Témoignage d'un actionnaire
Extrait de L'Isthme de Suez. Journal de l'Union des deux mers, n°62, 15 janvier 1859

M. Ferdinand de Lesseps vient de recevoir d’un des honorables sociétaires de la Compagnie universelle une lettre qu’il est autorisé à publier. Nous l’insérons dans nos colonnes comme un véritable document écrit avec talent, pensé par le bon sens, et où brille plus d’une fois la sagacité d’un esprit habile et exercé.

Il est en même temps de nature à donner une idée des intelligences, des sentiments, des volontés calmes et fermes qui ont voulu s’associer sérieusement, foncièrement, après les avoir étudiées, aux perspectives de la grande entreprise du siècle. M. Deschamps nous était jusqu’ici inconnu, aussi bien qu’à M. de Lesseps. Nous nous félicitons de pouvoir enrichir notre feuille de cette œuvre d’un homme de mérite et de cœur.

Correspondance


A Monsieur Ferdinand de Lesseps, président de la Compagnie universelle.
Saint-Dizier, le 4 janvier 1859.

      Monsieur,

    Le numéro du journal de l’Isthme de Suez du 1er janvier répond victorieusement aux imputations calomnieuses de vos adversaires, et il démontre jusqu’à l’évidence que les assertions du Times, du Globe et de leurs adhérents sont dénuées de toute espèce de fondement. Les déclamations de lord Palmerston et de deux ou trois Anglais fanatiques n’entraveront pas, même avec l’appui de M. de Coninck, l’exécution de votre glorieuse entreprise, exécution qui sera aussi honorable que profitable pour les actionnaires, ainsi que vous le dites avec raison dans votre lettre du 9 décembre dernier.

    Le percement de l’isthme de Suez est jusqu’ici, à son point de vue, et restera indubitablement l’œuvre la plus gigantesque, la plus féconde en résultats du dix-neuvième siècle ; il a un caractère de haute moralité que n’offre, à un pareil degré, aucune autre entreprise. Tous les hommes sérieux et intelligents ont remarqué l’honnêteté des moyens par vous employés, la sincérité de vos évaluations, et c’est ce qui a assuré le succès de la souscription. Vous vous êtes tenu évidemment au-dessous de la vérité en ne portant qu’à trois millions le nombre de tonnes qui franchiront le nouveau canal. C’est là, dans l’état actuel des choses, un chiffre inférieur au chiffre réel, officiel, du tonnage des navires de commerce doublant le cap de Bonne-Espérance, et il faut encore songer que les marines militaire et marchande de toute l’Europe prendront, d’ici à quelques années, un développement considérable. Vous semblez de plus ne parler que pour ordre du canal d’eau douce, ainsi que des vastes terrains qui vous ont été concédés par le Vice-roi d’Égypte ; or il y a là une source abondante de produits.

    Votre entreprise, Monsieur, présente de grands avantages, en ce sens qu’on peut dès maintenant et d’une manière à peu près certaine évaluer sa dépense, ses bénéfices, le délai nécessaire à son exécution. Mais, pourra objecter l’ingénieux M. de Coninck, puisque l’affaire est si merveilleusement belle, comment se fait-il qu’il n’y ait pas une prime de cent, de deux cents francs par action ? Par la raison la plus simple, et cela tient précisément à une cause que j’ai signalée plus haut, l’honnêteté, la délicatesse des moyens mis en œuvre par vous. Il en serait autrement, si vous aviez eu recours à la publicité des journaux financiers, si vous aviez sollicité le patronage de quelque puissante maison de banque, si vous aviez distribué une partie des actions à des compères qui auraient prôné l’affaire pour escompter la prime. Il est d’ailleurs permis de supposer que des spéculateurs, par l’effet d’une manœuvre assez à la mode, mais plus habile que loyale, cherchent à peser sur les cours, pour se procurer des titres à prix réduit, et les céder ensuite avec un honnête bénéfice.

    C’est en vain que les adversaires du projet, ils sont du reste peu nombreux, soutiendraient qu’il est irréalisable. La science, par l’organe de ses représentants spéciaux les plus compétents, a prononcé en dernier ressort, et ce n’est pas l’opinion isolée, et dans tous les cas fort suspecte, d’un ingénieur anglais qui doit inspirer de sérieuses inquiétudes aux actionnaires. L’Angleterre sera, gardons-nous d’en douter, la meilleure cliente du canal de Suez. Elle peut bien aujourd’hui faire une sourde et tortueuse opposition ; mais elle n’ira pas de gaieté de cœur, une fois le canal établi, pour le plaisir de faire deux ou trois mille lieues de plus, sacrifier son temps et son argent. Elle estime l’un à l’égal de l’autre : Time is money.

    Les actionnaires peuvent être complètement rassurés. Ils auront concouru à une noble et grandiose entreprise, et le jour où vous annoncerez à l’Europe émerveillée et à John Bull stupéfié qu’un premier navire a franchi la distance qui sépare Suez de Péluse, ce jour-là on connaîtra la véritable valeur des actions.
    Donc, pas d’incertitude sur l’exécution du canal, sur les bénéfices de l’affaire, malgré les allégations saugrenues d’un ancien ministre, doublement déchu, selon la juste expression de M. Ernest Desplaces, de ce ministre qu’on a surnommé, dès 1840, un brouillon politique, qualification que l’histoire, si elle daigne s’occuper de lui, ratifiera sans aucun doute. Il ne faudrait pas toutefois s’imaginer que le peuple anglais n’est pas sympathique à vos desseins ; seulement, quelques hommes d’État de ce pays, d’abord grands partisans de la mesure, la voient aujourd’hui avec regret. Ils peuvent être certains que leurs efforts demeureront stériles, et au lieu de s’ingénier à combattre une création qui ne peut que consolider la fortune commerciale de leur patrie, ils feraient mieux de porter leur attention sur des questions d’une autre nature, sur des complications d’un autre ordre.

    J’ai appris avec satisfaction que M. Stephenson venait de s’embarquer pour l’Égypte. Il est évident que ce monsieur n’avait étudié le Nil que sur les bords de la Tamise, et qu’il n’avait entrevu la mer Rouge et la Méditerranée que des côtes de la Manche. Je regrette une chose, c’est que lord Palmerston et M. de Coninck ne l’accompagnent pas dans son expédition. Ils seraient peut-être tous trois convertis.

    S’il m’était permis en terminant, Monsieur, de vous donner quelques conseils, je les résumerais en deux mots qui sont synonymes dans la circonstance : célérité, économie. Mais ici le passé répond de l’avenir. La persévérance, le zèle infatigable que vous avez déployés ont surmonté les difficultés, vaincu les obstacles. Vous avez cru à la possibilité de l’entreprise, vous avez eu foi dans le succès, et la foi qui perce les montagnes creuse aussi les canaux. Vous êtes à la veille d’atteindre le but, et je puis dire sans exagération comme sans flatterie que vous aurez immortalisé votre nom. L’établissement du canal du Midi a suffi pour rendre illustre le nom de Riquet ; peut-on comparer ce canal à celui de Suez, qui, après avoir séparé deux des grandes parties du monde, va mettre en communication directe les peuples, va augmenter leurs relations au profit de la richesse et de la civilisation universelles ?

    Veuillez agréer, etc.


A. DESCHAMPS.