familier du terrain, elle supporte, au nom de la Liberté, privations et dangers. Parce que sa guerre est une guerre de convictions, elle épuise trois brillants états-majors autrichiens. Cette campagne d'Italie illustre ce que peut atteindre, en dépit de l'infériorité numérique, une armée moderne, bien entraînée, animée par un idéal.

Les officiers historiographes et les artistes du corps des ingénieurs géographes en furent des témoins privilégiés. Ces hommes, affectés à l'armée d'Italie, avaient chargé de réaliser des <<vues des sites les plus intéressants des principales affaires>> de la guerre. Conscients d'assister à un moment décisif de l'histoire européenne et gagnés par l'enthousiasme de leurs frères d'armes, ils mirent tout leur talent au service de cette épopée. De tradition ancienne, le travail de ces officiers servait de base à l'enseignement militaire depuis 1744. La campagne d'Italie lui donna une dimension nouvelle. Bonaparte lui-même y portait grand intérêt et entretint des rapports amicaux avec les artistes les plus doués. A l'instigation du Premier Consul, cette <<campagne de dessins>> se poursuivit d'ailleurs jusqu'en 1807, et la série d'aquarelles qui en résulta devint fort célèbre. Les peintres de batailles des décennies suivantes y puisèrent largement leur inspiration, et Louis-Philippe en enrichit les collections de Versailles.

Mais ces oeuvres du dépôt de la Guerre sont avant tout le reflet de ceux qui leur ont donné leur âme, et constituent un hommage à ces soldats et à ces officiers qui furent fiers de porter les armes pour leur pays. Elles appartiennent donc à la culture de l'armée, à ses traditions. Elles sont le lien qui unit des générations de militaires dans l'exercice de leur métier, et la garantie que, sans jamais cesser d'évoluer et de s'adapter à des missions nouvelles, l'armée française a toujours un rôle essentiel à jouer dans le monde. C'est pourquoi je suis heureux de présenter au public français cette série inédite de son patrimoine afin de lui faire mieux connaître ceux qui ont fait et feront longtemps encore profession de servir la Patrie.

Charles Millon
Ministre de la Défense

QUELQUES REPERES HISTORIQUES

Depuis 1792, la France se bat contre l'Europe. En 1796, face à une coalition constituée de l'Angleterre, l'Autriche et la Sardaigne à laquelle se sont joints des émigrés français, le Directoire forme trois armées: deux principales, les armées de Sambre-et-Meuse et de Rhin-et-Moselle, et l'armée d'Italie. Il leur donne Vienne comme objectif commun.

La campagne d'Italie est une campagne de diversion dont le but non déclaré est de forcer le roi de Sardaigne à reconnaître l'annexion par la France du duché de Savoie et du comté de Nice.

Après la victoire de Loano, le 23 novembre 1795, Bonaparte succède à Schérer à la tête de l'armée d'Italie et arrive à Nice le 28 mars 1796. Il prend en main une armée démoralisée. Avec lui, tout va changer: ce qui devait être un théâtre d'opérations secondaire devient le champ d'action principal.

La France affronte l'Autriche qui possède la Lombardie et le royaume de Sardaigne à qui appartient le Piémont. Tous les États de la Péninsule, sauf Venise et Gênes qui restent neutres, font cause commune avec l'Autriche. La Grande-Bretagne donne des subsides et une escadre de la Royal Navy croise au large de la côte Ligure.

Face à un ennemi supérieur en nombre, Bonaparte joue sur l'absence de cohésion des alliés, attaquant tout d'abord le Piémont puis l'Autriche. Il met ici au point la tactique qu'il va utiliser pendant toute sa carrière: diviser ses ennemis puis attaquer successivement, toutes forces réunies, les armées ainsi séparées. Cette tactique est fondée sur la rapidité du mouvement.

La campagne d'Italie se divise en quatre étapes, la première éliminant les Piémontais, les trois autres écrasant tour à tour trois armées autrichiennes.

Au premier acte, les Autrichiens, défaits à Montenotte et Dego les 11 et 14 avril 1796, se retirent en Lombardie, abandonnant leur allié piémontais, battu à Millesimo, le 13 avril, et à Mondovi, le 22. Cette manoeuvre aboutit à la séparation des alliés sardes et autrichiens et se termine par la mise hors jeu des Piémontais qui signent un armistice de vingt jours à Cherasco.

Le deuxième acte de l'offensive de Bonaparte est marqué par les opérations contre les Autrichiens et la conquête de la Lombardie. L'armistice de Cherasco, signé le 28 avril 1796, donne à Bonaparte les places de Coni, Tortone et Alexandrie, avec artillerie et magasins, et le passage du Pô à Valence. L'armée d'Italie a donc vingt jours pour battre les Autrichiens et les Sardes et les amener à accepter ses conditions.

Le plan de Bonaparte consiste, par une rapide marche de flanc sur la rive droite du Pô, à passer ce fleuve à Plaisance et à gagner l'Adda qui sera sa ligne de barrage sur les arrières des Autrichiens, alors contraints de se battre en plaine.

Beaulieu, commandant en chef de l'armée autrichienne, surpris par cette manoeuvre, envoie le général Liptay vers Plaisance. Il ne l'atteindra jamais; le 8 mai, il est battu à Fombio par les généraux de division La Harpe et Dallemagne.

Dans le même temps, l'arrière-garde qui couvre la retraite de Beaulieu défend le pont de Lodi qu'une colonne de grenadiers, lancée par Bonaparte, franchit sous le feu le 11 mai, poussant les Autrichiens à la fuite. Cette victoire est une étape essentielle de la campagne. Bonaparte, à la tête d'une troupe largement inférieure en nombre, réussit dans cette journée à éliminer l'armée autrichienne.

Quatre jours plus tard, il entre triomphalement dans Milan dont les <<patriotes>> ont remis la veille les clefs à Masséna. Entre-temps, les Autrichiens se sont retirés sur Mantoue.

Le troisième acte de la campagne de 1796 est la conséquence de cette victoire. Les Autrichiens, rejetés vers le Tyrol, donnent à Bonaparte la libre communication entre la France et l'Italie et le laissent maître du Piémont.

Après le départ des troupes françaises, les populations de Milan et Pavie se révoltent du 24 au 26 mai. Ces révoltes, vite réprimées, sont sévèrement punies, ce qui permet à Bonaparte de mettre son plan suivant à exécution. Beaulieu possède deux lignes de retraite possibles, le Tyrol d'une part et Mantoue de l'autre, que le Français va s'employer à couper. Grâce à une double diversion, Bonaparte franchit le Mincio, prive Beaulieu de l'accès à Mantoue et, le 3 juin, le force à fuir par le Tyrol. Trop faible pour le poursuivre, il s'établit sur l'Adige.

L'empereur François II destitue Beaulieu et le remplace par Würmser.

Les Autrichiens, pour qui Mantoue revêt une grande importance stratégique, tentent vainement de libérer cette place où demeure l'une de leurs divisions. Mais les Français sont pris Vérone, bien que cette ville appartienne à la république neutre de Venise, et empêchent la jonction des forces autrichiennes: le 18 juillet 1796 commence le blocus de Mantoue, pendant lequel les deux armées s'affrontent dans une série de combats, parmi lesquels Lonato et Castiglione dont les Français sortent vainqueurs les 3 et 5 août.

Pour attirer la totalité des troupes de Würmser hors du Tyrol, Bonaparte feint de remonter vers le nord-est. Würmser se jette tête baissé dans le piège et fonce sur Mantoue. Il est attendu par l'armée française tout le long de la Brenta; mais en dépit des défaites qu'il subit à Primolano et Bassano et grâce à une erreur tactique des Français, il peut atteindre Mantoue où il s'enferme, le 8 septembre.

Würmser réduit à l'inaction est remplacé par Alvinczy au commandement général.

Pour éviter toute surprise de la part de l'ennemi, Bonaparte s'installe en position central entre Mantoue, Bassano et Vérone, mais n'évite pas une série de combats difficiles qui met en péril la situation de l'armée française.

C'est la victoire inattendue d'Arcole, le 17 novembre 1796, qui rétablit le jeu en faveur des Français. A son tour Alvinczy se retire, la voie du Frioul est ouverte à Bonaparte.

Pendant toute l'année 1796, les Français, forts de leurs succès, ont négocié plusieurs traités: avec Parme le 9 mai, avec Modène le 23 mai, avec Pie VII à Bologne le 23 juin, avec Gênes et Naples le 10 octobre, à nouveau avec Pame le 20 novembre; ce qui leur a assuré la tranquillité au sud de leurs lignes.

Le quatrième et dernier acte de la première campagne d'Italie se déroule pendant l'année 1797. Dans les premiers mois de l'année, le général en chef continue sur sa lancée victorieuse d'Arcole et bat Alvinczy à Rivoli le 14 janvier, puis à La Favorite, près de Mantoue, le 16 janvier. La bataille de Rivoli deviendra célèbre par les remarquables qualités de tacticien que Bonaparte y a développées. Le février, Würmser capitule dans Mantoue, faute de vivres.

Le 20 février, Alvinczy est relevé; l'archiduc Charles, connu pour ses talents militaires, arrive avec une nouvelle armée de cinquante mille hommes

Ce changement n'empêche pas l'armée d'Italie de continuer sa progression, traversant Vénétie et Frioul, franchissant le Tagliamento, occupant Campoformio, Gradisca, puis Trieste. Pour poursuivre la lutte contre l'Autriche, elle a envahi des territoires neutres et plusieurs États pontificaux. Pendant ce temps, les armées d'Allemagne n'ont pas réussi à progresser vers Vienne.

