Napoléon, chef de guerre

Auteur(s) : MASSON Philippe
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Napoléon, chef de guerre

Introduction

Prononcer le nom de Napoléon, c’est évoquer peut-être l’homme de la pacification, du Code civil ou du Concordat, mais à coup sûr le chef de guerre, un des plus grands de l’Histoire. À suivre certains érudits, Napoléon Bonaparte aurait livré davantage de batailles qu’Alexandre le Grand, Hannibal et César réunis. C’est possible et même probable.
Tout aussi révélatrice est l’ampleur géographique de ses campagnes, qui couvre toute l’Europe de l’Espagne à la Russie, en passant par l’Allemagne, la boucle du Danube et l’Italie du Nord, sans oublier en Orient l’Égypte et la Syrie. L’Empereur a encore fait son entrée dans toutes les capitales du vieux continent. Milan, Vienne (à deux reprises), Berlin, Madrid et Moscou.
Il y a là une rupture complète avec le passé. Pendant la guerre de Sept ans, la zone d’opérations de Frédéric II, pourtant un grand ancêtre, reste fixée sur la Saxe, la Silésie, à la rigueur le Brandebourg, au total une aire réduite. À la différence de Napoléon, Frédéric II n’a pu s’emparer de Prague et encore moins entrer à Vienne.
Pendant les guerres de la Révolution, les généraux français limitent leurs opérations à la Belgique ou au Palatinat. Le nom des armées est révélatrice, Sambre et Meuse, Rhin et Moselle. Ils ne se livrent qu’à des opérations limitées sur la rive droite du Rhin. La plupart des batailles sont encore associées à des sièges, à la manière des XVIIe-XVIIIe siècles. Une seule exception, l’avancée timide de Moreau en direction de Vienne, en 1800, au lendemain de Hohenlinden.

