L'Impératrice Eugénie
Cousine de Ferdinand de Lesseps, l'Impératrice des Français le
soutint durant toute la réalisation du projet, défendit sa cause
auprès de Napoléon III son époux et, tout naturellement, s'imposa
comme la marraine du canal lors de l'inauguration. Eugénie, surnommée
" l'ange-gardien du canal " par Lesseps, arrangea de nombreuses
entrevues entre l'Empereur et ce dernier. Même dans les heures
les plus difficiles de l'histoire du percement de l'isthme de
Suez, elle ne cessa de jouer son rôle d'intercesseur entre les
deux hommes, en transmettant directement à Napoléon III des notes
de Lesseps récusant les nombreuse critiques faites au projet.
Lors de l'inauguration en 1869, voyage qu'elle considérait comme
son " dernier beau souvenir ", l'Impératrice salua le génie de
Lesseps en ces termes :
" Ah ! Ce que peut la volonté de l'homme est sans limite ! Planter
sa tente, un jour, sur ce sable aride, et dire au monde entier
: " Fais-moi confiance, il n'y pas ici un brin d'herbe, le soleil
brûle la terre désolée, le Simoun ravage les êtres et les choses,
et la soif les dévore, mais là où tout meurt, je sèmerai la vie
; sur ces terres abandonnées, il y aura des champs, des jardins,
des palais et des villes, et tous les bateaux du monde passeront
devant ces rives. "
L'Empereur Napoléon III
Napoléon III fut tout d'abord réticent au projet de Lesseps en
raison des relations franco-anglaises ; le maintien de l'entente
entre les deux pays ne paraissait pas en effet compatible avec
la réalisation du canal de Suez. Une lettre de l'Impératrice à
Lesseps, datée de l'été 1855, rappelle cette situation difficile
:
" L'Empereur me charge de vous dire qu'il faut renoncer à notre
chimère. La poursuivre, ce serait déchaîner la guerre entre l'Angleterre
et la France. Adieu notre beau rêve ! ".
Sans aller jusqu'à la guerre, le gouvernement impérial pouvait
redouter un net refroidissement des rapports entre la France et
l'Angleterre. Même la reine Victoria s'était personnellement inquiétée
auprès de Napoléon III de la réalisation d'un tel projet, ce à
quoi l'Empereur avait répondu qu'il ne pouvait nullement intervenir
dans une entreprise privée. Lors d'une visite à Paris, la souveraine
renouvela sa demande :
" Mes ministres persistent dans leur sentiment. Votre Majesté
peut influer sur l'affaire... Il y a différents moyens : la presse,
l'autorité que vous avez, vos ambassadeurs, et notre appui à Constantinople
pour détruire cette Société ".
Face à ces menaces politiques, l'Empereur préféra le parti de
la prudence. Mais cela ne l'empêcha nullement d'engager Ferdinand
de Lesseps à persévérer. En 1856, il lui déclara :
" Lorsque vous serez très fort, tout le monde vous soutiendra,
moi le premier ".
S'il se prononça une première fois en 1859 en faveur du canal,
ce n'est qu'en 1864 qu'il prit ouvertement position. L'affaire
du canal de Suez était alors synonyme du prestige et de l'influence
de la France en Orient : soutenir le canal revenait à défendre
les intérêts français à l'étranger. Napoléon III quitta donc sa
réserve pour devenir l'arbitre du conflit entre la Compagnie et
le sultan : il nomma une commission d'arbitrage en mars 1864 sous
la présidence de Thouvenel, ambassadeur de France à Constantinople,
qui rendit son avis le 19 juillet sous forme de sentence impériale.
En 1865, le grand-vizir Fuad-Pacha s'étonna de l'indifférence
de l'Empereur à son égard lors d'une rencontre à Marseille ; à
la question du pourquoi d'une telle attitude, Napoléon III rétorqua
par un geste expressif et par ces deux mots : " le Firman !",
réclamant ainsi officiellement le décret turc autorisant enfin
la réalisation du canal. En 1867, alors que la Compagnie connaissait
des difficultés d'ordre financier, l'Empereur fit pression sur
le Corps législatif pour lancer un emprunt à lots de 100 millions.
En dépit d'une attitude timorée lors des premières années de la
réalisation du canal, Napoléon III affirma ensuite avec vigueur
la volonté du gouvernement impérial d'en voir l'aboutissement.
En 1869, retenu à Paris pour des questions de santé et de politique,
il n'assista pas à l'inauguration mais prononça ces quelques mots
au Parlement :
" Si aujourd'hui l'Impératrice n'assiste pas à l'ouverture des
Chambres, c'est que j'ai tenu que par sa présence elle témoignât
des sympathies de la France pour une uvre due à la persévérance
et au génie français ".
Le Duc de Morny
En 1863, Morny prit position dans l'affaire du canal de Suez attiré
par les bénéfices certains que son goût pour la spéculation lui
laissaient entrevoir. Pressenti par un groupe de financiers anglais
pour substituer à la Compagnie dirigée par Lesseps une société
à capitaux britannique, il entreprit de compromettre le projet
avec Nubar Pacha, le ministre des Affaires étrangères d'Ismaïl
Pacha, lui aussi à la solde des Anglais. Il mena une offensive
à la Bourse, dans l'opinion publique grâce au journal de son ami
Emile de Girardin, La Presse, puis directement auprès de l'Empereur
en ces termes :
" Ce bon monsieur de Lesseps s'engage dans une aventure financière
impossible, il va ruiner tous ces petits porteurs qui lui ont
fait confiance et cela va être une catastrophe. Il ne faut pas
le laisser continuer, pour son bien ".
