Audience accordée par S.M. lEmpereur des Français aux représentants
de la Compagnie universelle.
Nous avons eu déjà des motifs dannoncer que le Conseil dadministration
de la Compagnie universelle avait jugé le moment arrivé dappeler
lattention efficace du gouvernement sur létat de la question
du canal de Suez.
En conséquence, une pétition à Sa Majesté lempereur des Français
avait été, dès le commencement de septembre, délibérée et adoptée
dans le sein du Conseil.
Il avait confié à son président, assisté dune députation choisie
parmi ses membres, la mission de présenter cette pétition à Napoléon
III.
La résidence de lempereur à Biarritz dut naturellement faire
ajourner les démarches nécessaires pour obtenir la réception sollicitée.
Le dimanche 23 octobre, la députation a eu lhonneur dêtre admise
à laudience impériale. On y remarquait : le président de la Compagnie,
M. Ferdinand de Lesseps ; deux de ses présidents honoraires, M.
Jomard, ancien membre de la commission scientifique dÉgypte et
membre de lInstitut ; M. Elie de Beaumont, membre de lInstitut
et sénateur ; M. le duc dAlbufera, vice président de la Compagnie
et député de lEure ; M. Randoing, maire et député dAbbeville
; M. Arman, député de Bordeaux, ainsi que plusieurs administrateurs
français et étrangers.
M. Ferdinand Lesseps a eu lhonneur de déposer entre les mains
de Sa Majesté la pétition suivante dont le texte suffit pour nous
épargner tout commentaire sur le but quelle se proposait.
SIRE,
Une société commerciale à la formation de laquelle les capitalistes
de tous les pays ont été publiquement invités à concourir sest
constituée afin dexécuter, en vertu dune concession temporaire
et sans privilège pour aucun pavillon, le percement de listhme
de Suez au moyen dun canal de grande navigation abrégeant de
moitié la route maritime entre lOccident et lOrient du monde.
Cette société universelle dont nous sommes les administrateurs,
après la souscription du fonds social, a continué à ses frais
sur les lieux les opérations préparatoires commencées et poursuivies
sans interruption pendant cinq ans par le vice-roi dÉgypte ;
mais lopposition des agents de lAngleterre à Constantinople
et à Alexandrie met des obstacles à la régularité de notre marche.
En ce qui concerne directement les intérêts de lempire ottoman,
ladhésion de la Sublime-Porte est acquise au vice-roi ; seulement
les ministres du sultan attendent quune négociation internationale
vienne les mettre à couvert à légard du gouvernement anglais
auquel le projet du canal de Suez a inspiré des défiances.
Ces défiances uniquement politiques ne semblent pas justifiées
envers une association dun caractère universel dont les combinaisons
aussi bien que le but sont exclusivement commerciaux. Nous les
avons longtemps combattues avec les seules armes de la raison
et de la discussion publiques ; mais leur action sétant exercée
en Orient sans rencontrer un contrepoids suffisant, elles ont
pris dernièrement un caractère tout à fait compromettant pour
les intérêts que nous représentons.
Il est dès lors de notre devoir dinvoquer à notre aide lintervention
des gouvernements dont les peuples sont hautement intéressés au
percement de listhme de Suez, et à ce titre nous venons supplier
Votre Majesté de vouloir bien provoquer louverture des négociations
ayant pour objet dobtenir une entente diplomatique devenue nécessaire
pour résoudre les questions soulevées par la politique.
Les cités commerciales les plus importantes de lAngleterre ont
proclamé que lexécution du canal de Suez présenterait les plus
grands avantages au commerce anglais, et lopposition faite au
projet compte parmi ses adversaires plusieurs membres éminents
du cabinet actuel de Londres.
Les dispositions de toutes les cours du continent ont été pressenties,
et nous ne faisons aucun doute que les principales puissances
européennes ne sempressent daccepter les négociations et de
concourir à un règlement international destiné à garantir les
intérêts et les droits légitimes de la communauté des nations.
Mais aucune de ces puissances ne semble autorisée à prendre linitiative.
Les statuts de la société du canal de Suez établissent son siège
administratif et financier à Paris.
Sur le capital social de 200 millions de francs, plus de la moitié
a été souscrite par 21 000 actionnaires français.
En France la sollicitude de Votre Majesté a été appelée sur cette
grande question par les vux instants de 76 conseils généraux
des départements et de 52 chambres de commerce.
Enfin, dans les discussions qui ont eu lieu au parlement anglais,
les hommes dÉtat dont les opinions sont contraires au canal de
Suez ont laissé voir que leurs défiances étaient excitées par
lappréhension des avantages politiques quen pouvait recueillir
la France au détriment de la puissance britannique.
Par ces motifs, il nous paraît quil est réservé au gouvernement
de Votre Majesté de démontrer au gouvernement anglais, par la
franchise et la loyauté habituelle de ses explications, combien
de semblables appréhensions sont mal fondées et contraires à la
réalité des faits ; en même temps quil lui appartient, par une
généreuse initiative et de concert avec ses alliés, daccorder
le secours de sa haute influence aux droits de la civilisation,
au progrès de lhumanité et du commerce général, tout en protégeant,
en vertu des prérogatives de sa couronne, les intérêts commerciaux
dune Compagnie où les souscripteurs français forment la majorité
des capitaux et des actionnaires.
Nous invoquons donc avec une respectueuse confiance la puissance
intervention de Votre Majesté, et nous osons espérer quelle daignera
accueillir notre supplique.
Nous sommes avec respect, Sire, de Votre Majesté les très-humbles
et très-obéissants serviteurs :
Les présidents, présidents honoraires, vice-présidents et membres
du Conseil dadministration du canal de Suez.
SUIVENT LES SIGNATURES.
Paris, 12 septembre 1859.
Cette pièce, comme le démontre sa date, ne pouvait faire mention
des récents incidents suscités en Égypte par la mission de Moukhtar-Bey
; mais une note signalant lorigine et la nature de ces nouvelles
hostilités avait été ajoutée à la pétition primitive.
Nous ne saurions entrer dans les détails de cette réception dont
la simple nouvelle a fait tressaillir lEurope despérance ; mais
nous pouvons dire que limportance du projet est appréciée par
la haute intelligence de lEmpereur, et que la députation a recueilli
avec reconnaissance lassurance auguste que ses demandes étaient
prises en considération.
Sa Majesté a eu la bonté dannoncer que des négociations étaient
déjà entamées par son gouvernement afin daboutir à la solution
des difficultés pendantes, et que sa haute protection était acquise
aux droits et aux intérêts de luvre.
La Compagnie, à notre avis, peut et doit donc sen remettre avec
une confiance amplement justifiée à la ferme sollicitude de lEmpereur,
au concours de ses alliés, et attendre avec sécurité lheureuse
issue de cette favorable et décisive situation.
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