La fulgurante stratégie napoléonienne

Toute la guerre napoléonienne est déjà contenue dans la campagne d’Italie. En dépit de la disproportion des forces et du dénuement de son armée, Bonaparte prend l’offensive le 11 avril 1796. Livrant trois combats en trois jours, il sépare les Autrichiens des Piémontais, refoule les premiers vers l’Est, achève la déconfiture des seconds, les accule à l’armistice de Cherasco, dès le 28 avril, suivi du traité de Paris du 3 juin.
Bonaparte se retourne alors sur les Autrichiens, les déborde, franchit l’Adda au pont de Lodi, le 9 mai, les rejette à nouveau vers l’est et les assiège dans Mantoue. Adoptant une position centrale, il repousse quatre tentatives de dégagement en l’espace de six mois. Il bat Wurmser à deux reprises, à Castiglione et Bassano. Il inflige encore deux défaites à son successeur Alvinzi à Arcole et Rivoli (14 janvier 1797) et contraint finalement Mantoue à capituler.
Succède alors un des traits majeurs de la stratégie napoléonienne, qui constitue une grande première. Avec une armée progressivement renforcée, portée de 35 000 à 55 000 hommes, il passe à l’exploitation, ce que n’avaient jamais encore fait ses prédécesseurs en direction de Vienne. C’est le point de départ de la guerre aux capitales.
Opposé à l’archiduc Charles, il force les passages de la Piave et du Tagliamento, les cols de Tarvis et de Neumark et arrive à 100 km de Vienne, contraignant l’Autriche à signer l’armistice puis les préliminaires de Leoben (18 avril 1797).
Au total, une campagne exceptionnelle restée un des classiques de l’art militaire. Alors qu’il ne devait conduire, en principe, suivant les plans du Directoire, qu’une opération de diversion, Bonaparte a joué le rôle décisif et ravalé les armées de Jourdan et de Moreau à un rôle subalterne.
En dépit de sa petite taille, de sa maigreur, d’une allure maladive, l’homme révèle un magnétisme peu ordinaire. Il s’impose d’emblée à des chefs tentés de le considérer comme un « général de rue » depuis la répression de l’émeute du 13 vendémiaire. Dès le premier abord, Augereau est obligé de confesser : « Ce petit bougre m’a fait peur et je ne puis comprendre l’ascendant dont je me suis senti écrasé au premier coup d’oeil ».
Bonaparte électrise également une armée démoralisée, déguenillée, en proie à la famine. Il trouve d’emblée le ton qui caractérisera jusqu’à la fin ses ordres du jour : « Soldats ! Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises, presque pas de pain et nos magasins sont vides. Ceux de l’ennemi regorgent de tout ; c’est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez, partons ! ». Dans maintes circonstances, comme au pont de Lodi, le petit général affiche un courage à toute épreuve, comme il l’avait déjà démontré devant Toulon.
Bonaparte se conduit encore en homme d’État. À la « cour de Mombello », il reçoit toutes les têtes pensantes de l’Italie du Nord. Il les éblouit par son insatiable curiosité, sa pénétration, le caractère fulgurant de son jugement. Il remodèle la carte de l’Italie du Nord, oblige le Pape à signer la paix, à céder à la France le Comtat Venaissin et à la République cisalpine la Romagne avec Bologne et Ancône.
En dépit de la présence de représentants du Directoire, Bonaparte dicte les conditions de la paix de Campo Formio du 17 octobre 1797. L’Empereur Habsbourg reconnaît à la France la frontière du Rhin et renonce à la Belgique. Il cède à la République cisalpine le Milanais, la Lombardie et les duchés de Parme et de Modène. En échange, il reçoit la Vénétie et la Dalmatie.
La campagne d’Égypte est de la même encre. À peine débarqué par une chaleur accablante, Bonaparte s’ouvre la route du Caire par la bataille des Pyramides (21 juillet 1798). « Le sultan juste », « l’inspiré d’Allah » cherche aussitôt à aménager sa conquête. Il entreprend des travaux hydrauliques, crée des ateliers, stimule les recherches archéologiques.
Menacé par une armée ottomane, Bonaparte prend les devants, traverse le désert de Neguev, pénètre en Palestine, s’empare de Jaffa, remporte la victoire du Mont Thabor, avant d’échouer, faute de matériel de siège, devant Saint-Jean-d’Acre. En dépit d’une épidémie de peste, d’une température torride, il redescend sur l’Égypte à marches forcées pour rejeter à la mer une seconde armée turque débarquée à Aboukir par les Anglais.
En 1800, devenu Premier consul, tout en donnant le premier rôle à Moreau en Allemagne, Bonaparte choisit à nouveau le théâtre italien où Masséna se trouve encerclé à Gênes, à toute extrémité. Au lieu de marcher directement sur la place, il choisit la voie la plus audacieuse. À la tête d’une armée de réserve improvisée, il franchit les Alpes au col du Grand Saint-Bernard, dans des conditions éprouvantes, et débouche dans la plaine du Pô sur les arrières des troupes de Melas. Le 14 juin 1800, c’est Marengo, la bataille livrée à front renversé.
Au total, une forme de guerre profondément originale, une Blitzkrieg avant la lettre, constitue l’apport essentiel de Napoléon à la stratégie, c’est-à-dire à la conduite des armées en direction du champ de bataille. Trois éléments la caractérisent : l’offensive immédiate, la recherche de l’engagement et l’exploitation menée avec la dernière énergie.