Il réussit ainsi à se faire nommer médiateur dans l'affaire du
canal de Suez qui prit soudainement l'apparence d'un roman d'espionnage
quand une lettre de Nubar Pacha établissant clairement le rôle
de Morny fut interceptée par Tastu, le consul de France à Alexandrie,
et transmise à Lesseps. Ce dernier contre-attaqua lors d'une rencontre
:
" J'ai une trop haute opinion de vous, Monsieur le Duc, pour ne
pas vous parler en toute franchise : vous êtes la dernière personne
qui, dans cette affaire puissiez servir d'arbitre. Vous n'ignorez
sans doute pas les bruits calomnieux d'après lesquels les adversaires
du canal comptaient sur votre intervention pour faire réussir
la campagne entreprise par Nubar. On a parlé de sommes considérables
données ou promises et votre nom - mon devoir est de vous le dire
- a servi de bouclier à la mission de Nubar Pacha à laquelle le
Consul Général de France en Egypte avait voulu s'opposer. Vous
voyez donc qu'en présence de pareils bruits, contre lesquels je
n'ai cessé de protester et contre lesquels certainement vous vous
indignez, la réserve, de votre part, semble devoir être une nécessité
".
Morny modéra quelque peu ses attaques après cette entrevue mais
il continua à traiter avec Bulwer, ambassadeur d'Angleterre à
Constantinople. Dans cette affaire de diplomatie occulte, Morny
fut guidé par son intérêt personnel, mais la mort le surprit en
1865 l'empêchant de mener à bien la réalisation de son ambition.
Bulwer lui-même écrivit à son gouvernement :
" Monsieur de Morny étant mort, nous n'avons plus aucun espoir
de pouvoir changer la destination de la concession du canal ".
Le Prince Jérôme Napoléon
Le prince Napoléon fut depuis la première heure, et ne cessa jamais
de l'être, le défenseur le plus acharné du canal de Suez et de
son créateur Ferdinand de Lesseps. C'était d'ailleurs son seul
sujet d'entente avec l'Impératrice Eugénie, leur antipathie réciproque
étant célèbre. Nommé officiellement " protecteur de la Compagnie
" lors de sa constitution en 1858, il visita le chantier du canal
en mai 1863. A cette occasion, il offrit à la Compagnie une chaloupe
à vapeur. En février 1864, il présida au palais de l'Industrie
un banquet en l'honneur de Lesseps réunissant 1600 personnes :
tous les représentants des activités publiques et privées y participèrent,
depuis les membres de l'Institut, du Sénat, du Conseil d'Etat
jusqu'aux plus modestes travailleurs. Le prince Napoléon y prononça
un discours d'une heure et demie dans lequel il exalta " la première
grande uvre nationale entreprise à l'étranger avec les seules
forces de l'initiative individuelle ". Il exhorta tous les tenants
du canal à ne pas se laisser influencer par les rumeurs et les
attaques portées contre la noble entreprise et son promoteur :
" Si M. de Lesseps n'avait pas, avec sa connaissance approfondie
des hommes et des choses de l'Orient, agi comme il l'a fait, vous
auriez des monceaux de papiers, mais rien ne serait fait... Persévérez,
vous avez le droit pour vous ".
Parlant en son nom propre, il émit cependant le voeu que le gouvernement
de l'Empereur, " protecteur naturel des droits des citoyens français
à l'étranger ", afficha plus officiellement son soutien. Cette
manifestation et ce discours, largement relayés par la presse
européenne, eurent un retentissement certain sur l'opinion publique
internationale qui y vit la position officielle de la France.
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Banquet offert à M. Ferdinand de Lesseps par les actionnaires
du canal de Suez.
Actualité
Jeudi dernier, 11 février, à huit heures, a eu lieu au Palais
de lIndustrie le banquet de la Compagnie du Canal de Suez.
S.A.I. le prince Napoléon présidait la cérémonie ; plus de 1 500
convives se pressaient autour des tables dressées dans la galerie
ornée de tentures et dont le fond était occupé par une vaste toile
sur laquelle se déroulait le panorama de listhme de Suez.
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Table d'honneur au banquet offert à M. de Lesseps par les actionnaires
du canal de Suez
le jeudi 11 février, au Palais de l'Industrie.
(le Monde illustré)
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Il nentre pas dans notre cadre de reproduire le discours du prince
Napoléon ; fidèles historiographes des événements importants,
notre rôle nest pas non plus de donner notre opinion sur les
faits du jour, mais nous pouvons dire que les paroles chaleureuses
de S.A.I. ont été vivement applaudies, et lachèvement du canal
deau douce, précurseur de louverture prochaine du canal maritime,
a été dignement célébré.
Le prince avait à sa droite M. de Lesseps et à sa gauche lamiral
Jurien de la Gravière.
Cest M. de Lesseps qui a pris la parole après le prince Napoléon
et ses paroles ont trouvé partout un écho sympathique.
M. le sénateur Procureur général Dupin a aussi prononcé une allocution
avec cette verve incisive quon lui connaît ; il a salué du nom
du canal de bonne espérance le canal de Suez et la journée sest
terminée par les nombreux vivats acclamant le nom de Sa Majesté
lEmpereur, du Prince Napoléon et de M. de Lesseps.
A ceux qui dans ces derniers temps osaient dire que le percement
de listhme de Suez nétait pas une uvre nationale, il ny a
pour toute réponse quà rappeler le banquet du 11 février 1864.
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