Le 18 avril 1797, négligeant l'interdiction du Directoire de marcher sur Vienne, Bonaparte, pour impressionner l'ennemi, se dirige vers Leoben. L'Autriche se décide à parlementer et les pourparlers aboutissent à la proclamation de la République cisalpine, le 29 juin. Le traité de Campoformio, signé le 17 octobre 1797, met fin à la première campagne d'Italie.
Francesco Frasca


LA COLLECTION DU MINISTRE DE LA DEFENSE

La collection dite <<du Ministre>> constitue l'un des fonds du dépôt de la Guerre depuis 1744, date à laquelle sont créés les officiers dessinateurs, rattachés au corps des ingénieurs géographes. Ces dessinateurs sont chargés de réaliser sur le terrain les vues des champs de bataille des succès de l'armée française. Leur mission est double: mission de renseignement topographique, à l'usage du ministre de la Guerre et de son état-major, mission pédagogique, pour la formation historique, tactique et morale des officiers.

Sous Louis XV, la Collection compte essentiellement des dessins, effectués par des artistes de talent tels que Cozette, Lenfant ou Martin grâce auxquels le fonds s'enrichit progressivement.

Mais c'est Bonaparte qui va donner à la Collection l'importance qu'elle aura pendant tout le xixe siècle. Conscient du rôle de tremplin politique que peut jouer pour lui la campagne d'Italie, il s'attache à faire connaître au public les victoires qu'il a remportées. Dès 1796, il prend à sa suite un artiste piémontais, Giuseppe Bagetti, ancien dessinateur paysagiste du roi de Sardaigne, et lui fait exécuter <<les vues des sites les plus intéressants des principales affaires auxquelles la guerre va donner lieu>>.

En 1800, il décide qu'une série d'aquarelles et de gouaches sera constituée à partir des esquisses de Bagetti. Pour les réaliser, autour de ce dernier, devenu capitaine, d'autres artistes sont sollicités: un officier de carrière, Bacler d'Albe, compagnon de route et ami de Bonaparte, un autre artiste italien, recruté comme Bagetti, Pasquieri (francisé en Pasquier) et un ingénieur géographe, Gautier, tous choisis pour leurs dons artistiques. Plus tard, vers 1830, Parent et Morel seront chargés de continuer les batailles italiennes et de réaliser des doubles. La série obtient dès le début le succès désiré par le Premier Consul et sert de référence aux artistes, aux politiques et aux militaires pendant tout le xixe siècle.

Sous l'Empire et pendant la Restauration, des officiers aussi doués que Lejeune ou Cadolle vont participer aux campagnes de dessins.

En 1838, lorsque Louis-Philippe puise dans les fonds du Dépôt pour enrichir la galerie des Batailles qu'il inaugure à Versailles, la moitié des aquarelles originales quittent la Collection. Le général baron Pelet, alors directeur du dépôt de la Guerre, s'étant vainement opposé à leur départ, décide de faire reproduire fidèlement la plupart des oeuvres transférées.

Une grande partie d'entre elles représente la campagne d'Italie, mais décrit aussi les grandes batailles de la Révolution et de l'Empire.

Une autre série, remarquable, est peinte sur les ordres de Pelet, c'est un témoignage sur le vif de la conquête de l'Algérie.

L'accroissement des fonds, dû essentiellement à deux artistes, Théodore Jung et Gaspard Gobaut, est à son apogée sous la direction du général Pelet. Toutefois, ses successeurs sous le Second Empire restent fidèles à l'esprit donné à la Collection et font réaliser des huiles et des aquarelles illustrant les grandes interventions françaises en Crimée, en Italie et au Mexique.

A la fin du xixe siècle, la tradition des aquarelles de la collection du Ministre se perd, remplacée par l'utilisation de plus en plus fréquente d'une technique nouvelle, la photographie. Si quelques artistes continuent à travailler, comme Pierre Comba et Louis Trinquier, dans les années 1880, la constitution de la Collection n'est plus l'affaire des peintres du Dépôt. En 1897, une partie des oeuvres est déposée au musée de l'Armée dont elle constitue une part de l'iconographie présentée.

Après les deux guerres mondiales, quelques officiers artistes font entrer leurs dessins dans le fonds, géré par le Service historique de l'armée de Terre, héritier du dépôt de la Guerre. De 1943 à 1945, Jouanneau Irriéra est le dernier peintre officiel à suivre les armées en campagne. De nos jours, toujours placée sous la tutelle du ministre de la Défense, la Collection s'accroît grâce aux acquisitions d'oeuvres contemporaines ou de pièces plus anciennes.

Isabelle Bruller


GENESE D'UNE COLLECTION: LES INSTRUCTIONS DE MARTINEL A BAGETTI

<<Votre ouvrage aura sans doute un grand mérite, celui d'abord d'être parfait en son genre, celui de présenter des sites sur les quels se sont passés des événements qui ont changé tout le sistème public d'Europe, enfin celui d'oeterniser des faits qui tiennent à la gloire des brâves d'Italie, et du chef Auguste qui les conduisit à la victoire. N'oubliez pas surtout (...) que ce sont nos travaux qui forment nos droits à l'opinion publique et nos titres à la reconnaissance nationale. Le gouvernement français seaura toujours gré aux officiers qui auront coopéré à un travail aussi précieux pour la gloire des français>>.

Instruction de Martinel Millesimo, le 4 frimaire an 13 (25 novembre 1804)
Dès 1796, Bonaparte décide de pérenniser son épopée en Italie et recrute les artistes qui vont constituer l'une des plus belles séries du dépôt de la Guerre. Officiers français, parmi lesquels Bacler d'Albe qui deviendra plus tard chef du dépôt de la Guerre en Italie puis chef du cabinet topographique de l'Empereur, ou artistes italiens auparavant au service du roi de Sardaigne vont enrichir l'équipe des ingénieurs géographes des 27e et 28e divisions militaires que sont devenus le Piémont et la Lombardie. Parmi eux, un Turinois, Giuseppe Bagetti, dessine tous les sites parcourus par l'armée française en ces années 1796 et 1797.

Bonaparte, devenu entre-temps Premier Consul, décide d'utiliser ces dessins pour faire constituer une série d'aquarelles, dans le style des anciennes collections du cabinet topographique du Roi, afin d'immortaliser la campagne d'Italie. Il souhaite faire de cette série une oeuvre pédagogique au service de sa propagande; projet ambitieux car réunissant deux objectifs en apparence opposés: éduquer les officiers en leur enseignant la tactique et l'histoire militaire, impressionner les Français grâce à un travail artistique de qualité.

Le directeur du dépôt général de la Guerre, placé sous l'autorité directe du Ministre, et donc sous la surveillance de Bonaparte, décide, pour atteindre ce double objectif, de fournir aux artistes tous les renseignements possibles pour leur permettre d'accomplir leur tâche au mieux.

C'est ainsi que Joseph François Marie, chevalier de Martinelli, dit Martinel, né en Savoie en 1763 et ancien officier du roi de Piémont-Sardaigne, passé dans l'armée française en 1796, est chargé, comme chef de la section des ingénieurs géographes en Italie, de préparer des instructions et des programmes précis à l'usage des artistes. Homme de terrain, ayant abandonné le combat à cause de graves blessures, Martinel n'est ni un géographe, ni un topographe, ni un artiste, mais il prend sa mission avec la rigueur et le sérieux de l'excellent officier qu'il est. Il se passionne pour son sujet, son admiration pour Bonaparte et son amour de l'Italie font le reste. Dès l'année 1800, il commence à expédier le double de ses instructions au Dépôt général.

Ces instructions sont constituées de dossiers complets qui définissent le but et la méthode de travail pour chaque vue réalisée. Elles comportent une analyse de la bataille à partir de documents de l'État-Major ainsi que des témoignages de participants à l'action, une étude du site, de sa topographie précise et de son histoire, dues aux officiers historiographes et géographes du Dépôt, et enfin, une série d'indications très exactes sur le point de vue, l'heure, le jour et l'anecdote choisis par le général directeur du Dépôt pour être représentés par l'artiste.

Bonaparte est sans cesse présent dans ces instructions. Il est présent géographiquement, comme l'indiquent les nombreuses annotations techniques: <<Le général en chef sera placé dans cette partie>> (Rivoli), <<Le général en chef était à la tête de la colonne du général Augereau>> (Arcole) ou encore <<Le général en chef était à cette affaire>> (Lonato); mais il est aussi présent dans l'élaboration des programmes comme le précise Bagetti dans une relation datée de 1805: <<Rédaction faite par ordre de l'Empereur, autant sont pour les mémoires ou pour les vues de champs de bataille>>. Même dans les aquarelles où il n'apparaît pas, les officiers chargés de mettre au point les détails des vues pensent à lui. Il est, dans leurs comptes rendus, celui qui, <<après avoir tout prévu et tout disposé d'avance, arrive à Rivoli vers deux heures du matin>> et qui, après avoir dispersé la troisième armée de l'empereur d'Autriche, <<put aller le lendemain gagner une nouvelle bataille, qui décida du sort de Mantoue et de l'Italie>>. Le souci de lui plaire pousse parfois Martinel à des excès insoupçonnés: <<Le palais de l'évêché se trouvera dans votre tableau un peu à gauche du clocher le plus élevé; ce bâtiment est d'autant plus intéressant à montrer avec détail, que ce fut là que le général en chef vint se loger le 28 avril et probablement donna ses ordres de détail pour le beau passage du Pô>>. Derrière Bonaparte, c'est un Napoléon omniprésent et omniscient à qui s'adressent les artistes en mettant en scène <<ce qu'a pû le génie du hérôs qui commandait l'armée à cette époque>>.

Ces instructions ne sont donc pas simplement des instruments de travail mais parfois de véritables manifestes politiques.

Martinel, homme de coeur et de convictions, y ajoute généralement un certain nombre de commentaires personnels sur la manière dont l'artiste peut mettre en valeur la beauté du paysage et sur sa vision de la série. Il termine souvent ses instructions par des encouragements pour l'artiste ou par une morale patriotique enflammée. Il n'est pas rare de le voir conclure ses travaux par un résumé évoquant la chance d'avoir été choisi pour participer à une telle entreprise. Ainsi lit-on, dans la conclusion d'une lettre adressée à Bagetti en 1805: <<Rien de plus heureux dans une vue du genre de celles qu'exige de vous le gouvernement, Monsieur, que de rencontrer à la fois un site pitoresque et la possibilité d'offrir au spéctateur absolument dans son entier la ligne militaire>>. Et dans une autre, adressée au même en 1807, vers la fin de la constitution de la série: <<Ce tableau sera surement d'un grand intérêt pour le militaire et d'un aspect agréable pour l'amateur>>.