Une étonnante capacité d’invention

Cette forme de guerre ne tient nullement, comme on le constatera, au début du second conflit mondial, à une mutation de l’armement. L’infanterie reste équipée du fusil modèle 1774, capable de tirer au maximum deux coups à la minute et d’une portée efficace de 150 à 200 mètres.
À bien des égards, cette arme est inférieure au fusil autrichien et davantage encore à l’Enfield britannique. L’artillerie héritée de Gribeauval avec des pièces de 4, 8 et 12 livres (le poids du boulet) ne manifeste également aucune supériorité sur celles de l’adversaire, au contraire même, en particulier après 1810.
La Blitzkrieg napoléonienne est le reflet d’un tempérament, d’une vision nouvelle de la guerre et d’une étonnante capacité de révéler les possibilités insoupçonnées de l’armement et des hommes de l’époque. Cette capacité apparaît d’autant plus étonnante que la formation militaire de Napoléon a été extraordinairement rapide et réduite.
Si l’on tient compte des congés, de l’intermède corse, l’expérience de Bonaparte se limite aux conditions très spéciales de la levée du siège de Toulon, même s’il affiche déjà des qualités exceptionnelles de coup d’oeil, de détermination et de sang-froid. Le refus d’accepter un commandement en Vendée se traduit par une demi-disgrâce et la participation au sein du Comité de salut public à l’élaboration de quelques plans d’opérations. La seconde expérience militaire est d’une nature très particulière. Elle se limite à une bataille de rue, lors de l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire, où Bonaparte n’hésite pas à faire mitrailler les émeutiers. À sa nomination comme commandant en chef de l’armée d’Italie, grâce à la protection de Barras, le futur dieu de la guerre n’a encore exercé aucune responsabilité sur un champ de bataille.
Cette forme de guerre « courte et vive » connaît son apogée au cours des campagnes de 1805-1807. La manoeuvre d’Ulm en est l’expression la plus accomplie. Devant la formation d’une 3e coalition, associant l’Autriche à la Russie et l’incapacité de ses escadres à assurer la maîtrise de la Manche, Napoléon lève le camp de Boulogne le 27 août et lance 5 de ses 7 corps d’armée comme des « torrents » sur l’Allemagne occidentale. Il entreprend d’envelopper dans la région d’Ulm, sur le cours supérieur du Danube, les 60 000 hommes de Mack, l’avant-garde des armées austro-russes.
Une fois de plus, Napoléon se jette sur les arrières de l’adversaire, dont il retient l’attention par la démonstration des corps d’armée de Lannes et de Murat qui ont franchi le Rhin à hauteur de Strasbourg. La rapidité d’exécution permet à l’Empereur de franchir le Danube, de couper la retraite à son adversaire et par une série d’engagements mineurs de l’envelopper et de l’acculer à la reddition, avec le minimum de pertes.
Au cours de cette première campagne, Napoléon agit en stratège, mais aussi en homme d’État qui domine l’ensemble de la situation internationale. La manoeuvre d’Ulm n’a pas uniquement pour but de vaincre l’adversaire en détail et d’éviter une concentration des forces adverses. L’Empereur tient également à intimider une Prusse hésitante qui, malgré l’offre du Hanovre, possession personnelle du roi d’Angleterre, est sur le point de passer à la coalition. L’objectif est atteint. Visiblement impressionné, le roi Frédéric-Guillaume diffère son intervention.
La menace subsiste cependant et explique en grande partie la manoeuvre d’Austerlitz. Après la prise de Vienne, Napoléon ne recule pas devant les risques d’une campagne d’hiver. Il pénètre en Moravie, reconnaît le terrain favorable à une rencontre et simule une retraite. L’adversaire tombe dans le piège et Austerlitz (2 décembre 1805) débouche sur le traité de Presbourg que le tsar Alexandre Ier se refusera finalement de ratifier. La victoire a encore pour résultat, pour la seconde fois, d’empêcher, au dernier moment, la Prusse de franchir le pas décisif.
Par le traité de Presbourg conclu dès le 26 décembre, l’Autriche perd l’Istrie, la Dalmatie, la Vénétie, la Souabe et le Tyrol. Elle se trouve ainsi éliminée de l’Adriatique et de l’Allemagne. Par la création de la confédération du Rhin, qui succède au Recès de 1803, et dont il devient le protecteur, Napoléon bouleverse la carte politique de l’Allemagne. François II perd le titre d’empereur du Saint-Empire romain germanique et doit se contenter de celui d’empereur d’Autriche. Napoléon accorde des trônes à ses frères par la création des royaumes de Hollande et de Naples.

