Témoins et Témoignages
Eugène FROMENTIN, Carnets du voyage en Egypte, 1869.

Peintre orientaliste et écrivain, Eugène Fromentin (1820-1876) fut invité par le khédive d’Egypte, comme soixante autres privilégiés français, à assister aux fêtes d’inauguration du canal de Suez en 1869. Il effectua le voyage en haute Egypte avant de se rendre à Ismaïlia pour les cérémonies.

      « Mercredi 17 [novembre].

    Ismaïlia. La ville européenne. Les campements arabes, les campements des invités : une immense ville de tentes. Rien de plus curieux.

    La fête de Port-Saïd a eu lieu hier. De toutes façons nous devions la manquer. Ce soir entreront les escadres. Rien encore dans le grand bassin du lac Timsa, qu’un ou deux bateaux égyptiens. Des nouvelles sinistres circulent. Le Latif , bateau égyptien, s’est engravé. Il obstrue le canal ; on a fait cette nuit des efforts énormes pour le pousser de côté. Trois cents hommes ont travaillé à ce travail d’importance capitale. Le vice-roi, Nubar-pacha, M. de Lesseps ont passé la nuit sur les lieux. Le vice-roi, dit-on, a menacé d’empaler quelques officiers. L’accident vient d’une distraction, d’une fausse manoeuvre du capitaine anglais.

    L’Aigle passera-t-il ?

    Si oui, le canal est ouvert ; si non, c’est un désastre dont il est aisé de mesurer la gravité, sans être ni dans la politique, ni dans les finances de cette immense entreprise.

    Visite à travers les tentes. Musique partout, grands préparatifs d’éclairage et d’illuminations publiques ou privées, officielles ou volontaires pour ce soir. Drapeaux, pavillons, banderoles ; les couleurs françaises partout.

    [...] Il est 4 heures. Trois grands vapeurs, tout pavoisés, débouchent par le canal de Suez et viennent mouiller dans le bassin. Hurrah ! le passage du sud est libre. A 5 heures et demie, une légère fumée et l’extrémité d’une haute mâture apparaissent au-dessus des hautes berges sablonneuses du canal du nord. Le grand mât du navire encore caché porte le pavillon impérial de la France : c’est L’Aigle.

    Il passe à nos pieds lentement, ses roues tournant à peine, avec une prudence, des précautions qui ajoutent à la gravité du moment. Il débouche enfin dans le bassin. Salves d’artillerie ; toutes les batteries saluent, l’immense foule applaudit, c’est vraiment admirable. L’Impératrice sur sa haute dunette agite son mouchoir. Elle a près d’elle M. de Lesseps, elle oublie de lui serrer la main devant ce public, venu de tous les points de l’Europe, et dont l’émotion est extrême.

    L’Aigle continue sa marche dans le lac avec la même lenteur.

    Le problème est résolu. L’entreprise est sauvée. Les transports venus de Suez, l’Aigle venu de France, vont mouiller côte à côte, au point de jonction des mers de l’Inde et des eaux d’Europe.

    [...] Le soir, illumination générale. Feu d’artifice tiré devant le palais du vice-roi. Table ouverte partout. Grande tente de cinq cents couverts, autre de deux ou trois cents. La table du palais du gouverneur la plus originale et la meilleure de toutes. Dîners extravagants. Grands vins, poissons exquis, perdreaux, canards sauvages. Sept ou huit mille personnes à nourrir en plein désert. Le mécanisme de ce service, de ces approvisionnements, est incompréhensible. Nous sommes en plein roman des Mille et Une Nuits. Luxe inouï. Tout cela en plein sable. Ismaïlia est posée sur la dune elle-même, on n’y trouverait pas, je crois, un caillou. On couche dans le sable, les nattes sur le sable, on a du sable jusque dans son lit.

    Mélange fantastique du superflu et des somptuosités les plus extraordinaires avec le plus incroyable dénuement.

    [...]Jeudi 18.

    Beaucoup de nos compagnons ont apparu, quelques uns après des désastres. Il y en a que des navires ont ballottés depuis trois jours et qui n’ont rien vu de Port-Saïd ni d’Ismaïlia. D’autres ont été déposés sur la plage et forcés de coucher dans le sable ; d’autres sont arrivés par des mouches, des canots de poste, lâchant tout, bagages, etc. On a manqué de vivres, on ne s’est pas couché . Il y a des malades, des découragés, des exaspérés. On prend des résolutions extrêmes, on se plaint, on proteste, on réclame, on se prépare à filer droit en France. C’est bien, mais par où ? Par le canal, ce n’est guère possible. Par le chemin de fer, c’est extrêmement hasardeux.

    Rien de plus drôle que le futur boulevard, planté d’arbres, qui porte le nom de « quai Méhémet-Ali » et regarde le lac.

    On retrouve là des gens qu’on n’a pas vu depuis vingt ans ; à chaque pas, des têtes de Paris. On y cherche vainement des compagnons de voyage. Ils sont échoués quelque part, égarés, introuvables. Le va-et-vient est inexprimable. Dromadaires, baudets, calèches anglaises, chevaux arabes, chevaux anglais, amazones, cavaliers, troupes défilant. Femmes de Paris, de Vienne, de Londres, de Milan, de Madrid. Les tables encore plus étranges.

    A mesure qu’on en use, qu’on découvre les ressources, qu’on en aperçoit les abus, cette hospitalité orientale, sans exemple dans les temps modernes, sans analogie possible en Europe, devient vraiment prodigieuse, et tient du miracle. Ce ne sera pas le souvenir le moins curieux de ce fantastique voyage. Nulle part les deux éléments dont se compose le faste égyptien, l’inutile, le grandiose, l’excessif et le dénuement, ne se seront montrés dans des proportions plus extraordinaires. Jamais non plus le hasard, la magie qui dispose de nous depuis quarante jours, ne nous aura ménagé des surprises plus cocasses. Voilà le vrai point à saisir de ce fantasque voyage qui, comme deux gouttes d’eau, ressemble à un rêve. »