Octobre 1859 : réception à St-Cloud
L'Isthme de Suez. Journal de l'Union de deux mers, n°81, 1er novembre 1859

Audience accordée par S.M. l’Empereur des Français aux représentants de la Compagnie universelle.

Nous avons eu déjà des motifs d’annoncer que le Conseil d’administration de la Compagnie universelle avait jugé le moment arrivé d’appeler l’attention efficace du gouvernement sur l’état de la question du canal de Suez.

En conséquence, une pétition à Sa Majesté l’empereur des Français avait été, dès le commencement de septembre, délibérée et adoptée dans le sein du Conseil.

Il avait confié à son président, assisté d’une députation choisie parmi ses membres, la mission de présenter cette pétition à Napoléon III.

La résidence de l’empereur à Biarritz dut naturellement faire ajourner les démarches nécessaires pour obtenir la réception sollicitée.

Le dimanche 23 octobre, la députation a eu l’honneur d’être admise à l’audience impériale. On y remarquait : le président de la Compagnie, M. Ferdinand de Lesseps ; deux de ses présidents honoraires, M. Jomard, ancien membre de la commission scientifique d’Égypte et membre de l’Institut ; M. Elie de Beaumont, membre de l’Institut et sénateur ; M. le duc d’Albufera, vice président de la Compagnie et député de l’Eure ; M. Randoing, maire et député d’Abbeville ; M. Arman, député de Bordeaux, ainsi que plusieurs administrateurs français et étrangers.

M. Ferdinand Lesseps a eu l’honneur de déposer entre les mains de Sa Majesté la pétition suivante dont le texte suffit pour nous épargner tout commentaire sur le but qu’elle se proposait.

    SIRE,

    Une société commerciale à la formation de laquelle les capitalistes de tous les pays ont été publiquement invités à concourir s’est constituée afin d’exécuter, en vertu d’une concession temporaire et sans privilège pour aucun pavillon, le percement de l’isthme de Suez au moyen d’un canal de grande navigation abrégeant de moitié la route maritime entre l’Occident et l’Orient du monde.

    Cette société universelle dont nous sommes les administrateurs, après la souscription du fonds social, a continué à ses frais sur les lieux les opérations préparatoires commencées et poursuivies sans interruption pendant cinq ans par le vice-roi d’Égypte ; mais l’opposition des agents de l’Angleterre à Constantinople et à Alexandrie met des obstacles à la régularité de notre marche.

    En ce qui concerne directement les intérêts de l’empire ottoman, l’adhésion de la Sublime-Porte est acquise au vice-roi ; seulement les ministres du sultan attendent qu’une négociation internationale vienne les mettre à couvert à l’égard du gouvernement anglais auquel le projet du canal de Suez a inspiré des défiances.

    Ces défiances uniquement politiques ne semblent pas justifiées envers une association d’un caractère universel dont les combinaisons aussi bien que le but sont exclusivement commerciaux. Nous les avons longtemps combattues avec les seules armes de la raison et de la discussion publiques ; mais leur action s’étant exercée en Orient sans rencontrer un contrepoids suffisant, elles ont pris dernièrement un caractère tout à fait compromettant pour les intérêts que nous représentons.

    Il est dès lors de notre devoir d’invoquer à notre aide l’intervention des gouvernements dont les peuples sont hautement intéressés au percement de l’isthme de Suez, et à ce titre nous venons supplier Votre Majesté de vouloir bien provoquer l’ouverture des négociations ayant pour objet d’obtenir une entente diplomatique devenue nécessaire pour résoudre les questions soulevées par la politique.

    Les cités commerciales les plus importantes de l’Angleterre ont proclamé que l’exécution du canal de Suez présenterait les plus grands avantages au commerce anglais, et l’opposition faite au projet compte parmi ses adversaires plusieurs membres éminents du cabinet actuel de Londres.

    Les dispositions de toutes les cours du continent ont été pressenties, et nous ne faisons aucun doute que les principales puissances européennes ne s’empressent d’accepter les négociations et de concourir à un règlement international destiné à garantir les intérêts et les droits légitimes de la communauté des nations. Mais aucune de ces puissances ne semble autorisée à prendre l’initiative.

    Les statuts de la société du canal de Suez établissent son siège administratif et financier à Paris.

    Sur le capital social de 200 millions de francs, plus de la moitié a été souscrite par 21 000 actionnaires français.

    En France la sollicitude de Votre Majesté a été appelée sur cette grande question par les vœux instants de 76 conseils généraux des départements et de 52 chambres de commerce.
    Enfin, dans les discussions qui ont eu lieu au parlement anglais, les hommes d’État dont les opinions sont contraires au canal de Suez ont laissé voir que leurs défiances étaient excitées par l’appréhension des avantages politiques qu’en pouvait recueillir la France au détriment de la puissance britannique.

    Par ces motifs, il nous paraît qu’il est réservé au gouvernement de Votre Majesté de démontrer au gouvernement anglais, par la franchise et la loyauté habituelle de ses explications, combien de semblables appréhensions sont mal fondées et contraires à la réalité des faits ; en même temps qu’il lui appartient, par une généreuse initiative et de concert avec ses alliés, d’accorder le secours de sa haute influence aux droits de la civilisation, au progrès de l’humanité et du commerce général, tout en protégeant, en vertu des prérogatives de sa couronne, les intérêts commerciaux d’une Compagnie où les souscripteurs français forment la majorité des capitaux et des actionnaires.

    Nous invoquons donc avec une respectueuse confiance la puissance intervention de Votre Majesté, et nous osons espérer qu’elle daignera accueillir notre supplique.

    Nous sommes avec respect, Sire, de Votre Majesté les très-humbles et très-obéissants serviteurs :

    Les présidents, présidents honoraires, vice-présidents et membres du Conseil d’administration du canal de Suez.

” SUIVENT LES SIGNATURES.

 

” Paris, 12 septembre 1859.

    Cette pièce, comme le démontre sa date, ne pouvait faire mention des récents incidents suscités en Égypte par la mission de Moukhtar-Bey ; mais une note signalant l’origine et la nature de ces nouvelles hostilités avait été ajoutée à la pétition primitive.

    Nous ne saurions entrer dans les détails de cette réception dont la simple nouvelle a fait tressaillir l’Europe d’espérance ; mais nous pouvons dire que l’importance du projet est appréciée par la haute intelligence de l’Empereur, et que la députation a recueilli avec reconnaissance l’assurance auguste que ses demandes étaient prises en considération.

    Sa Majesté a eu la bonté d’annoncer que des négociations étaient déjà entamées par son gouvernement afin d’aboutir à la solution des difficultés pendantes, et que sa haute protection était acquise aux droits et aux intérêts de l’œuvre.

    La Compagnie, à notre avis, peut et doit donc s’en remettre avec une confiance amplement justifiée à la ferme sollicitude de l’Empereur, au concours de ses alliés, et attendre avec sécurité l’heureuse issue de cette favorable et décisive situation.

ERNEST DESPLACES.