Une surprenante rapidité de riposte

On peut croire à une paix générale. Il n’en est rien. Avec la mort de Fox, le parti de la guerre retrouve toute son influence en Angleterre. À la faveur de négociations franco-britanniques, la Prusse redoute de perdre le Hanovre ou de se brouiller définitivement avec Londres. Assuré de l’appui de la Russie, de subsides britanniques, Berlin prend l’initiative de la rupture et le 26 septembre 1806 adresse un ultimatum à Napoléon lui intimant l’ordre d’évacuer l’Allemagne.
La riposte est, une fois de plus foudroyante. La Grande Armée se concentre dans la région de Bamberg. Marchant vers l’est, puis franchissant le Frankenwald, Napoléon réédite sa manoeuvre préférée. Par la vallée de la Saale, il cherche à rompre les communications des armées prussiennes, imprudemment aventurées en direction du Rhin. On retrouve la manoeuvre à front renversé de Marengo.
Le 14 octobre, l’affrontement décisif a lieu simultanément à Iéna où Napoléon met en déroute l’armée de Hohenlohe, tandis que Davout remporte une victoire remarquable à Auerstaedt sur Brunswick mortellement blessé au cours de l’engagement. Se retrouvant à Weimar, les deux armées sombrent dans une abominable débâcle, en proie à un « délire de terreur ».
L’exploitation débute avec une vigueur sans précédent. Déchaînée, la cavalerie de Murat et de Lasalle capture des milliers de prisonniers. Les deux corps qui ont échappé à la déroute et conservé une apparente cohésion finissent par capituler. Celui de Hohenlohe à Prenzlau et celui de Blücher à Lubeck.
Un mois après le début de la campagne, toutes les places fortes entre l’Elbe et l’Oder, Magdebourg, Spandau, Stettin, Küstrin se sont rendues les unes après les autres. Le 27 octobre, accueilli par les notables, Napoléon fait son entrée solennelle à Berlin.

