Discours prononcé par Monseigneur Bauer
Pronotaire apostolique, à la bénédiction du Canal maritime universel de Suez.

A Port-Saïd, le 16 novembre 1869.

» Monseigneur (le Khédive),
» Madame (l'Impératrice Eugénie),
» Sire (l'Empereur François-Joseph),


Il est permis d'affirmer que l'heure qui vient de sonner est non-seulement une des plus solennelles de ce siècle, mais encore une des plus grandes et des plus décisives qu'ait vue l'humanité depuis qu'elle a une histoire ici-bas.

Ce lieu, où confinent – sans désormais y toucher – l'Afrique et l'Asie, cette grande fête du genre humain, cette assistance auguste et cosmopolite, toutes les races du globe, tous les drapeaux, tous les pavillons, flottant joyeusement sous ce ciel radieux et immense, la croix debout et respectée de tous en face du croissant !
Que de merveilles, que de contrastes saisissants, que de rêves réputés chimériques devenus de palpables réalités, et dans cet assemblage de tant de prodiges, que de sujets de réflexion pour le penseur, que de joies dans l'heure présente et dans les perspectives de l'avenir, que de glorieuses espérances !

Oui ! le voilà donc enfin sous notre regard, à nos pieds, ce travail de géant, ce canal universel des deux mondes, que l'on a cru impossible, parce que l'on ne se doutait pas de quoi est capable l'homme quand il veut véritablement. Le voilà, créé par des créatures, ce fleuve qui sera désormais le sujet de l'étonnement éternel des générations ! Le voilà achevé par la science, l'audace, les trésors, les luttes de toute nature, la persévérance, le génie de l'homme et la manifeste protection de Dieu !

Voilà les vaisseaux de toutes les nations prêts à franchir pour la première fois ce seuil, qui fait de l'Orient et de l'Occident un seul et même monde ; la barrière est abaissée ; un des ennemis les plus formidables de l'homme et de la civilisation, l'espace, perd en un seul instant 2 000 lieues de son empire. Les deux extrémités du globe se rapprochent ; en se rapprochant, elles se reconnaissent ; en se reconnaissant, tous les hommes, enfants d'un seul et même Dieu, éprouvent le tressaillement joyeux de leur mutuelle fraternité ! O Occident ! O Orient ! rapprochez, regardez, reconnaissez, saluez, étreignez-vous ! Salut à toi, d'abord, splendide Orient, d'où à chaque aurore nous vient la lumière qui fait les jours de notre vie mortelle ; de toi aussi, ô Orient, nous vint dès l'aurore des siècles la lumière des intelligences, et plus radieusement que tout la lumière des âmes, présage du jour qui ne doit jamais finir.

Salut à toi, merveilleux Occident, qui, après avoir reçu la double lumière, s'est efforcé et s'efforce tous les jours, et spécialement à l'heure où je vous parle, à en faire le patrimoine commun de toute l'humanité. Ah ! que de l'Orient à l'Occident on se le dise : La grande voie des nations est ouverte ! L'Océan Indien et la mer Rouge ne sont désormais qu'un seul et même flot.

L'histoire du monde a atteint une de ses plus glorieuses étapes. Et comme la chronologie du passé se divise en siècles qui ont précédé ou suivi la découverte de l'Amérique, la chronologie de l'avenir dira : Ce fut avant ou après le jour où l'Occident et l'Orient se rencontrèrent à travers les flancs entr'ouverts de l'Égypte ; ce fut avant ou après le 16 novembre 1869, ce fut avant ou après l'ouverture du Canal universel maritime de Suez. (Applaudissements.)

Et peut-être y a-t-il encore plus ici que la découverte d'un nouveau monde, puisqu'il y a l'union de deux mondes déjà connus en un seul !

