Témoins et Témoignages
Jules VERNE,
Le Tour du Monde en quatre-vingts jours, Hetzel, 1873.


En 1872, un riche gentleman londonien, Phileas Fogg, parie la moitié de sa fortune qu’il fera le tour du monde en quatre-vingts jours. Accompagné de son valet de chambre, le dévoué Passepartout, il quitte Londres pour une formidable course contre la montre qui le fait passer naturellement par le tout nouveau canal de Suez :

CHAPITRE III

    « [...]- Allons donc ! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.
    -- Par exemple !
    -- Où voulez-vous qu'il aille ?
    -- Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.
    -- Elle l'était autrefois... », dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : « A vous de couper, monsieur »,
    ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.
    La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant :
    « Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?
    -- Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu'il y a cent ans.
    Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.
    -- Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !
    -- A vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg.
    Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée :
    « Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois mois...
    -- En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
    -- En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « Great-Indian peninsular railway », et voici le calcul
    établi par le Morning Chronicle :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots
 
7 jours
De Suez à Bombay, paquebot
 
13 jours
De Bombay à Calcutta, railway
 
3 jours
De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot
 
13 jours
De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot
 
6 jours
De Yokohama à San Francisco, paquebot
 
22 jours
De San Francisco New York, railroad
 
7 jours
De New York à Londres, paquebot et railway
 
9 jours
Total
 
80 jours

CHAPITRE VI

    « [...] Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin à Suez, le paquebot Mongolia de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez. C’était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses réglementaires, soit dix milles à l’heure entre Brindisi et Suez, et neuf milles cinquante trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait toujours dépassées.

    En attendant l’arrivée du Mongolia, deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule d’indigènes et d’étrangers qui affluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande œuvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable. De ces deux hommes, l’un était l’agent consulaire du Royaume-Uni, établi à Suez, qui - en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique et des sinistres prédictions de l’ingénieur Stephenson - voyait chaque jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié l’ancienne route de l’Angleterre aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.

    L'autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers. A travers ses longs cils brillait un oeil très vif, mais dont il savait à volonté éteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place.

    Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces « détectives » ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un d'eux lui semblait suspect, le « filer » en attendant un mandat d'arrestation.

    Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police métropolitaine le signalement de l'auteur présumé du vol. C'était celui de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la salle des paiements de la Banque.

    Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre l'arrivée du Mongolia.

    « Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?

    -- Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous répète que le Mongolia a toujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.

    [...] Cependant le quai s'animait peu à peu. Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du paquebot était évidemment prochaine.

    Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres s'allongeait comme un bras sur la rade de Suez. A la surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns ont conservé dans leurs façons l'élégant gabarit de la galère antique.[...] »