Une maîtrise de tous les aspects de la stratégie

Après un moment de faiblesse, le roi Frédéric-Guillaume, sous l’impulsion de la reine Louise décide de poursuivre la lutte en Prusse orientale, aux côtés des Russes.
Décidé à en finir, Napoléon n’hésite pas comme l’année précédente, devant une campagne d’hiver. Mais, celle-ci va durer sept mois. Il établit sa base d’opérations à Varsovie où il bénéficie du soutien de la noblesse polonaise. Par une marche audacieuse en direction de Königsberg, le dernier réduit prussien, il compte bien livrer la bataille décisive.
Mais, l’Empereur se heurte à des conditions climatiques détestables. Les alternances de gel et de dégel, de chutes de pluie et de neige, transforment les routes en d’infâmes bourbiers. Les difficultés de ravitaillement dans des régions extrêmement pauvres, la résistance acharnée du soldat russe, comme on le constate à Pultusk, rendent la progression extrêmement difficile et paralysent la guerre éclair. La rencontre d’Eylau (8 février 1807) n’est qu’une sanglante boucherie, sans résultat stratégique.
Napoléon doit alors prendre ses quartiers d’hiver, reposer et reconstituer ses forces. Il faut non seulement surveiller les Russes dont les armées sont intactes, mais les Autrichiens qui aspirent à une revanche. Tenir compte également, comme le révèlent les documents saisis à Berlin, du comportement douteux de l’Espagne, où Godoy, le « prince de la paix » n’écarte pas l’idée d’une entrée dans la coalition.
Après la chute de Dantzig, la décision est enfin acquise au printemps de 1807 par la victoire de Friedland. À Tilsit, le 7 juillet, le tsar se résigne à traiter et accepter l’alliance que lui propose Napoléon. La Prusse assume les frais de la guerre. Napoléon, qui remanie une fois de plus la carte de l’Allemagne avec l’élargissement de la confédération du Rhin et la création d’un royaume de Westphalie en faveur de son frère Jérôme, est à l’apogée de son étourdissante carrière.
Cette série de campagnes triomphantes n’est pas le résultat de l’improvisation, ni l’effet du hasard. Chaque opération fait l’objet d’une soigneuse préparation. Napoléon se livre à des études minutieuses sur des cartes qu’il se procure souvent à prix d’or. On le trouve bien souvent à plat ventre sur une de ces cartes piquant des épingles assisté d’un aide de camp.
Avec le concours de diplomates, il s’efforce d’établir chez l’adversaire potentiel un réseau de renseignements. Avant d’entrer en campagne, il tient à envoyer des agents. Une fois les opérations commencées, l’Empereur veille à l’interrogatoire des prisonniers, des déserteurs, des habitants. La cavalerie légère est chargée de recueillir le maximum d’informations sur les positions et les mouvements de l’ennemi.
Napoléon attache également la plus grande importance à ses bases arrières dont il ne veut être coupé à aucun prix. C’est une des règles d’or de sa stratégie. Dans des places fortes, il installe des magasins, des dépôts, des hôpitaux. L’armée doit pouvoir être approvisionnée régulièrement en vivres et surtout en munitions. Le système est d’une grande souplesse.
Sur le plan logistique, Napoléon est à l’origine d’une profonde innovation. Il n’hésite pas, au cours du déroulement de la campagne, à modifier ses lignes d’opérations. « C’est une idée à moi, souligne-t-il, à juste titre, et elle est tout à fait neuve ». Au fur et à mesure de sa progression, il crée des lignes de dépôts provisoires, qui lui permettent de changer sa direction d’attaque. Au cours de la campagne en Pologne, à la ligne d’opération Thorn-Varsovie, il en ajoute une autre après la chute de Dantzig.
Le système est cependant aléatoire. Au bout de 100 à 150 km, le débit relativement faible des charrois de l’époque entraînent des ruptures d’approvisionnements. Le ravitaillement de 30 000 hommes à une distance de 20 lieues exige 500 caissons tirés par 4 chevaux. Force est de vivre sur le pays, de compter sur la maraude.
Solution de fortune possible dans des régions riches comme l’Allemagne, quasiment impossible dans certaines zones comme le démontre la campagne de Pologne de 1807 en attendant l’Espagne dont les services français ont considérablement surestimé les ressources. Il faut encore tenir compte de la mauvaise volonté des transporteurs privés, ce qui amène Napoléon, justement en 1807, à créer les bataillons des équipages, c’est-à-dire militariser les transports. Les 8 bataillons à 36 caissons formés au départ en atteindront 22 en 1812.
Une autre faille concerne le service de santé par insuffisance d’ambulances, de chirurgiens et surtout de connaissances. L’ignorance de l’asepsie entraîne une mortalité post-opératoire considérable. La maladie constitue cependant le fléau le plus redoutable et enlève trois fois plus d’hommes que les batailles. Si Napoléon prend l’initiative de faire vacciner les troupes contre la variole, les médecins doivent avouer leur impuissance contre certaines affections, comme la peste en Égypte et surtout le typhus exanthématique, qui achèvera d’épuiser la grande armée en 1813.

