Entrée de la Méditerranée au lac Timsah
Correspondance particulière de L'Isthme de Suez. Journal de l'Union des deux mers, n°155, 1er décembre 1862.

Alexandrie, 23 novembre 1862.

Le 18 novembre 1862, à 11 heures du matin, la Méditerranée est entrée dans le lac Timsah. Ce que l’antiquité n’avait pu faire, la société moderne l’a fait. Les Pharaons, au milieu de leur splendeur et dans toute leur puissance, avaient reculé, regardant comme impossible la canalisation directe à travers l’isthme de Suez. M. de Lesseps a décidé la question en coupant le seuil d’El-Guisr.


 
Barry, Le chantier N°6 - Ismaïlia
Entrée des eaux de la Méditerranée dans le lac Timsah, le 18 novembre 1862

(Association du Souvenir de Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez)
Aujourd’hui la réunion de la Méditerranée à la mer Rouge doit être considérée comme un fait accompli. Le lac Timsah, situé au milieu de l’isthme, et qui reçoit actuellement les eaux de la Méditerranée, communiquait autrefois par un canal avec la mer Rouge ; ce qui reste à faire a donc été déjà fait.

Voici quelques détails sur l’événement du 18 et sur la route que nous avons suivie pour arriver aux bords du lac Timsah.

Un train spécial, gracieusement mis par le vice-roi à la disposition de M. de Lesseps, transportait ses invités du Caire à Zagazig. L’Europe entière y avait ses représentants. Parmi eux on remarquait le consul de France au Caire, le consul d’Italie, le consul général de Hollande, le consul général d’Autriche, le prince Czartoriski, la princesse Czartoriska, le commandant Mansell, l’un des hommes les plus considérables de la marine anglaise, des officiers de son état-major, plusieurs voyageurs anglais de distinction, de notables habitants du Caire et d’Alexandrie.

A Zagazig, des barques et des voitures nous transportèrent à la belle propriété de l’Ouady, appartenant à la Compagnie. Le lendemain, le canal d’eau douce nous conduisait à la ville de Timsah, sur les bords du lac. Ce canal est à lui seul un grand travail ; il porte la vie dans le désert ; dans quelques mois il sera terminé jusqu’à Suez.

Au débarcadère de Timsah, une musique nous accueillit aux chants nationaux de la France et de l’Angleterre ; c’était comme une invitation à l’union sur le lieu même que l’on croyait naguère devoir être une cause de discorde pour les deux pays.

Sur le plateau qui domine le lac, des tentes nous attendaient. Là, notre vue planait sur l’immensité du désert et s’étendait jusqu’aux montagnes de la mer Rouge. Le lac formait à nos pieds un vaste port naturel. Quelle position pour la future métropole de l’isthme ! Déjà la ville se bâtit, les maisons de l’administration et des employés s’élèvent ; les emplacements destinés aux principaux établissements sont désignés. J’ai vu le plan de la ville ; quelques mois encore, et là où il n’existait que du sable, il y aura une cité nouvelle.

Une ville que l’on fonde et en construction a son intérêt ; mais il s’agissait de quelque chose de plus important, de ce fameux seuil d’El-Guisr si redouté, du canal qui le traverse et dont on doute encore en Europe. Nous étions impatients d’assister à cette inauguration qui devait avoir lieu au débouché du canal dans le lac, à 2 kilomètres de Timsah.

A peine avions-nous fait un kilomètre côtoyant le lac, que devant nous se dressait un arc de triomphe et un joli kiosque entouré de mâts vénitiens ornés de banderoles aux mille couleurs. Le kiosque a été construit pour le vice-roi et sur sa demande ; l’arc de triomphe et les mâts vénitiens attendent sa prochaine arrivée. Près du kiosque on distinguait une estrade ornée de drapeaux et de branches de palmier : c’était là que la fête devait avoir lieu. Une longue colline assez rapprochée bordait l’horizon, s’étendant du sud au nord : c’était le talus du canal du côté de l’Asie.

Arrivés près de l’estrade, le spectacle prit tout à coup un caractère inouï de grandeur. La colline était devenue montagne ; au pied de la tranche coulait un cours d’eau large de 15 mètres : c’étaient les eaux de la Méditerranée qui le remplissaient et qui n’attendaient plus qu’un signal pour se précipiter dans le lac Timsah. Travailleurs européens, fellahs et Bédouins étaient répandus sur les bords et les berges du canal. Le grand muphti de l’Égypte, les principaux ulémas du Caire, le scheikh Ul-Islam, l’évêque catholique d’Égypte environne de son clergé, les personnes invitées, les ingénieurs, médecins, les chefs de chantiers et d’ateliers, tous ont pris part à ce grand travail, occupaient, entouraient l’estrade. Le délégué du vice-roi Koenig Bey, était présent.


