Le premier coup de pioche.
Extrait du Monde Illustré, n°111, mai 1859

Ouverture des travaux du canal de l'isthme de Suez

Il vient de se donner sur le sol africain un coup de pioche dont le bruit, un instant couvert par celui du canon, aura du retentissement dans le monde entier. C'est celui qui inaugure le travail de ce grand œuvre du dix-neuvième siècle, dont M. Ferdinand de Lesseps s'est fait le promoteur : le percement de l'isthme de Suez,

 
Le premier coup de pioche
(Le Monde illustré)

La navigation affranchie de la distance et des dangers qu'elle allait affronter jusque dans les régions tempêteuses des mers australes, pour remonter ensuite dans l'Océan pacifique ou dans l'Océan indien, le Japon, la Chine, le grand archipel d'Asie, d'Australie, les Indes rattachées par une ligne directe à l'Europe, voilà une partie des bienfaits que doit réaliser l'avenir de cette entreprise, l'une des plus audacieuses qu'ait conçue le génie humain.

Qui pourrait assigner aujourd'hui des limites à la puissance de l'homme ? L'eau et le feu ont mis à sa disposition une force sans borne ; sa pensée vole avec la rapidité de la foudre sur la surface du sol où il circule lui-même avec la rapidité du vent ; plus de distance... il pratique aux flancs de la terre de gigantesques ponctions : l'eau en jaillit et avec l'eau la fécondité ; plus de désert... les âges mêmes n'ont plus pour lui de secrets dans leurs abîmes ; il évoque du sein des grès et des calcaires l'histoire du monde dans ces accumulations de siècles qui se sont écoulés avant qu'il n'habitât la surface pacifiée de cette planète.

Le voici aujourd'hui qui s'en prend à la masse terrestre et qui, semblable au propriétaire modifiant son local selon ses intérêts, ses commodités et ses goûts, coupe les isthmes, unit les mers et sépare les continents, comme il déplacerait une clôture ou percerait une cloison.

C'est le 25 avril dernier qu'a eu lieu la grande solennité reproduite par notre gravure. L'œuvre de M. de Lesseps sortait de la sphère des explorations et des spéculations théoriques et financières, pour entrer dans celle de la réalisation. La commission déléguée en Égypte par le conseil de la Compagnie universelle du canal de Suez, sous la présidence de M. de Lesseps, était campée depuis cinq jours, entre le lac Menzaleh et la Méditerranée, sur le point de la plage où doit déboucher le canal maritime. Les jalons plantés dans le sable de cette côte déserte où le Port-Saïd étendra ses jetées et ouvrira ses bassins, indiquaient le lieu où devaient s'ouvrir les travaux.

La commission s'y rendit à sept heures du matin. MM. Mongel-bey, ingénieur en chef des ponts et chaussées égyptiens, directeur des travaux, De Moutant, Laroche, ingénieurs des ponts et chaussées, Larvasse, ingénieur hydrographe de la marine, attachés à la Compagnie, Aubert-Roche, médecin en chef, Hardon, entrepreneur des travaux, et un personnel de cent cinquante employés : conducteurs, marins et ouvriers fellahs, s'y trouvaient déjà réunis.

M. de Lesseps, après avoir fait déployer le drapeau égyptien en tête du chantier, accepta la pioche qui lui fut offerte par l'entrepreneur des travaux et adressa l'allocution suivante à l'assistance :

    « Au nom de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, et en vertu des décisions de son conseil d'administration, nous allons donner le premier coup de pioche sur le terrain qui ouvrira l'accès de l'Orient au commerce et à la civilisation de l'Occident. Nous sommes tous réunis ici dans une même pensée de dévouement pour les intérêts des associés de la Compagnie et ceux de son auguste créateur et bienfaiteur, le prince Mohammed-Saïd.

    »
    L'exploration complète que nous venons de faire nous donne la certitude que l'entreprise dont l'exécution commence aujourd'hui ne sera pas seulement une œuvre de progrès, mais donnera une immense valeur aux capitaux qui l'auront réalisée. »

Et au milieu des manifestations, de l'assentiment le plus sympathique, M. le président d'abord, puis les membres de la commission, et après eux les ingénieurs ouvrirent la tranchée jalonnée sur le tracé du canal.

    « Chacun de vous, dit ensuite M. de Lesseps aux ouvriers égyptiens groupés autour de lui, va donner son premier coup de pioche, comme nous venons de le faire. – Rappelez-vous que ce n'est pas seulement la terre que vous allez remuer, mais que vos travaux apporteront la prospérité dans vos familles et dans votre beau pays !

    »
    Honneur à l'Effendinach, Mohammed-Saïd-Pacha ! qu'il vive de longues années ! »

Le percement de l'isthme de Suez était commencé.

C'est cette scène imposante que notre gravure reproduit dans sa grandeur et sa simplicité.
La civilisation inaugure au désert ses plus frappants miracles ; et les peuplades de ces solitudes sablonneuses dont les récits de l'oasis ou de la tente bercent l'imagination ardente de tous les contes de l'Orient, croient assister à la réalisation des rêves de leurs poètes. Les tribus arabes de cette partie du désert que l'une de nos gravures représente accourant émerveillées sur la ligne du chemin de fer d'Alexandrie à Suez, pour voir passer les chevaux de fer aux entrailles de feu, ne viennent pas écouter avec moins d'enthousiasme l'annonce des transformations que va éprouver cette contrée.

    « L'esprit d'Allah nous revient, répètent souvent les vieillards, il était parti dans le Couchant. »

Fulgence Gigard.