La meilleure des armées de l’époque

Napoléon a la chance de disposer de 1805 à 1807 d’un instrument militaire incomparable, le meilleur, à n’en pas douter, de l’époque. Sur 200 000 hommes, la Grande Armée, à la veille de la manoeuvre d’Ulm, compte un quart de vétérans des guerres de la Révolution, un quart de soldats éprouvés, par les campagnes de 1800 en Italie et en Allemagne. Le reste est composé de conscrits qui ont pu bénéficier de la pause exceptionnelle du camp de Boulogne. Indépendamment des exercices d’embarquement et de débarquement, cette pause a été largement mise à profit pour parfaire l’entraînement et l’endurance de la troupe et multiplier les expériences tactiques.
Le recrutement repose toujours sur la loi Jourdan de 1798, c’est-à-dire la conscription avec possibilité de remplacement. Dans l’ensemble, le soldat de l’Empire est à 80 % un rural, ce qui ne peut étonner dans un pays où la population agricole reste de loin prépondérante. Compte tenu du nombre extrêmement élevé de réfractaires, malgré les efforts de la gendarmerie, pouvant atteindre 70 % des appelés dans les départements du Midi, surtout le Massif Central et le Sud-Ouest, la troupe est, en grande partie, composée d’hommes du Nord et de l’Est, qu’il s’agisse « d’anciens Français » nés dans les limites de 1792 ou « de nouveaux Français » issus des départements des pays annexés.
En vertu encore d’un nombre très élevé de réformés par déficiences physiques, taille inférieure à 1,54 m, difformités, état déplorable de la dentition, la conscription jusqu’en 1807 reste dans l’ensemble supportable et touche environ 60 000 hommes sur un contingent de 250 000. Il n’en reste pas moins que le soldat de l’Empire, même s’il n’obéit pas aux normes d’aujourd’hui, est d’une endurance stupéfiante et offre une combativité exceptionnelle. C’est ce que constatent avec stupeur les habitants de Berlin lors de l’entrée des troupes françaises en octobre 1806 : « Ils sont petits, chétifs, un seul de nos Allemands en battrait quatre, mais, au feu, ils sont animés d’une ardeur admirable ».
Le camp de Boulogne offre encore l’occasion d’une fusion entre les « messieurs » de l’armée du Rhin, de tendance parfois royaliste et les soldats d’obédience républicaine des armées d’Italie ou d’Égypte. Par des revues, des prises d’armes, des cérémonies grandioses, comme la remise des croix de Légion d’honneur, Napoléon s’efforce de développer, avec un évident succès la mystique impériale.
Ce culte à l’égard de sa personne est stimulé par une familiarité affectée, l’attribution de décorations ou d’armes d’honneur. Le nom des victoires est inscrit sur les drapeaux. Le soldat de l’Empire ne fait plus figure de paria, comme celui du XVIIIe siècle. Il éprouve la fierté de son état et affiche un sens profond de l’honneur. Il tient à nourrir cet appétit de gloire qu’il discerne parfaitement chez l’Empereur.
L’encadrement est enfin excellent. La moitié des officiers est issue de l’armée d’Ancien Régime, le reste des bataillons de volontaires de 1792. L’âge moyen est ainsi relativement élevé de l’ordre de 39 ans, le même, ce qui peut sembler surprenant, pour les cadres subalternes que pour les colonels et même pour la plupart des généraux.