De l'Italie, devenue sujet d'étude de toute son équipe, Martinel déclare à Bagetti: <<N'est-ce pas sur cet échiquier que se sont préparés les prodiges sans nombre qui ont étonné le Monde dans l'espace de neuf ans? Est-il quelque chose de plus heureux pour un militaire que d'être forcé par devoir à méditer d'aussi grands événements?>>.

L'Empereur pouvait se réjouir, le but initial était atteint.

Isabelle Bruller


PAYSAGE PITTORESQUE ET SENSIBILITÉ ROMANTIQUE

La nature, seul maître de l'artiste

La représentation du paysage, telle qu'on la découvre dans les acquarelles de la série italienne, est d'une importance majeure. La nature y est dévoilée au spectateur comme un véritable théâtre: théâtre des opérations, certes, mais aussi manifestation autonome de sa propre richesse. La diversité des sites (prairies verdoyantes et marais bleutés, montagnes sauvages et vallons fertiles), le grand nombre de fleuves et cours d'eau et la variété de la végétation (solides oliviers, cyprès fluets transpercés de vent ou de soleil, vignes régulières) sont décrits avec une précision extrême dans laquelle l'influence du topographe militaire n'est pas absente. Le pinceau tantôt charge l'aquarelle avec sensualité et s'attarde avec elle sur des profondeurs bleues et vertes, tantôt se fait léger pour donner le souffle du lavis aux feuilles des arbres, à la transparence des nuages.

Toutes les vues n'ont pas une qualité technique égale et, si des artistes tels que Bagetti et Bacler d'Albe se détachent nettement du lot par leur talent et leur sensibilité, d'autres, plus besogneux, n'ont pas la même chance. Pourtant, tous, par nécessité narrative et par goût, se sont attachés à faire revivre la nature italienne dans sa plénitude. Dans leurs vues, le paysage tient une place au moins aussi essentielle que les hommes qui s'y affrontent, il est acteur à part entière de la scène militaire et l'on comprend souvent le rôle qu'il a joué dans l'action.

La nature est le guide et ce guide ne saurait être ennuyeux comme le laissent entendre les adjectifs varié et pittoresque qui reviennent le plus souvent dans les rapports et correspondance qu'adressent ces officiers. Leur vision est descriptive, et ils le désirent ainsi, mais ils ne veulent pas de monotonie. Martinel, le chef de section qui dirige et surveille les travaux de l'équipe, le rappelle constamment à Bagetti, comme dans cette lettre à propos d'une vue de Dego en préparation, où il s'exprime avec une fatuité certaine, vers 1803: <<Vous allez parcourir, Monsieur, une nouvelle carrière. Vous avez tout ce qu'il faut pour réussir; de beaux sites, un chef instruit pour vous diriger; je vous désire des succès, je dirai plus, je vous les promets, si vous y employez tous vos moyens; si vous étudiez avec soin les nouveaux modèles qui vont s'offrir à vous, le contraste des beaux sites d'Italie servira encore à faire valoir les sites agrestes des 27*e et 28*e divisions militaires, mais faites y bien attention, les formes, les coloris, tout doit être divers. La nature vous le dira bien mieux encore que moi, ce maître sûr qui proscrit tout'espèce de teinte conventionnelle>>.

Du pittoresque et de la diversité, c'est peut-être la leçon que les artistes du Dépôt ont retenue des grands peintres voyageurs du xviii*e siècle. Il y a aussi, dans le regard qu'ils portent sur l'Italie, des réminiscences des oeuvres de Jean Pillement et d'Hubert Robert.

Atmosphère romantique

Martinel et ses artistes, qui sont des hommes de leur temps, sont sensibles à la qualité romantique du paysage et particulièrement des ciels italiens. Le chef de section insiste souvent, dans ses instructions, sur la qualité de l'azur, sur les nuances du soleil, sur la douceur de la lumière. En 1804, il conseille, à propos de Montenotte: <<Tachez de rendre l'aspect sauvage et mélancolique du vallon de la Fontanazza>> et plus tard, pour une scène en Frioul: <<Ce tableau doit présenter un soleil couchant, et devra son mérite au soin que j'espère que vous y apporterez, à un beau ciel et à une teinte agréable>>.

La montagne concourt elle aussi à la réflexion mélancolique. Elle est souvent présente dans les oeuvres du Dépôt, où elle occupe une place particulière: gigantesque, aride, écrasante. Généralement magnifiée, elle symbolise le rêve inaccessible de l'homme: ce ne sont que sommets lointains et brumeux, à-pics infranchissables le long desquels de minuscules fourmis humaines en uniforme français réitèrent, à leurs risques et périls, l'exploit des troupes d'Hannibal. Et lorsque Martinel évoque avec une précision toute militaire le plaisir qu'il éprouve face aux monts familiers de son enfance, il ne peut s'empêcher d'être poète: <<Que dans le fonds de votre tableau on apperçoive dans le vague cette belle ceinture du Piémont, si on peut s'exprimer ainsi, cette majestueuse chaîne des Alpes qu'on ne revoit jamais sans plaisir; nous avons eu le bonheur malgré un léger brouillard généralement répandu sur le lointain, quoiqu'il fit la plus belle journée; de voir bien distinctement le Viso, cette cîme piramydale sur laquelle les hommes n'ont pu parvenir>>. Les artistes ont, semble-t-il, répondu à son attente avec un zèle unanime.

Après la montagne, c'est le paysage agreste qui, traité avec minutie, évoque la poésie d'une atmosphère bucolique; à la place des soldats sur le champ de bataille on imagine aisément de paisibles bergers d'heureuse Arcadie.

L'Italie, terre de ressources au climat chaleureux, est le pays de la douceur de vivre et, malgré la présence belliqueuse des hommes, ses paysages restent le havre auquel aspirent l'artiste et le poète. <<Alors l'homme vraiment artiste (et j'entends ici non seulement celui qui sait exécuter, mais celui qui sait bien apprécier toutes les beautés d'un ouvrage de cette nature) trouvera, soyez en sûr, dans vos tableaux cette foule de nuances imperceptibles à l'oeil du vulgaire que présente la nature depuis le sômmet des Alpes jusqu'à l'extrémité des Appenins>>.

Équilibre et perfection

La beauté du paysage, son caractère pittoresque n'échappent pas aux artistes du dépôt de la Guerre et même les moins talentueux y sont sensibles. Cependant, là s'arrête souvent la modernité de leur regard et une composition classique reste pour eux le seul moyen de représenter un paysage: structure fermée, présentée comme une scène dont le rideau serait un bouquet d'arbres ou un talus, avec l'objet principal au centre, bien situé par la présence d'un village ou délimité dans le lointain par le décor fondu de la nature. Cette structure, si elle n'existe pas naturellement, doit être créée, comme le signale Martinel: <<Vous avez eu rarement l'occasion de peindre de beaux arbres, sur les devants; des rocs, des terrasses faites à souhait, y suppléaient; dans la plaine au contraire cela devient presque indispensable>>.

Si les artistes du Dépôt et leurs chefs n'aiment ni les excès ni la fantaisie (même leurs mêlées font parfois penser à des frises antiques), c'est non seulement qu'ils ont un souci de lisibilité mais c'est aussi que leur vision de la perfection, héritée d'une référence aux grands classiques inévitable à l'époque, les pousse à rechercher l'équilibre des formes et des masses. Martinel encore, leur guide et leur interprète, le dit précisément à Bagetti: <<N'en renoncez pas pour cela à cet accord précieux sans lequel il n'existe pas de tableau, que tous les peintres cherchent avec plus ou moins de succès, et qu'on rencontre presque toujours, je me plais à vous rendre cette justice, dans les vôtres>>. C'est cet accord réussi qu'il décrit en 1806 au directeur général du Dépôt: <<La composition de ce tableau (La vue de Gradisca) est extrêmement agréable et pittoresque. Sur la gauche quelque monticule (...), au centre la ville dont les fortifications et le vieux château se dessinent avantageusement; à droite les hauteurs (...) et dans le lointain, les montagnes qui séparent le Frioul de la Carniole forment un ensemble que les talents de monsieur Bagetti sauront encore embellir>>.

Un beau paysage est donc, pour ces hommes de la fin du xviii*e siècle, un ensemble organisé avec un bon goût guidé par l'harmonie entre un exotisme raffiné et une construction bien tempérée. Pas de passion chez ces modernes, mais l'équilibre poétique d'une nature dressée par le pinceau.

La place de l'homme

L'homme est presque toujours présent mais pas toujours perceptible dans les vues d'Italie: parfois, de minuscules bandes mouvantes représentent, ou plutôt symbolisent, les divisions en marche. C'est que la pédagogie militaire impose de montrer toute la ligne de bataille.

Pourtant, il suffit que les hommes se rapprochent ou s'éparpillent pour qu'aussitôt l'individu apparaisse: de la taille d'une mouche ou même d'une fourmi, mais si minutieusement décrit, sanglé dans son uniforme aux couleurs nettes, chacun de ses membres effectuant un mouvement expressif. Cet homme, héros par essence, personnage à part entière de l'épopée, est anonyme, comme le soldat qui meurt pour sa patrie, mais prêt à sortir de l'ombre, comme ces jeunes généraux courageux qui feront le prestige de l'armée nouvelle. Il ne faut pas se fier à sa dimension: même s'il n'est pas toujours aisé de le repérer, il n'en reste pas moins le sujet principal du tableau. Perdu dans la belle nature italienne, parcourant les monts, traversant les fleuves, mourant dans la plaine, il semble avoir toujours été là. Bien que microscopique, c'est lui, le soldat de l'armée d'Italie affronté à son ennemi, qui a donné naissance aux aquarelles. L'artiste, pour peu que l'on soit attentif et observateur, ne le laisse pas oublier.