Assurément, ce qui frappe d'abord, c'est la grandeur physique ou matérielle de cette œuvre, si audacieusement rêvée, si merveilleusement conçue, si persévéramment exécutée, et enfin si prodigieusement achevée. Mais derrière le phénomène matériel, le regard du penseur découvre des horizons plus vastes que les espaces mesurables, les horizons sans bornes, où se meuvent les plus hautes destinées, les plus glorieuses conquêtes, les plus immortelles certitudes du genre humain.

Voilà que les vaisseaux du monde peuvent voguer en droite ligne de l'Indo-Chine jusqu'au cœur de l'Occident européen. Que porteront-ils, ces hardis messagers auxquels le génie a donné la vapeur et auxquels la vapeur a donné des ailes ? Ils porteront avant tout les richesses mercantiles des nations, qui, par leurs échanges mutuels, manifesteront désormais plus hautement encore que par le passé une des lois les plus admirables du Créateur.

Dieu, en effet, en donnant aux hommes partout des besoins identiques, mais en répartissant inégalement entre les divers pays les richesses de la création, Dieu a voulu rendre les nations tributaires les unes des autres. Les hommes de tout sang, de tout pays et de toute croyance, que je vois ici devant moi, sont non-seulement des frères par leur commune origine, ils sont encore des associés par leur commun intérêt. Encore une fois, c'est Dieu qui a fait cela, en créant les hommes avec des besoins identiques et les terres avec les produits les plus variés.

Honneur donc à cette grande force, qui enserre le monde dans une chaîne providentielle de travail et de prospérité et qui s'appelle : le Commerce. Le commerce est plus qu'une force, il est une gloire ; il est plus et mieux qu'une gloire, il est un bienfait. Car le commerce ne se borne pas à créer la richesse : il contribue aussi – et puissamment – à créer cette grande merveille, objectif passionné où tendent les hommes : la civilisation ! (Applaudissements.)

Oui, la civilisation ! C'est elle qui célèbre aujourd'hui une des plus grandes dates que jamais il lui ait été donné d'inscrire dans les fastes du genre humain. Partez de tous les ports du monde, navires de tous les peuples de la terre ! Disparaissez dans l'immensité de l'horizon, emportant avec vous dans la profondeur de vos flancs les produits de toutes les terres et les ouvrages de tous les hommes.

Pendant que, chargés de toutes ces cargaisons pesantes, vous sillonnez les mers, d'invisibles et mystérieux passagers, les idées, les mœurs, les coutumes, les langages divers, les sympathies mutuelles monteront à votre bord, navigueront de conserve avec vous, traverseront cet isthme si prodigieusement perforé et aborderont à tous les rivages où toucheront vos vaisseaux ; et ainsi tout homme qui a donné un coup de pioche au canal des deux mondes, alors même que cet homme n'eût voulu creuser qu'un passage merveilleux pour le commerce, ce travailleur, pionnier conscient ou inconscient de la Providence, a eu la gloire de donner un coup de pioche pour ouvrir la route magnifique où passeront désormais et à jamais la paix et la justice, la lumière et la vérité, c'est-à-dire, au sens le plus élevé, la véritable civilisation.

Après avoir célébré la double grandeur et la signification essentiellement civilisatrice de cette œuvre vraiment incomparable, il nous reste un devoir à remplir. Il convient de rendre un hommage public et solennel, ici, sur cette plage, devant l'univers qui nous écoute et nous regarde, devant cette assemblée de tous les peuples représentés ici par leurs souverains, leurs princes, leurs ambassadeurs, leurs clergés et l'élite de tous les pays, devant l'histoire qui attend et qui s'apprête à écrire une de ses pages les plus pathétiques, il convient, dis-je, de rendre ici, en ce moment, un hommage éclatant à ceux qui furent, qui sont et qui seront désormais les triomphateurs de cette grande bataille pacifique, gagnée enfin au bénéfice du genre humain.

Monseigneur (le khédive),

A votre Altesse appartient de plein droit notre première parole de gratitude.