M. de Lesseps présidait. Il réclama le silence s’adressant aux ouvriers encore massés sur la digue établie pour retenir les eaux :

    Au nom de Son Altesse-Mohammed-Saïd, dit-il avec dignité, je commande que les eaux de la Méditerranée soient introduites dans le lac Timsah, par la grâce de Dieu. ”

Il y eut un moment de silence solennel ; chacun avait le regard fixé sur la digue. Mais au moment où l’on vit l’eau s’élancer par la coupure, grondant et entraînant les terres, une immense acclamation s’éleva : c’étaient des bravos, des cris d’enthousiasme ; l’émotion avait pénétré tous les cœurs. J’ai vu des larmes couler sur des figures bronzées par le soleil ; j’ai entendu les hourrahs répétés des représentants de l’Angleterre, se mêlant franchement à ceux de tous les assistants. La musique jouait l’air national d’Égypte, les ulémas, debout, invoquaient Allah à haute voix et les chefs lisaient le fetwa, espèce de procès-verbal religieux qui constate ce grand fait, et dont il sera donné lecture dans toutes les mosquées de l’Égypte.

Tout en la voyant, on croyait à peine à cette Méditerranée mugissante se précipitant dans le lac et marchant à la rencontre de la mer Rouge.

Que dire après un tel spectacle ? La ville du seuil même, si curieuse, bâtie au milieu du désert, ne nous présenta plus qu’un intérêt secondaire. Un Te Deum y fut chanté, dans la chapelle du seuil, par l’évêque d’Égypte. Tous les Européens, quel que fût leur rite, y assistaient ; je crois même y avoir vu quelques Arabes.



Pour terminer la fête, une table de cent cinquante couverts réunissait les travailleurs européens, les chefs arabes, les invités, tous les fonctionnaires et employés présents au seuil. Dans ce banquet M. de Lesseps demanda qu’il ne fût porté qu’un seul toast, celui du vice-roi d’Égypte, Mohammed-Saïd :

    Messieurs, dit-il, le fait parle seul et la journée a été trop solennelle pour que nous fassions des discours : devant ce qui vient de se passer je ne saurais comment m’exprimer et élever mes paroles au niveau du fait. Je ne puis que laisser parler un poète de Marseille, M. Cauvin, qui m’adresse les vers suivants :

    Les Pharaons dressaient dans leurs sables stériles
    Leurs cinquante tombeaux, monuments immobiles,
    Et s’immortalisaient, éternisant la mort.
    Plus illustre et plus grand, Saïd, malgré l’envie,
    Va s’immortaliser, éternisant la vie,
    Et son souffle puissant va ranimer ce bord.
    Oui, nous irons dans l’Inde, objet de tant de rêves,
    Non point en conquérants, fléaux armés de glaives,
    Mais portant à la main le rameau de la paix.
    Ces parfums et cet or, ces trésors de Golconde,
    Source de tant d’horreurs, brilleront dans le monde
    Et répandront partout d’innombrables bienfaits.
    Alexandre, Timour, la Compagnie anglaise,
    Nadir, faisant de l’Inde une immense fournaise,
    Ne fondront plus ni l’or ni l’homme au même feu ;
    Mais le commerce actif, l’incessante industrie
    Feront du monde entier une seule patrie,
    Et les peuples, poussés par le souffle de Dieu,
    Entonneront en chœur l’hymne de l’espérance !
    Le drapeau de la paix déployé par la France
    Sera béni par tous dans un divin transport ;
    Tous les peuples amis suivront la nouvelle arche.
    Malheur à qui voudrait s’opposer à leur marche !
    Soudain des Pharaons ils subiraient le sort.
    Notre siècle entre tous resplendit de merveilles.
    Pour cet enfantement que d’ardeurs et de veilles !
    Comparons hardiment nos ouvrages profonds
    Aux œuvres des vieux temps stériles ou timides ;
    Les sommets orgueilleux des vieilles pyramides
    N’ont jamais contemplé des travaux si féconds.

    Après ces paroles du poète je ne puis, mes braves compagnons de travail, que vous remercier de l’ardeur et de l’intelligence que vous avez montrées pour accomplir cette partie de notre œuvre. Portons un toast au promoteur du canal. Car, sans lui, sachez-le-bien, le canal était impossible. A Mohammed-Saïd, vice-roi d’Égypte ! ”


Une salve d’applaudissements accueillit ce toast... On allait se retirer lorsque le commandant Mansell se leva et s’adressa en français à M. de Lesseps dans les termes suivants :

    “ Malgré votre désir, monsieur le président, permettez-moi de vous remercier du bon accueil que vous m’avez fait, ainsi qu’à mes compatriotes. Depuis sept ans je suis avec le plus vif intérêt l’affaire du canal de Suez. Je la connaissais seulement par Port-Saïd. J’y étais sympathique ; mais je dois vous avouer que je ne croyais pas à une réussite aussi grande, aussi complète et aussi avancée. Je suis étonné de tout ce que je viens de voir et je crois que vous accomplirez votre œuvre. A votre santé, monsieur le président, et à la réussite de votre entreprise ! ”

Les paroles du commandant anglais furent couvertes de bravos.

    Messieurs, répondit M. de Lesseps, puisque M. le commandant Mansell a bien voulu porter un toast à votre président et à la réussite de notre entreprise, remercions-le de sa présence au milieu de nous, ainsi que de celle des honorables gentlemen qui l’accompagnent. Leur présence ici donne à notre fête le caractère qu’elle devait avoir, celui de l’union, et à notre entreprise celui de l’université.

    Je bois à la santé du commandant Mansell et de ses honorables compagnons
    je bois à l’union de la France et de l’Angleterre ! ”
    [...]