Isabelle Bruller


REGLES ET CONTRAINTES: LES MÉTHODES DE TRAVAIL DU DÉPOT DE LA GUERRE

Le nouveau statut des artistes du Dépôt, en ces années 1800, en fait des militaires soumis au système commun de l'armée et à sa hiérarchie. Pour certains d'entre eux, issus du monde civil, la conception militaire du métier d'artiste est souvent en contradiction avec leur tempérament et la manière dont ils souhaitent exercer leur travail.

Le projet de la campagne d'Italie rend nécessaire la création d'un ensemble cohérent fondé sur l'unité de style et donc de méthode de tous les artistes. C'est pourquoi, et Martinel le leur rappelle avec vigueur, les artistes doivent se persuader de l'importance de l'obéissance aux règles. Après avoir morigéné les ingénieurs géographes: <<Les travaux de messieurs les officiers offrent une bigarrure révoltante, rien n'est bien que ce qui est ordonné par nos chefs et on doit réfléchir qu'ici ce n'est pas seulement l'avis d'un, mais le résultat du sentiment des hommes les plus distingués dans cette partie>>, il leur annonce que le général, chef du dépôt général de la Guerre, vient de les doter d'une procédure (dont il est d'ailleurs l'instigateur): <<Nous suivions jusqu'ici des méthodes incertaines, souvent le chef devait citer son goût où manquait une règle; il n'en est plus ainsi, grâce au zèle soutenu du général Sanson>>.

Cet ensemble de règles strictes, qui s'applique essentiellement aux travaux de topographie, va être suivi par les artistes. Cette contrainte, que Martinel veille à maintenir, va contribuer à la qualité de la série italienne (son homogénéité est telle que l'on hésite parfois sur l'auteur de certaines oeuvres) sans pour autant gêner le talent des artistes les plus brillants.

La méthode est basée sur un certain nombre de principes que l'on peut résumer en quelques mots: harmonie, précision, exactitude et vérité. Outre les beautés artistiques requises pour rendre les oeuvres efficaces en touchant l'âme du public, les tableaux doivent réunir la précision du style nécessaire à la compréhension de la scène, l'exactitude de la représentation des sites pour l'usage topographique et la <<vérité>> historique, telle qu'elle est conçue à l'époque, pour servir à l'étude future de ces documents visuels.

Pour pouvoir appliquer ces règles, Bagetti et ses pairs sont assistés par des géographes et des historiographes qui leur préparent le terrain en réunissant témoignages et documents et en synthétisant toutes les informations connues sur la configuration de chaque site et sur son histoire militaire ancienne et moderne.

Bagetti reçoit des indications aussi précises que: <<Le ciel était nébuleux, (...) le général était à pied, sans gants, une lunette à la main (...)>>; et il en réclame souvent plus, comme le prouve cette lettre à propos de la bataille de Castiglione: <<Pour décrire cette bataille célèbre, j'aurais besoin d'avoir les cadres des deux armées, l'indication de quelques points fixes de la ligne, des divers mouvemens avec les momens où ils ont été exécutés. Privé de matériaux j'ai presque dû tout dessiner>>.

Ces exigences sont parfois lourdes pour ces <<assistants>> que sont les officiers du Dépôt. Martinel lui-même, qui pourtant admire les artistes, se plaint du peu de reconnaissance que reçoivent les militaires dont le travail est considérable; ainsi écrit-il à Bagetti: <<Il ne me reste plus à vous faire peindre que quelques vues des villes; il est bien rare qu'elles présentent autant d'intérêt, mais vous recommencerez bientôt une nouvelle carrière, vous allez peindre les beaux sites de la Lombardie. C'est un genre absolument différent et plus avantageux peut-être pour un peintre, mais qui demande des recherches bien plus minutieuses et plus d'instruction de la part du militaire. Pour le premier c'est toujours le même principe, étudier exactement et scrupuleusement la nature et ne jamais oublier qu'un quart d'heure de plus sur le terrain diminue souvent de beaucoup les peines de l'artiste et qui plus est, lui assure toujours le succès>>.

Le repérage sur le site est en effet la base du travail des artistes du Dépôt. Après avoir effectué les calculs d'angles et de distances, Bagetti esquisse une ou plusieurs vues générales du terrain. C'est cette première étape qui va déterminer le choix définitif du point de vue. Ensuite, lorsque l'aquarelle est en cours d'élaboration, c'est ce croquis préparatoire, rehaussé de plume et de lavis pour indiquer les reliefs et la lumière, qui sert de carton.

Le colonel Brossier, adjoint au directeur du dépôt de la Guerre en Italie, rappelle ce principe dans le programme des vues de Rivoli: <<Cette vue ne sera entreprise qu'après avoir bien parcouru le terrain, y avoir bien lu la bataille et avoir vu sous toutes les faces les divers objets qu'elle doit contenir; avoir bien reconnu leurs sites, leurs places respectives et leur dénomination; les chemins qui les lient, les monts qui les dominent etc., et s'être bien informé et pénétré de l'aspect général que ce pays présente au mois de nivôse>>.

Toute l'originalité de la méthode de travail du dépôt de la Guerre est là, dans cette présence quasi permanente de l'artiste sur son sujet. C'est sur le terrain que Bagetti analyse les documents qu'il a en main et qu'il les compare à la réalité: <<Il importera d'avoir un calque du plan minute des lieux pour s'en aider à appliquer et accorder les renseignements qu'il faut prendre fréquemment des habitants instruits>>. Car le travail de repérage ne consiste pas seulement dans l'étude du paysage mais aussi dans une visualisation des troupes dans ce paysage à l'aide des documents divers réunis sous la direction du chef de section.

La deuxième étape du travail de l'artiste est le résultat d'un choix difficile: celui du point de vue et de l'instant représenté. En règle générale, le point de vue est celui de Bonaparte au moment de la bataille, mais il arrive que des raisons artistiques ou topographiques (un trop grand champ visuel, un trop fort éloignement de la scène principale) empêchent l'artiste de se mettre à l'emplacement de l'état-major: <<Ici la difficulté était la même que pour Casteggio et Montebello; vouloir embrasser la scène sous un même angle, c'était s'exposer à confondre les mouvements, et les moments, et avoir une idée inexacte du local important>>, récapitule Bagetti au général directeur du Dépôt en 1809.

Parfois, ce sont les chefs militaires qui tranchent, parfois l'artiste, lorsque la difficulté est purement technique. Il leur arrive même de se faire aider par les gens du pays, comme l'explique Martinel en 1807: <<Ces sortes de sites sont très difficiles à retrouver, tous les points dont on peut voir une affaire peuvent alors donner le change. La rapidité avec laquelle Bonaparte parcourait sa ligne augmente encore les difficultés de la recherche; il fallait pour réussir retrouver le guide qui lui servit alors; celui enfin qui était auprès de lui lorsqu'il vit l'affaire de Montenotte. Le frère du curé de l'Altare est précisément celui qui l'a conduit sur cette crête au moment de la bataille: il nous a montré le point précis duquel le général a vu le combat; il n'y a donc plus de doute, et c'est de ce point même dont on doit faire la vue demandée>>.

L'exemple de l'aquarelle représentant Le passage du pont d'Arcole éclaire les difficultés auxquelles l'équipe du Dépôt a dû faire face pour arriver à concilier dans l'espace réduit de la feuille de papier la vérité historique, la réalité topographique, la clarté pédagogique et le souci esthétique. Bagetti s'en souvient dans cette lettre récapitulative adressée à son directeur de 1807, le général Sanson: <<Deux principales difficultés s'opposaient à la conception de cette vüe. La première consistait dans le choix du moment à saisir parmi les événements qui ont duré trois jours. Après de mures réflexions (et un ordre venu du général directeur) je me suis décidé pour le moment où le pont d'Arcole a été forcé, le 27 brumaire an V>>.

<<La 2*de difficulté était relative au point de vüe. L'emplacement sur le quel les Français auraient pu se développer pour former les attaques était un marais impraticable. Ils ont dû combatre constamment sur les digues étroites et assez élevées qui contiennent l'Alfon, et au-delà des quelles Arcole est situé; il fallait s'éloigner de beaucoup dans le marais pour appercevoir Arcole et le pont qui sont les objets principaux, mais ils se seraient trouvés sur les plans les plus éloignés, et les détails de l'attaque du pont se seraient perdus par l'effet de la perspective>>.

<<Cette considération m'a déterminé, avec l'approbation du colonel Brossier, à chercher un point de vüe beaucoup plus approché (...) cette condition devenait nécessaire pour représenter les efforts multiples de l'armée française et la résistance opiniâtre de l'ennemi
>>.

Dans certains cas, malgré ces efforts d'adaptation, il est impossible de rendre les tableaux compréhensibles, c'est pourquoi, en 1803, Martinel décide que deux formats d'aquarelles seront adoptés: le format ancien, plus petit, est le plus utilisé, Martinel le fixe d'environ quatre-vingt centimètres de long sur cinquante deux de haut; mais un grand format est instauré pour les vues à large perspective, comme Rivoli (il fait à peu près un mètre sur soixante centimètres).

Une fois ces problèmes résolus, les artistes ont en général très bien réussi <<à représenter les sites de la manière la plus exacte et la plus pittoresque, mais encore la plus utile pour les rapports militaires de géographie phisique>>.

L'ambiguïté de ces oeuvres réside dans ce que, malgré leur but propagandiste, elles ont conservé leur utilité tactique. Lorsqu'elles sont réalisées entre 1800 et 1807, les aquarelles figurent des sites qui sont encore des champs de bataille actuels ou potentiels. Les documents dont disposent les artistes et qui serviront à la création d'ouvrages vus par tous sont secrets comme l'indiquent très clairement les envois en provenance de l'état-major qui sont <<remis et spécialement recommandés à la surveillance du chef de Brigade Brossier, chargé du levé de la carte d'Italie>>, à qui il <<est expressement recommandé de ne communiquer à personne l'exposé sommaire de la bataille et les détails donnés sur les combats>>.