Veuillez recevoir, Monseigneur, l'expression de la respectueuse reconnaissance de tous les hommes de cœur, qui sur la terre ont ardemment désiré l'achèvement de cette œuvre sans pareille dans l'histoire du monde. A travers des difficultés sans nombre, Vous avez voulu persévéramment ce grand fait si éminemment civilisateur ; et ce que vous avez persévéramment voulu, vous l'avez courageusement soutenu et enfin généreusement accompli. Jouissez aujourd'hui pleinement de votre glorieux succès.

En ce moment, à cette grande heure de votre vie et de votre règne, l'Orient et l'Occident vous remercient par ma voix ; l'Égypte, destinée à recueillir la première les fruits de ce grand labeur, vous appellera son régénérateur, et l'histoire réserve au règne du khédive Ismaïl une page glorieuse et vraiment méritée.

(Applaudissements.)

Permettez aussi à une bouche sacerdotale de vous remercier, en présence de vos illustres hôtes, de cette large liberté et de ces dons vraiment royaux accordés au christianisme, son culte et ses œuvres, ses institutions et ses écoles, sur cette terre des Pharaons, qui fut jadis la terre de toutes les servitudes et qui tend à devenir, aujourd'hui, la terre de toutes les libertés.

C'est à Votre Altesse qu'est due cette bienheureuse transformation. La solennité de ce jour ne dit-elle pas plus éloquemment que tout discours l'immensité du chemin parcouru ? Pour la première fois depuis douze siècles la foi chrétienne peut élever, en face du croissant, à ciel ouvert, sa voix pour prier et ses mains pour bénir. C'est là assurément un grand fait et une grande heure. Merci, Monseigneur, d'avoir voulu ce fait, d'avoir fait sonner cette œuvre ; merci, d'un cœur ému, au nom du christianisme ; merci au nom de la France, au nom de l'Europe ; merci au nom de toute l'humanité, dont les destinées font un grand pas en ce moment, grâce à Votre Altesse, qui veut le bien, et grâce à Dieu qui le bénit.

(Applaudissements.)

Madame (l'Impératrice Eugénie),

Ceux qui ont coopéré d'une manière intime à ce grand travail connaissent la part que Votre Majesté y a prise ; cette part est immense. Il sied bien à votre âme virile de faire les plus grandes choses en silence ; mais il ne saurait nous convenir de nous rendre complice de ce silence qui tendrait à fausser l'histoire et à frustrer la postérité.

Il importe que l'histoire sache que cette grande œuvre pour une part immense est la vôtre, et l'histoire, en le disant, dira rigoureusement la vérité. L'histoire ajoutera, Madame, qu'en prêtant votre puissant appui au Canal des deux mondes, vous avez été dans la plus étroite communion de pensées et de sympathies avec la France entière, qui a voulu cette œuvre ; avec cette généreuse et noble France, qui, dans toutes les classes sociales, s'est enthousiasmée pour le percement de l'isthme de Suez, a fourni ses millions et ses bras, son intelligence et son énergie, ses ingénieurs et ses travailleurs, son personnel et son matériel ; avec cette France enfin, qui s'est, pour ainsi dire, personnifiée dans un de ses fils, providentiellement doué pour cette tâche prodigieuse par sa persuasive et familière éloquence, sa fougue impétueuse, son invincible ténacité, la force et la douceur, une habileté consommée et une loyauté vraiment chevaleresque, en un mot par la foi pour ainsi dire surhumaine dans l'accomplissement de cette œuvre gigantesque, risée du monde, avant d'être devenue aujourd'hui l'objet de ses plus enthousiastes admirations.

Maintenant que l'incroyable est devenu réalité, que la prétendue chimère est là, splendide et achevée devant notre œil ravi, en ce moment que doit-il se passer dans l'âme de celui qui fut l'âme de tout ce que nous voyons ?