Si Napoléon n’apporte que peu d’intérêt à l’amélioration de l’armement, il modifie profondément la structure de l’armée pour renforcer au maximum son caractère offensif, voire éventuellement défensif. De l’héritage révolutionnaire, il conserve la division composée de 3 ou 4 demi-brigades qui reprennent le nom de régiments. Il accorde une importance croissante aux troupes légères, chargées d’opérer en tirailleurs, de harceler l’ennemi, de lui infliger le maximum de pertes, comme on le constate à Iéna, aussi bien dans l’attaque que la défensive.
La grande innovation concerne le corps d’armée formé de 2 à 4 divisions associées à une brigade ou une division de cavalerie légère pour l’éclairage et de plusieurs compagnies d’artillerie à pied et de génie.
Napoléon donne également une place entièrement nouvelle à la cavalerie, destinée à opérer de manière indépendante. Par sa mobilité, le cavalier ne peut agir en étroite liaison avec le fantassin. De même, établit-il une nette opposition entre la cavalerie lourde et la cavalerie légère.
La première est l’objet de toute son attention. En marge des carabiniers, l’Empereur rétablit des unités de cuirassiers composées d’hommes de grande taille ; 14 régiments sont ainsi créés. Cette cavalerie apparaît comme une arme de réserve et de rupture, comme on le constate à Austerlitz, où elle s’empare définitivement du plateau de Pratzen, culbutant la garde à cheval russe, ou bien à Eylau où elle rétablit une situation compromise après la déroute du corps d’Augereau. Cette cavalerie lourde est groupée en escadrons, régiments et divisions et attaque en échelons successifs.
Napoléon conserve naturellement une cavalerie légère composée de hussards, de chasseurs à cheval et bientôt de lanciers polonais. S’y ajoutent les dragons capables de combattre à pied ou à cheval. Cette cavalerie est chargée de l’éclairage et de la poursuite. Comme le soulignera à maintes reprises l’Empereur, c’est elle qui transformera les défaites prussiennes d’Iéna et de Auerstaedt en déroute.
En tant qu’officier d’artillerie, l’Empereur accorde une importance croissante à l’arme où il a fait ses débuts, en particulier à l’artillerie à cheval, conforme à son esprit offensif et destinée à agir en étroite liaison avec la cavalerie. De plus en plus, Napoléon joue des concentrations de feu en regroupant les artilleries divisionnaires et l’artillerie de la garde qui joue le rôle de véritable réserve stratégique.
L’armée impériale est, en effet, marquée par le rôle croissant de la garde tout entière. Les effectifs passent de moins de 10 000 hommes en 1805 à plus de 60 000 en 1809. Véritable armée de réserve, la garde comprend une infanterie de ligne, la vieille garde avec ses grenadiers, composés de soldats chevronnés, recrutés en fonction de leur taille, au minimum 1,70 m et de leur passé militaire. À ce noyau s’ajoutent une moyenne et jeune gardes composées d’unités légères. La garde comporte aussi des batteries d’artillerie à cheval et des régiments de cavalerie.
Napoléon n’emploie la garde, notamment la vieille garde, qu’avec circonspection. Elle ne donne ni à Austerlitz, ni à Iéna. Elle est, en revanche, engagée à Eylau pour rétablir une situation difficile. La garde bénéficie de nombreux avantages d’uniformes, avec le célèbre bonnet d’ourson pour les grenadiers, de soldes, de cantonnements. Elle est souvent jalousée, d’autant plus que l’Empereur la ménage, d’où le nom d’Immortels attribué aux grenadiers. Elle sera, en réalité, de toutes les batailles dans les dernières années de l’Empire.