On le voit, la tâche de Bagetti et de son entourage n'est pas simple et l'on devine souvent dans la correspondance les mouvements d'humeur du peintre. Mais ce sont les contraintes même subies par les artistes qui donnent le style à la fois précis et poétique de la série. L'émotion que l'on ressent face aux oeuvres n'en est peut-être que plus forte.

Isabelle Bruller


BACLER D'ALBE: LA PASSION DU DESSIN AU SERVICE DE BONAPARTE

Au milieu de la série consacrée, dans la Collection, à la campagne d'Italie de 1796, deux gouaches retiennent l'attention. La technique employée, la composition, la manière de traiter le sujet, la vigueur, l'atmosphère et la passion qu'on y sent, leur auteur lui-même et son statut, tout distingue ces deux dessins des autres et attire l'amateur.

Ces deux oeuvres _ Passage du Pô sous Plaisance, le 7 mai et Passage du pont de Lodi, le 11 mai _ n'entrent pas dans le travail régulier accompli par les artistes du dépôt de la Guerre. OEuvres spontanées réalisées presque dans la foulée des événements qu'elles relatent par un artiste indépendant, sui generis, officier d'état-major, cartographe, et non peintre déclaré recruté pour la circonstance, elles ont été demandées par Bonaparte qui a fait choix de Bacler d'Albe, et elles l'ont conforté dans sa volonté de magnifier les victoires qu'il remporte. Le travail de Bacler ouvre la voie à celui des Bagetti, Pasquier et autre Gautier, il en est la préfiguration, le prototype possible, l'avant-goût de la série commencée en 1800.

Au moment où Bonaparte en prend le commandement, Bacler sert à l'armée d'Italie depuis deux ans au parc d'artillerie de campagne. Il effectue des levés de la côte depuis Nice jusqu'à Savone et détermine l'emplacement des nouvelles batteries à y installer. Passé à l'état-major de l'artillerie, il devient chef du dessin de construction et de topographie, spécialement chargé de l'instruction des lieutenants d'artillerie.

Bacler retrouve là Bonaparte. Il commandait la batterie de canonniers de la 56e demi-brigade à la prise de Toulon où, comme lui, il a été blessé. Cet artilleur, assez fervent républicain pour servir à ses frais et dépens à la suite du 2e bataillon de l'Ariège dès le printemps 1793, devenu capitaine, avait bien des côtés sympathiques pour un Bonaparte qui avait trouvé chez l'officier volontaire des qualités dont il saurait se servir. Bacler était plus âgé que Bonaparte de huit ans, mais il se donna à lui dès ce moment-là, convaincu comme Berthier qu'il serait <<beau d'être le second de cet-homme-là>>. Dès lors il était prêt à le suivre: <<Dans tous les cas, je suis tout à ma Patrie et à Bonaparte>> écrit-il à l'automne 1797 au général en chef, qui se l'est attaché personnellement en septembre de l'année précédente comme officier géographe et dessinateur à l'état-major de l'armée d'Italie.

Bacler dessine depuis sa plus tendre enfance. Son père, quartier-maître trésorier au régiment de Toul, ancêtre du 7e d'artillerie, voulait en faire un officier. Il lui avait fait suivre les cours des écoles d'artillerie de Strasbourg puis de Grenoble, où il s'adonna aux mathématiques et au dessin, deux matières indispensables, à l'époque, à la formation d'un officier de l'arme savante. Retiré du service à cause de sa santé chancelante, devenu directeur des postes à Amiens, le père dut bientôt faire de son fils son premier commis, puis lui laisser l'administration du bureau. Louis Albert Guislain avait quinze ans. Cinq ans plus tard, son amour du dessin le conduisit à tout quitter pour partir en Italie où, pendant sept ans, il se perfectionna. Au passage du mont Blanc, son attrait pour le paysage le décida à un séjour prolongé dans les Alpes. Il découvrit la manière d'exprimer la topographie des montagnes et il leva d'après ses principes une grande partie de la région qu'il publia sous la forme d'un ouvrage descriptif intitulé: Tableaux du Haut-Faucigny.

Au contact des nombreux artistes qu'il rencontre, son style gagne une patte caractéristique de la manière italienne et sa palette s'élargit. Il y développe son goût des paysages verdoyants, des villas brunes et des églises aux clochers élancés. Il se délecte des ciels bleus chargé de nuages blancs. Né à Saint-Pol-sur-Ternoise, Bacler a bénéficié de l'enseignement de l'école flamande dont il a retenu aussi bien le traitement minutieux et précis des personnages, propre à rendre les événements vécus qu'il décrit, que le goût du portrait réaliste où se lisent les sentiments ou encore la tradition du paysage bien léché. L'homme du Nord, contrée des ciels bas, attiré par le Sud, terre de lumière blanche, comme Goethe, a succombé à l'amour du <<pays où fleurissent les citronniers>>. Sa vision de l'Italie s'est formée sous l'influence des deux courants majeurs de l'Europe des peintres à la fin du xviie siècle.

Ce très long apprentissage n'est pas parvenu à brider son tempérament qui transparaît dans son travail. Il décrit avec passion les épisodes de la campagne auxquels il a pris part. Le mouvement qu'il imprime à sa peinture guide le regard vers le point précis où se dénoue l'action en cours. Les officiers qui entraînent leurs hommes à peine débarqués pointent leur sabre vers le choc des cavaliers français et autrichiens où se joue le succès de la bataille de Plaisance. Le bras impérieux de Bonaparte montre aux officiers qui l'entourent la tête de la colonne de grenadiers qui culbute les Autrichiens sur le pont de Lodi.

Le dessinateur, fort des connaissances militaires de l'officier, place l'homme au premier plan de ses oeuvres. C'est l'apport original de Bacler qui décrit toujours les actions des combattants alors que les autres artistes peignent les paysages dans lesquels se sont passés les événements. De là l'atmosphère unique qui émane de ses gouaches. Enfant des Lumières, Bacler est un humaniste pour lequel l'homme au centre de la Création est la mesure de toutes choses. Les fantassins lancés au pas de course sur le pont de Lodi, les cavaliers qui chargent à Plaisance, le général Bonaparte et son état-major, les artilleurs qui tirent sont toujours individualisés et parfaitement identifiables. Chez lui, on devine les sentiments qui les animent, on lit l'enthousiasme qui caractérise leur attitude.

Peinture héroïque, peinture du héros prestigieux ou anonyme, l'oeuvre de Bacler répond aux voeux de Bonaparte. Le général vainqueur voit immédiatement le parti qu'il peut en tirer. Il ordonne la gravure de ces deux dessins qui iront répandre sa gloire parmi le peuple de France.

Bacler mène rondement la tâche qui lui est confiée. Le 11 octobre 1797, il écrit de Milan au général en chef pour lui faire part de l'avancement de sa mission: <<Malgré les difficultés que j'éprouve pour trouver des graveurs dont le talent réponde à la loi que je me suis imposé (de ne publier que des choses dignes de vous), je les ai trouvés à Turin, à Basle, à Florence et Rome.>> Il obtient sans peine l'argent qu'il demande pour payer les artistes: <<dix mille francs pour la gravure des dix médailles et dix mille pour la gravure commencée de la grande carte et des deux batailles de Lodi et Plaisance.>>

Les liens privilégiés qui unissent Bacler et Bonaparte dès ce moment-là et le régime particulier dont il bénéficie font naître quelques jalousies.

Le 28 nivôse an 11 (18 janvier 1803), le directeur du dépôt général de la Guerre l'informe que son titre de <<chef des ingénieurs géographes employés au dépôt général de la guerre (...) ne doit s'entendre que de ceux employés à l'intérieur du dépôt et en ce moment même ce titre est illusoire puisque vous ne dirigez réellement pas leur travail, étant pour la plupart du temps détourné par vos occupations personnelles des travaux journaliers du dépôt.>>

Dès le lendemain, Bacler s'adresse au ministre: <<Il importait fort peu que je fusse présent au dépôt aux distributions de plumes et papiers, (...) il suffisait que je rédigeasse chez moi les mémoires sur les opérations sur lesquelles mon expérience pouvait répandre de nouvelles lumières. (...) J'eu l'honneur de vous demander à cette époque une dispense de service du dépôt pour pouvoir me livrer tout entier à mes ateliers et surtout m'occuper à peindre en grand les batailles de l'armée d'Italie qui m'ont été demandées plusieurs fois par le Premier Consul. J'ai commencé celle de Rivoli de 12 pieds de proportion.>> Après avoir offert sa démission, Bacler affirme son indépendance en signant sa lettre du seul titre qu'il revendique vraiment: <<artiste>>.

Alors qu'il est général de brigade depuis le 24 octobre et directeur du dépôt de la Guerre depuis le 2 mars 1814, le 13 mars 1815, soit 13 jours après le débarquement de Napoléon au Golfe-Juan, le chef du bureau des dépenses intérieures du ministère de la Guerre écrit au maréchal de camp Bacler d'Albe: <<J'ai l'honneur de vous prévenir que, par ordre exprès du Roi, Monsieur, le lieutenant général baron de la Rochefoucault doit prendre sur le champ la direction supérieure du dépôt général de la guerre et que vous devez être employé sous ses ordres.>>

Maintenu pendant les Cent-Jours, il est mis en non-activité dès le 10 juillet 1815, puis rappelé à la fin de 1818. Mis en disponibilité en 1820, il se retire à Sèvres où il meurt en 1824.

Christian Benoit


DE PLAISANCE A LODI, SUR LA ROUTE DE MILAN

Les deux batailles de Plaisance et de Lodi sont des assauts furieux, des charges enlevées par la furia francese devant laquelle cèdent les Autrichiens. Les tirs de l'artillerie ennemie sont impuissants à arrêter l'élan des soldats français que Bonaparte félicite et récompense de proclamations légendaires: <<Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert! Grâce vous en soit rendue>>.