Dieu seul le sait.
Il me semble que dans ces yeux je vois briller des larmes ; je voudrais les pouvoir recueillir, car elles appartiennent d'abord à la France et puis à l'humanité. Proclamons-le bien haut : le nom de cet homme appartient désormais à l'histoire, où par un rare privilège de la Providence, il entre vivant ; proclamons devant toute la terre que la France, qui est loin, mais qui n'est pas absente, est contente et fière de son fils.

Proclamons enfin que jusqu'à l'extrême déclin des âges, de même que le nouveau monde découvert au quinzième siècle dira à jamais, à l'oreille de toute postérité, le nom de l'homme de génie qui s'appela Christophe Colomb, de même ce Canal des deux mondes redira à jamais le nom d'un homme qui vécut au XIXe siècle, ce nom que je suis heureux de jeter sur cette plage aux quatre vents du ciel, le nom de Ferdinand de Lesseps. (Salves d'applaudissements prolongés.)

Nous ne pouvons prononcer ici en ce moment tous les noms qui mériteraient avec le sien de retentir dans cette solennité ; mais gardons-nous d'oublier ceux qui, illustres ou obscurs, ont péri au champ d'honneur du travail, donnons aujourd'hui que le jour du triomphe est levé, un souvenir reconnaissant et attendri à toutes ces tombes chères à la fois, à leur patrie respective et à toute l'humanité. Nos regrets ne sauraient froisser aucune susceptibilité nationale. Car tous les peuples du globe comptent des victimes parmi nos chers morts, qui n'ont vaincu d'autres ennemis que les espaces et les flots, les déserts et la barbarie.

(Applaudissements.)

Et maintenant qu'il nous soit permis, avant de terminer, de remercier tous ces illustres hôtes, qui ont bien voulu nous apporter ici l'honneur et la joie de leur présence.

Sire, Votre Majesté Apostolique a donné à cette grande œuvre un témoignage d'insigne sympathie en arrêtant ici vos pas au moment où l'Adriatique, qui baigne votre empire, et la mer Rouge deviennent un grand fleuve, aboutissant à l'océan Indien. Daigne le Dieu que vous venez d'adorer publiquement en vous agenouillant sur le tombeau du Sauveur du monde, répandre ses bénédictions sur votre personne, sur votre dynastie et sur le grand empire qu'il a daigné confier à votre sollicitude.

Puissent toutes les nations, dont les princes et les ambassadeurs illustrent ce grand jour de leur présence, prospérer dans la concorde et dans la paix, et puisse ainsi la grandeur de chaque peuple devenir la grandeur de tous et la durable pacification du genre humain.

Et pour terminer dignement cette grande solennité, élevons nos pensées non-seulement de l'image des patries distinctes, jusqu'à la grande humanité tout entière, mais par-delà et au-dessus de l'humanité : élevons nos âmes jusqu'à l'éternelle et adorable Divinité, qui, dans sa bonté infinie, a permis à des hommes mortels de faire une œuvre aussi prodigieuse, sorte de création dans la création, puisqu'elle a fait de l'Afrique et de l'Asie deux continents dont Dieu est le créateur, dont l'immensité est la limite et dont le canal des deux mondes est désormais la féconde et immortelle séparation.

Dieu tout-puissant et éternel ! Dieu créateur du monde, et Père de toute créature, bénissez cette voie nouvelle que Vous avez permis à l'homme d'ouvrir au sein de votre création. Faites de ce fleuve non-seulement la grande voie de la prospérité universelle, faites-en le chemin royal de la paix et de la justice, de la lumière et de la vérité éternelle. Que votre souffle divin plane sur ces eaux ? Qu'il y passe et repasse, de l'Occident à l'Orient, de l'Orient à l'Occident. O Dieu ! Servez-vous de cette voie pour rapprocher les hommes les uns des autres ; mais rapprochez-les surtout de vous-même et soyez leur propice à tous dans le temps et l'Eternité.

(Longue acclamation.)