En mai et juin 1857, Lesseps effectue une tournée au Royaume-Uni afin
de convaincre lopinion anglaise ; il parcourt lAngleterre, lIrlande
et lEcosse et donne près de vingt meetings organisés par les
chambres de commerce locales et des groupements darmateurs, négociants
et industriels. Tous les participants ressortent convaincus.
Mais, le 7 juillet 1857, lorsque la question du canal de Suez
est abordée à la Chambre des Communes, Palmerston sentête avec
véhémence :
« [...] depuis quinze ans, le gouvernement de Sa Majesté a usé
de toute linfluence quil possède à Constantinople et en Egypte
pour empêcher que ce projet ne fut mis à exécution. Cest une
[...] de ces chimères que de temps en temps lon présente à la
crédulité des capitalistes candides[...].
Je suis surpris que M. Ferdinand de Lesseps ait pu croire que,
par une tournée dans les divers comtés, il réussirait à obtenir
largent anglais pour un projet qui est en tous points contraire
aux intérêts britanniques. [...]
Mais sans doute nest-il pas nécessaire que lentreprise soit
entièrement menée à bonne fin pour que M. de Lesseps et quelques-uns
des promoteurs aient atteint leurs objectifs. »
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Les organes de la presse anglaise indépendante se chargent de
riposter au premier ministre anglais mais rien ninfluence linflexibilité
de lhomme qui, quelques jours plus tard, réitère aux Communes
ses accusations calomnieuses contre Lesseps. LAdvertiser de Bristol,
dans un article paru le 12 juillet 1857, nhésite pas à dénoncer
ces propos insidieux :
« [...] Mais lord Palmerston est un singulier client quand on
veut le questionner ; et, en conséquence, nous avons une réponse
qui est pleine ou de cette confusion irrémédiable qui est le fruit
de lignorance, ou de ce faux badinage que quelques personnes
vantent comme un triomphe de la diplomatie. Or, nous ne désirons
nullement que lon entende que nous souscrivons à toutes les explications
de M. de Lesseps, ou que nous adoptons décidément le projet dont
il est lavocat choisi et reconnu. Le projet est trop grand, trop
vaste pour être accepté avec précipitation et sans réflexion.
Mais nous disons que la mention superficielle, dédaigneuse et
inconvenante, quil a reçue de la part de lord Palmerston, ne
prouve point son inopportunité sous le rapport politique, son
inutilité au point de vue commercial, ni son impraticabilité sous
le rapport scientifique. Pour le démontrer, il serait nécessaire
danalyser rapidement la déclaration que le noble lord a donné
dans la chambre dun ton si arrogant.
[...] M. de Lesseps nest pas venu dans ce pays pour placer des
actions ; il na pas demandé un seul farthing de monnaie anglaise
pour lexécution de ses projets ; son but a été dassurer la sympathie
du commerce anglais à cette entreprise commerciale.
[...] Lord Palmerston déclare que pendant quinze le gouvernement
sest constamment opposé au projet en question. Cest pour nous
une étrange nouvelle, parce que nous croyons que le projet na
été mis en avant que dans le cours dun voyage fait à travers
le désert de Libye, au commencement de 1855 ; et nous sommes tentés
de demander si Lord Palmerston savait réellement ce quil disait.
Ainsi donc, si lord Palmerston sest opposé au projet pendant
quinze ans, il a du moins fait dans ce cas ce quil fait constamment.
Il sest livré à une pure création de sa fantaisie.
Mais lord Palmerston soppose au projet du canal parce que cest
un projet rival du chemin de fer protégé par la politique anglaise,
et qui établira, quand il sera achevé, une route plus courte vers
Suez. [...] Il est encore plus étrange dapprendre quun chemin
de fer aura été protégé par la politique anglaise, parce quil
offre une route rapide vers Suez, tandis que lon soppose au
canal, parce quil donnerait une route encore plus courte.
Lord Palmerston, cependant, a de profondes raisons politiques.
Il dit que le gouvernement a été constamment hostile à ce projet,
qui est contraire à la politique suivie dans les rapports de lAngleterre
avec la Turquie et lEgypte. Le projet, dit-il, est destiné à
rendre plus facile la séparation de ces pays. Nous demandons comment.
Nous savons que la raison pour laquelle le sultan de Turquie na
pas ouvertement soutenu le projet, est la raison très simple que
lord Stratford de Redcliffe ne veut pas le lui permettre. Mais
le véritable motif de cette intervention est pour nous un mystère,
même après les paroles de lord Palmerston. Il est évident pour
nous que la Turquie serait rendue plus prospère et plus grandement
fortifiée par son adoption. LAngleterre navait rien à craindre
politiquement, les grandes puissances devant être invitées à ratifier
la neutralité absolue du canal. Comme autre preuve du caractère
inoffensif du projet, dont on devrait se rappeler quil changera
une route de terre en une route de mer, et que ceci doit être
à lavantage de lAngleterre, tant quelle est la reine des mers.
Limputation dun motif anti-anglais, du moins en tant quil a
été expliqué, est parfaitement gratuite, et lallusion vague concernant
lInde ajoute à une observation peu généreuse le reproche de labsurdité.
Lord Palmerston na point nié les immenses avantages commerciaux
qui résulteraient pour lAngleterre, si les idées de M. de Lesseps
pouvaient être réalisées ; il a seulement ridiculisé ce projet
comme une spéculation vaine et impraticable, soutenue par une
hostilité rusée contre ce pays. »
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Même si durant cette année 1857, la révolte qui fait rage aux
Indes contre lautorité de lEmpire britannique démontre avec
force au gouvernement anglais la nécessité de voies de circulation
plus rapides pour le transport de troupes, le canal de Suez reste
lennemi à combattre. Nombre de journaux pourtant condamnent lattitude
de leur premier ministre en soulignant le ridicule et le non-sens
de son entêtement. Ainsi le Daily News du 2 octobre 1857 :
« Le gouvernement anglais reconnaît que le passage par Suez est
le chemin quil doit préférer pour communiquer avec les Indes,
et, après des résistances longtemps opiniâtres, vaincu par la
nécessité, il se décide à faire passer par ce chemin une partie
des troupes quil envoie au secours des braves soldats qui défendent
pied à pied le terrain contre linsurrection.
Jamais événement na porté en soi un aveu plus complet, et lutilité
du projet de M. de Lesseps ne peut plus être mise en doute. Ce
que fait le gouvernement anglais est, en effet, la condamnation
de lord Palmerston et de lord Redcliffe qui, jusqu'à présent,
ont tenu ce projet en échec.
On dirait que la Providence sest chargée de leur infliger le
châtiment quils méritent, en les rendant en quelque sorte responsables,
devant lopinion, des difficultés quéprouve leur pays pour mettre
un terme aux malheurs qui le frappent si cruellement dans ses
intérêts, dans ses affections et dans sa puissance.
[...] Mais non, lord Palmerston et lord Redcliffe nont rien vu,
rien prévu. Engourdis par une trompeuse sécurité, ils ont cédé
à leur penchant pour la tracasserie. Il a suffi que toutes les
classes de la société en France se prononçassent en faveur du
projet de M. de Lesseps, patronné par le vice-roi dEgypte, pour
quils trouvassent ce projet détestable et pour quils le combattissent
avec obstination.
Quel beau succès nont-ils pas obtenu ! Lautorisation du sultan
reste suspendue, le canal ne se creuse pas et les Indes sont en
feu. Les avantages que la France doit retirer de louverture de
listhme sont éloignés et nous avons le temps de les attendre,
tandis que lAngleterre est pressée dentrer en possession de
ceux que cette entreprise lui promet. »
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