Plaisance

La vue de Plaisance, première dans l'ordre chronologique, (dessinée dès 1797 pour pouvoir être gravée mais peinte seulement l'année suivante comme le prouve la date portée à côté de la signature) montre une victoire due à la ruse de Bonaparte. <<La faculté de passer le Pô à Valence>> demandée aux Piémontais trompe le vieux général autrichien Beaulieu qui porte ses troupes en face de cette ville pour y attendre Bonaparte. Le 7 mai 1796, les deux escadrons de cavalerie qui défendent le passage à Plaisance ne peuvent s'opposer aux Français qui tournent l'ennemi. Beaulieu se replie derrière l'Adda.

Embarqués sur des bateaux aux formes caractéristiques _ leurs deux étraves relevées indiquent qu'ils servent de bacs et font le va-et-vient sur la rivière _ les Français, fantassins et cavaliers pêle-mêle, forcent le passage et foncent sur l'ennemi. La détermination se lit sur le visage des bateliers heureux d'être entraînés dans le combat pour la liberté de leur patrie. Leurs barques chargées au-delà du raisonnable s'enfoncent dans l'eau et menacent de chavirer, les canots qu'elles traînent derrière elles aggravent encore leur position, mais qu'importe à ce moment-là! L'impétuosité des assaillants est irrésistible; on entend presque le cri des deux officiers qui guident les pas de leurs hommes. Sur la droite du tableau, les cavaliers autrichiens opposent une faible résistance avant de tourner bride.

L'étude attentive des personnages du premier plan est riche d'enseignements et d'indications sur les troupes de l'armée d'Italie. Les soldats que peint Bacler sont loin de présenter la situation de pauvreté et de nudité que Bonaparte lui-même a reconnue dans sa proclamation du début de la campagne et que tous les mémoires du temps décrivent complaisamment. Seul un homme qui s'apprête à quitter la barque porte une tenue non conforme aux descriptions officielles. En revanche les deux officiers d'état-major au centre de la scène, reconnaissables à leur brassard, portent des culottes plus civiles que militaires qui témoignent de la pénurie des approvisionnements et de l'impossibilité où ils sont de renouveler leur garde-robe. Les épaulettes rouges et les coiffures indiquent clairement que l'attaque est conduite par les grenadiers, soldats d'élite tirés des bataillons qui ne cèdent jamais la première place lors d'un assaut. Beaucoup arborent le bonnet à poils dont ils sont d'autant plus fiers qu'en ces temps de pénurie il est une récompense que Bonaparte distribue aux plus vaillants; d'autres ont le chapeau de l'infanterie introduit en 1793 ou encore le casque de volontaire, donné à toute l'infanterie le 1er avril 1791, qu'ils gardent jalousement pour montrer leur ancienneté.

La finesse du travail de Bacler sur une oeuvre de cette petite dimension est telle qu'on peut aisément distinguer les différents personnages et les identifier sans ambiguïté. Ainsi on peut repérer le lieutenant qui marche sur le flanc de sa troupe, précédé d'un caporal au double galon aurore sur le bas de la manche et qui porte fusil. Curieusement, deux sergents de grenadiers sont armés d'une épée, contrairement aux règlements en vigueur qui leur affectent le fusil comme arme de dotation. L'un, loin devant tout le monde, porte un coup à un cavalier autrichien effrayé, tandis que le second débarque à peine et marche en tête d'une petite colonne dans laquelle figure la jeune recrue mal fagotée qui n'a pour toute coiffure qu'un pauvre bonnet de police informe. Qui sont ces deux sous-officiers? Il y a là un petit mystère propre à exciter l'imagination des uniformologues.

Sur la barque, quelques hussards du 1er régiment, ci-devant Bercheny, s'apprêtent à descendre. Le bleu clair de leur dolman, leur pelisse et leur culotte est rehaussé du rouge de leur ceinture. Ils sont coiffés du shako mirliton à flamme rouge doublée de noir.

Cette peinture met en valeur deux détails de la tenue militaire de l'époque: les longues basques des habits et les cravates. La mode influe sur le vêtement militaire plus qu'on ne le croit ordinairement. Les basques des vêtements civils, redingotes ou habits, ne cessent de s'allonger depuis le règne de Louis XVI et l'armée ne reste pas en dehors de ce mouvement. Cette façon de couper les vêtements correspond au style négligé en vogue sous le Directoire et les jeunes officiers de l'armée d'Italie (le plus vieux est Berthier qui a 42 ans) n'échappent pas à cette influence. Cette longueur a également le mérite de protéger du mieux qu'il est possible contre les morsures du froid en un temps où la capote n'existe pas et où le soldat n'a aucun vêtement de dessus.

Les cravates de chasse que portent tous les militaires pour protéger leur cou du frottement du col de leur habit sont nouées selon les préceptes de la dernière mode qui les veut abondantes, débordantes et montantes, jusqu'à la pointe du menton. Encore une fois Bacler saisit ce détail si naturel à l'époque.

Allongée le long de la rivière, la ville se détache sur un fond de montagnes bleues. On imagine sans peine, en d'autres jours, les rues étroites et animées, les maisons serrées autour du haut clocher de l'église. En avant de la ville, tandis que l'artillerie tonne en dégageant un immense nuage de fumée blanche, des bataillons sagement rangés en bataille attendent leur tour pour embarquer. Quelques barques transportent la deuxième vague d'assaillants, mais déjà le combat est joué, l'issue en est certaine. C'est une victoire tactique remportée à faible coût qui ouvre la voie au succès décisif de Lodi trois jours plus tard.

Lodi

Après avoir franchi le Pô sous Plaisance, Bonaparte espérait prendre les Autrichiens au piège, mais Beaulieu s'est retiré en ne laissant qu'une arrière-garde confiée à Sebottendorf. Ses 8 500 hommes et ses 14 canons qui défendent le pont et le village de Lodi sont soumis au feu des 30 pièces d'artillerie de Bonaparte qui tirent à mitraille tandis que Masséna s'élance. Sebottendorf lâche prise et se replie sur Mantoue. La route de Milan est ouverte, livrant la Lombardie à Bonaparte.

Dans cette seconde vue, Bacler a choisi de figer l'instant _ il est 6 heures et demie du soir _ où la charge atteint l'ancienne couronne située sur la rive gauche de l'Adda. Le 2e bataillon de carabiniers tirés des 25e et 29e demi-brigades d'infanterie légère, commandé par Dupas qui gagne là un sabre d'honneur, enfonce les Autrichiens. Ces soldats d'élite, que l'on reconnaît à leurs épaulettes et au plumet rouge fiché sur leur bonnet à poils, comptent dans leurs rangs quelques anciens de la légion franche allobroge formée en Dauphiné. Ils sautent sur l'île située en avant de la berge et culbutent les défenseurs, au son du tambour qui bat au pied du pont; on se plaît à imaginer que Bacler a représenté le jeune tapin Heuillet né dans l'Ariège voilà tout juste quinze ans, cité à Lodi, avant de finir sa carrière, blessé à Waterloo, capitaine de chasseurs et officier de la Légion d'honneur, licencié en 1816 au terme de vingt ans de fureur.

La charge sur le pont est emmenée par trois officiers à cheval. Derrière les carabiniers, marche un général de division reconnaissable à son écharpe rouge: c'est peut-être Masséna! Puis vient un colonel à côté du drapeau d'un bataillon de son régiment, est-ce le chef de brigade Lannes? Le troisième est un général de brigade à écharpe bleue, on croit voir Cervoni, le compatriote de Bonaparte, à peine âgé de trente ans. Parmi la troupe _ des fusiliers qui n'ont pas droit aux épaulettes rouges _ les officiers à pied lèvent haut leur épée pour entraîner leurs hommes. Le pont long de 165 mètres est avalé d'un jet, en dépit des six canons autrichiens qui tirent dans son axe.

Au premier plan à gauche, Bonaparte et son état-major attirent le regard. Pour donner plus de profondeur à son dessin, l'artiste utilise un effet de coulisses qui lui permet de faire apparaître en exergue, comme à l'extérieur de l'action qui se déroule sous ses yeux, le groupe de l'état-major, appuyé sur les plans successifs des arbres, des maisons, de la colonne de soldats, de la porte de la ville. Il focalise l'attention sur le véritable sujet de son dessin. Ce ne sont qu'or et argent sur de riches étoffes, beaux chevaux et beaux équipages. Bonaparte monte un superbe cheval blanc qui se détache en pleine lumière sur un fond à dominantes brune et bleue. Bacler répond là au souhait du général en chef de faire connaître au monde la gloire du vainqueur de Lodi.

Il n'est cependant pas détourné de son souci de vérité: l'amateur note avec satisfaction l'exactitude des attitudes et la précision des uniformes. Bonaparte porte, sur la tenue définie le 30 janvier 1796 (un habit à une rangée de boutons et à double broderie de feuilles de chêne des généraux de division), l'écharpe de soie rouge et blanche de général en chef. Le personnage à sa gauche pourrait bien être Salicetti. Devant lui, lui montrant le succès qu'il est en train de remporter, son aide de camp, Lemarois, cité pour sa bravoure à Lodi, qui porte un brassard aux couleurs de la ceinture de son général. Derrière Bonaparte, des officiers d'état-major qui portent la tenue à collet renversé de leur chef, privée des broderies. Le harnachement de tous leurs chevaux étale un luxe qui fait contraste avec la pauvreté des troupes. Les coquillages d'argent _ clous, étoiles, carrés, losanges, croissants _ brillent de tous leurs feux sur des cuirs de qualité. Le tapis en peau de panthère fait un début de carrière prometteur.

Derrière ce groupe chamarré et un bosquet d'arbres magnifiques, dans le goût des peintres italiens du temps, tout en nuances de vert du plus tendre au plus sombre, vers l'émeraude et le bleu, s'élèvent les premières maisons de la ville. Conquise le matin sur les Autrichiens qui l'ont abandonnée pour se réfugier sur l'autre rive, elle déverse les renforts qui s'avancent en confiance, l'arme au bras, groupés autour de leur drapeau, sans un regard pour la statue de saint Jean-Népomucène, auquel le peintre a laissé sa tête qu'un boulet autrichien lui a pourtant enlevée le matin.

