Peintre orientaliste et écrivain, Eugène Fromentin (1820-1876)
fut invité par le khédive dEgypte, comme soixante autres privilégiés
français, à assister aux fêtes dinauguration du canal de Suez
en 1869. Il effectua le voyage en haute Egypte avant de se rendre
à Ismaïlia pour les cérémonies.
Ismaïlia. La ville européenne. Les campements arabes, les campements
des invités : une immense ville de tentes. Rien de plus curieux.
La fête de Port-Saïd a eu lieu hier. De toutes façons nous devions
la manquer. Ce soir entreront les escadres. Rien encore dans le
grand bassin du lac Timsa, quun ou deux bateaux égyptiens. Des
nouvelles sinistres circulent. Le Latif , bateau égyptien, sest engravé. Il obstrue le canal ; on a
fait cette nuit des efforts énormes pour le pousser de côté. Trois
cents hommes ont travaillé à ce travail dimportance capitale.
Le vice-roi, Nubar-pacha, M. de Lesseps ont passé la nuit sur
les lieux. Le vice-roi, dit-on, a menacé dempaler quelques officiers.
Laccident vient dune distraction, dune fausse manoeuvre du
capitaine anglais.
LAigle passera-t-il ?
Si oui, le canal est ouvert ; si non, cest un désastre dont il
est aisé de mesurer la gravité, sans être ni dans la politique,
ni dans les finances de cette immense entreprise.
Visite à travers les tentes. Musique partout, grands préparatifs
déclairage et dilluminations publiques ou privées, officielles
ou volontaires pour ce soir. Drapeaux, pavillons, banderoles ;
les couleurs françaises partout.
[...] Il est 4 heures. Trois grands vapeurs, tout pavoisés, débouchent
par le canal de Suez et viennent mouiller dans le bassin. Hurrah
! le passage du sud est libre. A 5 heures et demie, une légère
fumée et lextrémité dune haute mâture apparaissent au-dessus
des hautes berges sablonneuses du canal du nord. Le grand mât
du navire encore caché porte le pavillon impérial de la France
: cest LAigle.
Il passe à nos pieds lentement, ses roues tournant à peine, avec
une prudence, des précautions qui ajoutent à la gravité du moment.
Il débouche enfin dans le bassin. Salves dartillerie ; toutes
les batteries saluent, limmense foule applaudit, cest vraiment
admirable. LImpératrice sur sa haute dunette agite son mouchoir.
Elle a près delle M. de Lesseps, elle oublie de lui serrer la
main devant ce public, venu de tous les points de lEurope, et
dont lémotion est extrême.
LAigle continue sa marche dans le lac avec la même lenteur.
Le problème est résolu. Lentreprise est sauvée. Les transports
venus de Suez, lAigle venu de France, vont mouiller côte à côte, au point de jonction
des mers de lInde et des eaux dEurope.
[...] Le soir, illumination générale. Feu dartifice tiré devant
le palais du vice-roi. Table ouverte partout. Grande tente de
cinq cents couverts, autre de deux ou trois cents. La table du
palais du gouverneur la plus originale et la meilleure de toutes.
Dîners extravagants. Grands vins, poissons exquis, perdreaux,
canards sauvages. Sept ou huit mille personnes à nourrir en plein
désert. Le mécanisme de ce service, de ces approvisionnements,
est incompréhensible. Nous sommes en plein roman des Mille et
Une Nuits. Luxe inouï. Tout cela en plein sable. Ismaïlia est
posée sur la dune elle-même, on ny trouverait pas, je crois,
un caillou. On couche dans le sable, les nattes sur le sable,
on a du sable jusque dans son lit.
Mélange fantastique du superflu et des somptuosités les plus extraordinaires
avec le plus incroyable dénuement.
[...]Jeudi 18.
Beaucoup de nos compagnons ont apparu, quelques uns après des
désastres. Il y en a que des navires ont ballottés depuis trois
jours et qui nont rien vu de Port-Saïd ni dIsmaïlia. Dautres
ont été déposés sur la plage et forcés de coucher dans le sable
; dautres sont arrivés par des mouches, des canots de poste,
lâchant tout, bagages, etc. On a manqué de vivres, on ne sest
pas couché . Il y a des malades, des découragés, des exaspérés.
On prend des résolutions extrêmes, on se plaint, on proteste,
on réclame, on se prépare à filer droit en France. Cest bien,
mais par où ? Par le canal, ce nest guère possible. Par le chemin
de fer, cest extrêmement hasardeux.
Rien de plus drôle que le futur boulevard, planté darbres, qui
porte le nom de « quai Méhémet-Ali » et regarde le lac.
On retrouve là des gens quon na pas vu depuis vingt ans ; à
chaque pas, des têtes de Paris. On y cherche vainement des compagnons
de voyage. Ils sont échoués quelque part, égarés, introuvables.
Le va-et-vient est inexprimable. Dromadaires, baudets, calèches
anglaises, chevaux arabes, chevaux anglais, amazones, cavaliers,
troupes défilant. Femmes de Paris, de Vienne, de Londres, de Milan,
de Madrid. Les tables encore plus étranges.
A mesure quon en use, quon découvre les ressources, quon en
aperçoit les abus, cette hospitalité orientale, sans exemple dans
les temps modernes, sans analogie possible en Europe, devient
vraiment prodigieuse, et tient du miracle. Ce ne sera pas le souvenir
le moins curieux de ce fantastique voyage. Nulle part les deux
éléments dont se compose le faste égyptien, linutile, le grandiose,
lexcessif et le dénuement, ne se seront montrés dans des proportions
plus extraordinaires. Jamais non plus le hasard, la magie qui
dispose de nous depuis quarante jours, ne nous aura ménagé des
surprises plus cocasses. Voilà le vrai point à saisir de ce fantasque
voyage qui, comme deux gouttes deau, ressemble à un rêve. »
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