Ouverture des travaux du canal de l'isthme de Suez
Il vient de se donner sur le sol africain un coup de pioche dont
le bruit, un instant couvert par celui du canon, aura du retentissement
dans le monde entier. C'est celui qui inaugure le travail de ce
grand uvre du dix-neuvième siècle, dont M. Ferdinand de Lesseps
s'est fait le promoteur : le percement de l'isthme de Suez,
|
|
 |
|
Le premier coup de pioche
(Le Monde illustré)
|
La navigation affranchie de la distance et des dangers qu'elle
allait affronter jusque dans les régions tempêteuses des mers
australes, pour remonter ensuite dans l'Océan pacifique ou dans
l'Océan indien, le Japon, la Chine, le grand archipel d'Asie,
d'Australie, les Indes rattachées par une ligne directe à l'Europe,
voilà une partie des bienfaits que doit réaliser l'avenir de cette
entreprise, l'une des plus audacieuses qu'ait conçue le génie
humain.
Qui pourrait assigner aujourd'hui des limites à la puissance de
l'homme ? L'eau et le feu ont mis à sa disposition une force sans
borne ; sa pensée vole avec la rapidité de la foudre sur la surface
du sol où il circule lui-même avec la rapidité du vent ; plus
de distance... il pratique aux flancs de la terre de gigantesques
ponctions : l'eau en jaillit et avec l'eau la fécondité ; plus
de désert... les âges mêmes n'ont plus pour lui de secrets dans
leurs abîmes ; il évoque du sein des grès et des calcaires l'histoire
du monde dans ces accumulations de siècles qui se sont écoulés
avant qu'il n'habitât la surface pacifiée de cette planète.
Le voici aujourd'hui qui s'en prend à la masse terrestre et qui,
semblable au propriétaire modifiant son local selon ses intérêts,
ses commodités et ses goûts, coupe les isthmes, unit les mers
et sépare les continents, comme il déplacerait une clôture ou
percerait une cloison.
C'est le 25 avril dernier qu'a eu lieu la grande solennité reproduite
par notre gravure. L'uvre de M. de Lesseps sortait de la sphère
des explorations et des spéculations théoriques et financières,
pour entrer dans celle de la réalisation. La commission déléguée
en Égypte par le conseil de la Compagnie universelle du canal
de Suez, sous la présidence de M. de Lesseps, était campée depuis
cinq jours, entre le lac Menzaleh et la Méditerranée, sur le point
de la plage où doit déboucher le canal maritime. Les jalons plantés
dans le sable de cette côte déserte où le Port-Saïd étendra ses
jetées et ouvrira ses bassins, indiquaient le lieu où devaient
s'ouvrir les travaux.
La commission s'y rendit à sept heures du matin. MM. Mongel-bey,
ingénieur en chef des ponts et chaussées égyptiens, directeur
des travaux, De Moutant, Laroche, ingénieurs des ponts et chaussées,
Larvasse, ingénieur hydrographe de la marine, attachés à la Compagnie,
Aubert-Roche, médecin en chef, Hardon, entrepreneur des travaux,
et un personnel de cent cinquante employés : conducteurs, marins
et ouvriers fellahs, s'y trouvaient déjà réunis.
M. de Lesseps, après avoir fait déployer le drapeau égyptien en
tête du chantier, accepta la pioche qui lui fut offerte par l'entrepreneur
des travaux et adressa l'allocution suivante à l'assistance :
« Au nom de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, et
en vertu des décisions de son conseil d'administration, nous allons
donner le premier coup de pioche sur le terrain qui ouvrira l'accès
de l'Orient au commerce et à la civilisation de l'Occident. Nous
sommes tous réunis ici dans une même pensée de dévouement pour
les intérêts des associés de la Compagnie et ceux de son auguste
créateur et bienfaiteur, le prince Mohammed-Saïd.
» L'exploration complète que nous venons de faire nous donne la certitude
que l'entreprise dont l'exécution commence aujourd'hui ne sera
pas seulement une uvre de progrès, mais donnera une immense valeur
aux capitaux qui l'auront réalisée. »
Et au milieu des manifestations, de l'assentiment le plus sympathique,
M. le président d'abord, puis les membres de la commission, et
après eux les ingénieurs ouvrirent la tranchée jalonnée sur le
tracé du canal.
« Chacun de vous, dit ensuite M. de Lesseps aux ouvriers égyptiens
groupés autour de lui, va donner son premier coup de pioche, comme
nous venons de le faire. Rappelez-vous que ce n'est pas seulement
la terre que vous allez remuer, mais que vos travaux apporteront
la prospérité dans vos familles et dans votre beau pays !
»Honneur à l'Effendinach, Mohammed-Saïd-Pacha ! qu'il vive de longues
années ! »
Le percement de l'isthme de Suez était commencé.
C'est cette scène imposante que notre gravure reproduit dans sa
grandeur et sa simplicité.
La civilisation inaugure au désert ses plus frappants miracles
; et les peuplades de ces solitudes sablonneuses dont les récits
de l'oasis ou de la tente bercent l'imagination ardente de tous
les contes de l'Orient, croient assister à la réalisation des
rêves de leurs poètes. Les tribus arabes de cette partie du désert
que l'une de nos gravures représente accourant émerveillées sur
la ligne du chemin de fer d'Alexandrie à Suez, pour voir passer
les chevaux de fer aux entrailles de feu, ne viennent pas écouter
avec moins d'enthousiasme l'annonce des transformations que va
éprouver cette contrée.
« L'esprit d'Allah nous revient, répètent souvent les vieillards,
il était parti dans le Couchant. »
|