Le tout premier plan est animé de saynètes réalistes. Tout à gauche, en bordure des maisons, des charretiers, des civils de l'entreprise Breidt qui par contrat passé avec l'armée assure ses charrois, s'affairent autour d'un avant-train d'artillerie démantelé par un coup ennemi. Des conducteurs et des chevaux sont morts, d'autres sont blessés, le coffret est ouvert, laissant voir les gargousses et les obus préparés. L'avant-train lui-même, dont on voit nettement la cheville ouvrière, n'est pas endommagé.

Plus à droite, un soldat à côté d'un dragon mort, en habit vert et casque à crinière projeté au loin, vit ses derniers instants. Le boulet fumant qui vient de tomber derrière lui ne lui laisse aucune chance. La place n'est pas sûre. Les coups pleuvent. L'un d'entre eux un peu plus tôt a tué le cavalier et sa monture dont le harnachement a été coupé par le souffle de l'explosion.

Sur la droite, l'artilleur Bacler a peint avec toute la science qu'il a de son arme les deux pièces mises en batterie par Sugny, le commandant de l'artillerie, pour appuyer le franchissement du pont. L'une est détruite, l'autre a perdu une partie de ses servants. Le feu ennemi s'est acharné sur elles. La pièce qui tire encore est un canon de 8 livres du système Gribeauval, un des plus beaux legs de la monarchie finissante, que des artilleurs instruits utilisent à merveille pendant toutes les campagnes de la Révolution et de l'Empire. Bacler s'est appliqué à décrire avec minutie les servants et leurs attitudes, toutes conformes au règlement d'emploi de l'arme. Les deux canonniers et onze servants qui composent l'équipe de pièce complète ne sont plus que cinq. Ils accomplissent néanmoins les gestes de la manoeuvre sans précipitation, dans l'ordre, comme il sied à de vieux soldats. Ils sont encore assez nombreux pour tirer à cadence presque normale. Le canonnier de gauche, qui paraît bien être en fait un officier, tourne la vis de pointage pour aligner en site sa pièce. Le premier servant de droite nettoie ensuite le tube, à l'aide d'un écouvillon dont il a trempé l'extrémité dans le seau posé à terre pour éviter toute inflammation accidentelle de la poudre non consumée dans l'âme du canon. Le premier servant de gauche charge alors la cartouche dans le tube, puis le deuxième servant de gauche, à l'aide du dégorgeoir perce la gargousse, dans laquelle il enfonce l'étoupille, qui sert d'amorce. Le sac qu'il porte sur le ventre renferme les étoupilles et porte sur sa patelette le dégorgeoir. Il ne reste plus au deuxième servant de droite qu'à allumer l'étoupille à l'aide de la lance à feu enflammée qu'il tient tournée vers l'extérieur par mesure de prudence. Les détails de l'équipement des artilleurs à pied (ils portent le havresac comme de modestes fantassins) sont représentés avec une grande précision. Le sabre modèle 1771 a survécu au changement de régime politique tant les artilleurs y sont attachés; Bacler le reproduit avec fidélité. La bricole, que chaque servant porte, crochet de cuivre attaché à une longue corde reliée à un large baudrier de cuir fauve, sert à tracter les pièces sur de courtes distances sans faire appel à l'avant-train. Les leviers de manoeuvre qui permettent la mise en direction des pièces par déplacement de l'affût jonchent le sol, dispersés par les coups reçus.

Dans le lointain, sur fond d'arbres bleus dans la lumière de la fin du jour, les 300 chasseurs du 10e régiment et les cavaliers d'escorte de l'état-major, aux ordres du chef d'escadron Ordener promis à un brillant avenir, passent à gué la rivière au-dessous de l'île des Osiers à 300 mètres au nord du pont, pour se rabattre sur l'ennemi et précipiter sa fuite.

Le passage du pont de Lodi ne fut pas une des plus grandes batailles de la campagne. Les pertes des vaincus dépassent à peine le millier d'hommes: 153 tués, 182 blessés, 732 prisonniers; celles du vainqueur sont plus faibles encore. Mais cette victoire joue un rôle important dans la vie de Bonaparte. Elle lui ouvre la route de Milan où il entre en vainqueur le 15 mai. En recevant les clés de la ville, pensait-il au triomphe des empereurs romains? Il pouvait se griser de ses succès ininterrompus. Le Courrier de l'armée d'Italie n'écrivait-il pas au lendemain de la bataille: <<Bonaparte est comme l'éclair et frappe comme la foudre. Il sait tout et voit tout>>?

Bacler d'Albe a peint une oeuvre très construite. Bordée à gauche par des arbres très hauts, la scène s'ouvre largement vers la droite et se lit selon trois diagonales ascendantes. La principale, où se joue toute l'action, dans l'axe du pont, est encadrée de deux parallèles. Au premier plan, la ligne relie les différents éléments d'artillerie depuis l'avant-train jusqu'à la pièce qui tire en passant par le dragon et l'artilleur morts. La seconde, en arrière-plan, suit le tracé des arbres devant lesquels passent les cavaliers. Les deux berges de la rivière coupent ces trois lignes et définissent les limites du champ de bataille où le regard se porte. Curieusement, la statue du saint est le point de rencontre des diverses lignes, elle apparaît comme le point d'appui de la construction!

L'oeuvre de Bacler d'Albe possède une grande vertu. Elle échappe au reproche d'anachronisme qui trop souvent s'applique à la peinture militaire. L'exaltation des sentiments ne pâtit pas du réalisme affiché. C'est un reportage réalisé par un connaisseur qui a vu les combats, qui connaît leslieux et les hommes qu'il décrit. Il peint d'après nature et immédiatement après les événements. Ce que l'on sait par d'autres voies, les mémoires du temps, les dessins des témoins ou les objets qui subsistent de l'époque, confirme la justesse des descriptions de Bacler. La vérité se lit dans ses dessins, mais une vérité déjà atténuée par l'écart d'un an qui sépare les batailles de leur représentation. Les drapeaux montrés sont ceux qu'il a sous les yeux au moment où il peint. Dans une lettre à Berthier du 14 décembre 1796, Bonaparte ordonne que soient réalisés de nouveaux emblèmes, sur le modèle de ceux de la 197e demi-brigade; confectionnés entre le 17 décembre et le 23 février 1797, ils sont en service quand Bacler entreprend ses gouaches. Ce détail permet de les dater sans erreur possible, entre le printemps et l'automne 1797.

Bacler n'en reste pas moins un témoin digne de confiance. Il s'en tient à ce qu'il voit, la glorification de son héros ne le dispense pas de l'humilité de la vérité. Par là il s'impose aux plus grands qui n'hésitèrent jamais à le copier, en le dénaturant parfois dans leur volonté de forcer le trait. Lejeune ou Carle Vernet reprennent son dessin dans leurs huiles sur toile exposées à Versailles et à Grosbois, assombrissent le paysage comme s'il ne connaissait pas la lumière de l'Italie et dramatisent une scène qui perd l'intensité que l'original avait su atteindre avec peu de moyens.

Bonaparte et Bacler furent fidèles l'un à l'autre jusqu'au bout. Bonaparte lui fut toujours reconnaissant d'avoir été le premier à chanter sa gloire par le dessin. Il se l'attacha et en fit le chef de son cabinet topographique puis du dépôt de la Guerre. Bacler le suivit partout, crayons en main, réalisant cartes pour le chef de guerre et le conquérant et dessins pour l'empereur. Travailleur acharné, il plaçait sa gloire dans la glorification du maître qu'il s'était choisi dès la première campagne. Amoureux de l'Italie, de sa lumière et de ses paysages, il la peint avec amour. Ses sentiments pour elle transpirent dans ses dessins où la guerre se pare des couleurs de la victoire qui livre la terre des anciens Romains à leurs dignes successeurs. Il est lui aussi de <<l'armée conquérante d'Italie.>>

Christian Benoit


BAGETTI, TURINOIS, ARTISTE ET CAPITAINE DE L'ARMEE FRANÇAISE

Pier Giuseppe Maria, dit Joseph, Bagetti est né le 14 avril 1764 à Turin. Formé dans les meilleures écoles d'art du royaume de Sardaigne, le 23 novembre 1792, il devient professeur de dessin à l'académie royale de Turin. Le roi Victor-Amédée III de Sardaigne remarque son talent et, le 2 août 1793, par lettre patente, le fait nommer peintre paysagiste du Roi avec rang et uniforme de capitaine (Martinel, soucieux de hiérarchie militaire, fera noter plus tard qu'il ne s'agit pas d'un <<vrai grade de capitaine mais d'un grade dans la milice de la vénerie, inférieure à la ligne>>).

Le 1er mai 1794, il est professeur de dessin et de fortification à l'école royale d'artillerie et enseigne aux élèves qui se destinent à entrer dans le corps des ingénieurs. Il reste dans cette école jusqu'à sa fermeture en 1796.

Ensuite, son dossier militaire perd sa trace: mis au chômage par la signature du traité de Cherasco, Bagetti ne semble pourtant pas être resté inactif. Certains des dessins réalisés par lui pour le dépôt de la Guerre sont datés des années 1796 à 1800, mais, s'il a effectué ces travaux pour Bonaparte, c'est sans doute à titre officieux. Le général, qui a aussi sollicité Bacler d'Albe, a dès 1796 le désir d'utiliser l'art pour répandre la gloire de ses victoires.

Lorsque le 20 juin 1800 Bagetti reçoit sa nomination de <<capitaine ingénieur géographe artiste>>, le général Dupont, alors chef de l'état-major, confirme en ces termes une situation de fait: <<1er messidor an VIII. Conformément, Citoyen, aux ordres du général en chef, vous êtes employé à l'état-major général, comme ingénieur géographe provisoire. Vos talents distingués et votre zèle pour la gloire de l'armée française justifient ce choix que je m'empresse de vous annoncer>>. Le 19 octobre 1800, il est confirmé dans le même emploi à l'armée d'Italie par Bonaparte. C'est Brune qui le lui annonce.

Il poursuit ensuite sa carrière très honorablement tout en rencontrant des succès artistiques notables dans son oeuvre pour le Dépôt. En 1802, le général Sanson, directeur général du dépôt général de la Guerre, lui transmet un arrêté d'Alexandre Berthier, ministre de la Guerre, daté du 30 vendémiaire an XI. Ce 22 octobre 1802, il vient d'être nommé ingénieur géographe provisoire de deuxième classe avec rang de lieutenant de cavalerie, employé dans ce grade <<au levé des champs de bataille et plans d'Italie ordonnés par le gouvernement français>>, sous les ordres du capitaine du génie Brossier, directeur du bureau topographique en Italie.

Le 15 février 1803, il est ingénieur géographe de première classe avec rang de capitaine de cavalerie <<pour continuer à être employé à ce nouveau rang sous les ordres de monsieur Martinel, chef de la section topographique des champs de batailles>>.

Très vite Bagetti s'est imposé comme le seul capable de mener à bien le projet de la série des vues d'Italie. Il apporte son savoir-faire et une description précise du paysage tout en appliquant un art de la composition et un sens de l'atmosphère dignes des meilleurs paysagistes italianisants de sa génération.

L'intérêt de ses supérieurs pour Bagetti en dit long sur ses qualités d'artiste mais aussi sur l'importance accordée par Bonaparte à l'entreprise dont il est le support. Alors que Martinel, son chef, devra écrire des dizaines de fois pour sortir du grade de capitaine où l'a oublié sa hiérarchie, Bagetti, grâce à son talent et à l'amitié du Premier Consul poursuit ses travaux dans la lumière. Cependant, l'artiste n'est pas toujours heureux, il se sent parfois brimé par son chef, limité dans son talent par ses conditions de travail: certains sites, choisis pour des raisons historiques et militaires, lui semblent de peu d'intérêt pour l'oeuvre d'art et il juge lourdes les contraintes stylistiques qui lui sont imposées. Sans cesse, sous la coupe du sévère Martinel, il doit dompter la fougue de sa plume pour rendre avec minutie les sites décrits, transformant ses dessins préparatoires en minutes militaires, enfermant ses paysages dans des angles aux calculs précis. Ce n'est pas tant la technique qui lui déplaît, il la possède, la pratique et l'enseigne depuis des années; mais la personnalité rigide de Martinel lui pèse, il voudrait plus de poésie dans son travail, plus de lyrisme. Pourtant, les deux hommes se respectent et savent s'apprécier: Martinel admire le don de Bagetti, la sûreté de son geste, Bagetti comprend Martinel et l'estime pour son intelligence. Ensemble, ils poursuivent le même but de mettre en valeur la beauté de leur pays d'origine tout en racontant les épisodes qui bouleversent l'histoire politique de leur époque. Tous deux, à leur manière, se sentent des témoins.

C'est ce témoignage que Bonaparte, devenu l'empereur Napoléon 1er, apprécie. Il le récompense en confirmant Bagetti par décret du 23 novembre 1808 dans son grade de capitaine ingénieur géographe et dans sa fonction d'artiste au bureau topographique des champs de bataille. Fonction qu'il occupe jusqu'en 1809.

De 1810 au 25 novembre 1813, il est à Paris, employé au département de la Guerre, où il continue à peindre tout en guidant les autres artistes dans la réalisation de leurs aquarelles. Il participe d'ailleurs si bien à l'élaboration de la série qu'il ne peut s'empêcher de mettre la main à toutes les oeuvres. Il n'interrompt son travail qu'une fois, le 20 février 1812 parce qu'il a reçu l'ordre de rejoindre la Grande Armée à Mayence.

Le 30 décembre 1815, il est mis à la retraite avec une pension de 1 200 francs par mois, ce qui, compte tenu de son grade et de son ancienneté, est le maximum qu'il puisse obtenir. Cependant, le nouveau régime est plus réticent que le précédent et, malgré le soutien du nouveau directeur général du Dépôt, le comte d'Ecquevilly, le rapport de la commission d'examen du troisième bureau, daté du 14 décembre 1815 s'est conclu ainsi: <<Le 20 mars, monsieur Bagetti était à Paris par ordre et employé au dépôt général de la Guerre. Il a signé l'acte additionnel et prêté le serment de fidélité contre son gré dit-il. Ce capitaine saisit l'occasion d'exposer sa conduite pour manifester sa satisfaction du retour de sa majesté (Louis XVIII) et l'assurer de son dévouement. Monsieur le comte d'Ecquevilly le signale comme un officier qui joint à un talent distingué des opinions dont il ne peut que faire l'éloge>>.

L'artiste n'est plus un protégé du pouvoir; il a d'ailleurs demandé sa mise à la retraite qui, compte tenu de son âge (51 ans) ne peut lui être refusée. A cette occasion, le comte d'Ecquevilly, comme le montre un rapport élogieux au Ministre, a plaidé en sa faveur: <<Mais en appuyant sa demande, le comte d'Ecquevilly s'empresse de joindre son suffrage à ceux qu'ont obtenus les talents distingués de monsieur Bagetti comme peintre en aquarelle. Tous les artistes lui accordent la priorité dans ce genre, et les salles du dépôt de la Guerre meublées de ses tableaux qui retracent la gloire des armées françaises sont des monuments durables qui justifieront, dans tous les temps, la célébrité qu'il a conquise par ses oeuvres. (...). Un grand nombre d'esquisses prises sur le théâtre même des événements militaires du midi au nord, de l'est à l'ouest de l'Europe attendent encore dans le portefeuille que monsieur Bagetti achève de leur donner la vie et plus tard il sera offert à Son Excellence un mode pour employer encore le repos dont cet admirable artiste témoigne le désir de jouir à ajouter de nouvelles richesses à celles dont le dépôt de la guerre est déjà conservateur; mais en attendant, ce même portefeuille devra faire partie des propriétés du dépôt de la guerre et lui être remis>>.

Ni la notoriété de l'artiste, ni ce panégyrique ne vont rendre à Bagetti le statut privilégié dont il disposait sous l'Empire.

En 1816, il décide de repartir en Piémont. Or, il n'est pas permis aux officiers de toucher leur pension de retraite hors de France. Bagetti demande donc que lui soit versée, comme il est d'usage, une somme compensatoire pour la liquidation de sa retraite; celle que lui accorde le gouvernement est si dérisoire qu'Ecquevilly vient à la rescousse de l'artiste et écrit au Ministre: <<La médiocrité de la somme substituée à sa retraite semblerait prouver qu'il aurait démérité dans ses fonctions ou par sa conduite; et c'est avec une douleur vivement sentie qu'il compare le traitement qui lui est fait avec les éloges que ses travaux ont obtenus dans tous les temps et avec le degré d'importance qu'on voulait bien y attacher>>.

La réclamation sera sans suite. Bagetti meurt en 1831 dans son pays natal après avoir célébré les victoires de la France sans en avoir été crédité par son gouvernement.

Pourtant, par son travail, il a donné une impulsion hors du commun à la collection du Ministre. Au Dépôt, il impose sa vision à la fois descriptive et romantique de la nature à plusieurs générations d'artistes. Il est un modèle pour les peintres de bataille du xixe siècle et un guide pour ses collègues officiers. Tous on travaillé à partir de ses esquisses in situ, Bacler d'Albe l'officier ami de Bonaparte, Gautier le géographe, Parent et Pasquieri les paysagistes, mais aussi ses successeurs au Dépôt, les jeunes peintres de la génération suivante, qui connaissent ses travaux et s'en inspirent largement.

Si sa personnalité a éclairé les équipes du dépôt de la Guerre jusqu'à la fin des années 1880, la série des vues d'Italie, gravée en 1808 et publiée sous le titre Champs de bataille de Napoléon en Italie a connu une fortune peu commune et continue à être éditée par l'Institut géographique national, actuel propriétaire des cuivres.

Les dessins de Bagetti

Les dizaines de vues préparatoires fixées par l'artiste sur le terrain, bien que fort différentes dans la forme, présentent toutes la même vigueur de style. Exécutées sur des papiers trouvés sur place, aux dimensions si diverses que Bagetti a parfois dû se livrer à d'étranges collages, les esquisses de mise en place générale ont été réalisées sur le sujet et ébauchées à la mine de plomb. Les traces fougueuses de ces premiers jets sont visibles dans les dessins. Ensuite, l'artiste les a précisées à la plume, souvent sous l'oeil critique et observateur de Martinel qui indique alors: <<Pris sur le site, vu Martinel>>. D'un trait sûr et régulier, Giuseppe campe les formes géométriques des maisons, la ligne abstraite et continue des montagnes dans le lointain, la courbe sinueuse d'un fleuve. Puis sa plume se fait plus nerveuse pour décrire les buissons sauvages, les arbres ou la roche abrupte. L'encre se noue et se dénoue en vigoureuses spirales pour créer des volumes aérés.

Certaines vues, d'une économie absolue, se réduisent à une silhouette linéaire, d'autres, plus fouillées, sont rehaussées d'un lavis gris qui crée des masses en ombre et lumière, à la manière simple et pourtant si complexe des estampes japonaises. D'autres dessins encore présentent de minutieux petits arbres que l'artiste a voulu moutonneux ou aigus pour animer ses reliefs.

Partout, l'homme est symbolisé par de longs traits d'encre bleu ou rouge: bleu pour les Français, rouge pour les ennemis, comme vient de le déterminer de façon définitive le commandement. Ces lignes et tirets, seules couleurs utilisées par l'artiste, donnent tout son sens au paysage, qui devient l'essence même du champ de bataille.

Les dessins, d'une simplicité minimaliste, tirent leur force de la synthèse presque abstraite du paysage, tout entier concentré dans ces quelques mesures d'encre noire ou brune. Très différents des aquarelles minutieuses et riches de teintes variées et nuancées, ils en sont comme la substantifique moelle et incitent à la réflexion autant qu'à la contemplation.

Isabelle Bruller


Source: Dictionnaire Napoléon/Jean Tulard, dir. Paris: Fayard, 1987.


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