Une doctrine d’emploi originale et unique

Deux mots caractérisent l’emploi de la Grande Armée, activité, vitesse. Suivant l’expression consacrée, Napoléon gagne les batailles avec les jambes de ses soldats. On le constate dès la campagne d’Italie. En janvier 1797, la division Masséna parcourt plus de 110 km en 4 jours, tout en participant à trois combats. Lors de la manoeuvre d’Ulm, les étapes sont de 35 à 40 km par jour. En 1808, de l’Oder à l’Espagne, des unités de cavalerie se déplacent au rythme de 40 à 50 km par jour, sans connaître une journée de repos.
Tout est mis en oeuvre pour favoriser la rapidité de la manoeuvre. Depuis Hoche déjà, l’armée ne couche plus sous la tente ce qui représente un gain de temps appréciable. Elle établit des bivouacs ponctués de feux de camp. Pour peu que l’étape se prolonge, les hommes n’hésitent pas, comme la guerre se déroule en territoire étranger, à enlever les portes, les poutres, les éléments de toiture des villages, transformés en un tournemain en véritables ruines.
Les déplacements de l’Empereur lui-même sont extrêmement rapides. Il voyage à bord d’une voiture légère, escortée d’aides de camp ou à cheval, se laissant aller au gré de sa monture. De retour d’Espagne en janvier 1809, Napoléon effectue le trajet Burgos-Paris en moins de six jours à une allure comparable à celle des meilleurs courriers. À l’étape, la « maison » de l’Empereur se limite à un ensemble de quatre tentes, une chambre avec un lit de camp, un bureau, une salle des cartes ; la dernière tente est destinée à abriter le personnel de sa suite.
L’état-major dirigé par Berthier, associé à quelques officiers et des aides de camp pour transmettre les ordres, n’est qu’un organe d’exécution. Toutes les décisions d’ordre stratégique ou tactique sont du ressort de l’Empereur. Libéré de la direction des bureaux de la guerre par Clarke en 1806, Berthier, comme il le reconnaît lui-même, n’est rien. Sa mission consiste uniquement à traduire en actes les directives de l’Empereur.
À la différence des autres souverains, l’empereur François, le roi de Prusse ou le tsar Alexandre Ier, en dépit des quelques velléités peu probantes de celui-ci en 1807, Napoléon est, en totalité, chef de guerre, agissant à la fois en stratège et en homme d’État. Tout au long des campagnes, la correspondance, encore qu’incomplète, démontre à merveille que Napoléon, tout en coordonnant les opérations, assure la direction de l’Empire dans les moindres détails. En cinq mois, en 1807, il dicte plus de 1 000 lettres sur les sujets les plus variés.
L’Empereur façonne encore le haut commandement à la mesure de ses conceptions. Des complots comme celui de Pichegru surviennent à point nommé pour éliminer des hommes d’une fidélité douteuse comme Moreau invité à s’expatrier aux États-Unis. Des 14 premiers maréchaux promus le 19 mai 1804, certains sont peu employés ou cantonnés dans des fonctions honorifiques.
Dans l’ensemble, Napoléon utilise les généraux qu’il a connus en Italie ou en Égypte, pour la plupart des hommes de son âge. Approchant de la cinquantaine, Masséna fait presque figure de vieillard. Ces jeunes chefs sont le plus souvent d’une bravoure frôlant la témérité, comme Ney, Murat ou Oudinot. Bien peu cependant sont de véritables tacticiens, capables de mener une bataille par eux-mêmes, à quelques exceptions près comme Davout, Masséna ou Lannes. Ils se livrent souvent à des initiatives intempestives et ne donnent toute leur mesure que dans l’étroite dépendance de l’Empereur.
Manoeuvrier hors pair, Napoléon est aussi un excellent tacticien, même si dans ce domaine on pourra prétendre qu’il n’a rien inventé et qu’il est abusif de parler de méthode napoléonienne. Cette assertion est, en partie exacte. De l’Antiquité jusqu’à nos jours, d’Alexandre le Grand à Schwarzkopf lors de la guerre du golfe, le registre à la disposition du chef sur le champ de bataille apparaît relativement réduit : rupture du centre ou enveloppement par les ailes. Mais, comme l’a souligné Napoléon lui-même, l’art de la guerre est un art simple, tout d’exécution.
Ce qui caractérise Napoléon, c’est tout d’abord une étonnante capacité d’assimilation. En Italie, sans avoir encore exercé de responsabilité sur le terrain, Bonaparte joue parfaitement des conceptions tactiques élaborées à la fin du XVIIIe siècle par des hommes comme le chevalier Folard ou Guibert. Il utilise aussi bien l’ordre mince sur deux ou trois rangs que l’ordre profond, c’est-à-dire l’attaque en colonne précédée de nuées de tirailleurs. Le cas échéant, comme aux Pyramides, il adopte le dispositif en carré, exceptionnel dans les armées de la Révolution, pour repousser les charges de la cavalerie des Mamelouks.
Praticien confirmé, il vérifie la prophétie de Guibert : « J’ose imaginer qu’il y a une manière de conduire les armées plus avantageuse, plus décisive, plus faite pour procurer de grands succès que celle que nous avons employée jusqu’à présent. Un homme s’élèvera, peut-être resté jusque-là dans la foule et l’obscurité, un homme qui ne se sera fait un nom, ni par sa parole, ni par ses écrits, un homme qui aura peut-être ignoré son talent, qui ne l’aura senti qu’en l’exerçant […] Cet homme s’emparera des opinions, des circonstances de la fortune et dira des grands théoriciens, ce que l’architecte praticien disait devant les Athéniens de l’architecte orateur “ce que mon rival vous a dit, je l’exécuterai” ».
Autre faculté déconcertante, l’art consommé de s’adapter au terrain, de saisir l’événement de la bataille, d’exploiter les erreurs de l’adversaire. Napoléon dispose d’une énorme culture militaire. Il saisissait les analogies au point de prétendre qu’une bataille n’est souvent qu’une réminiscence. Il n’y a pas de bataille proprement napoléonienne, de modèle préétabli. Toutes les grandes rencontres offrent un caractère spécifique.
Toutes passent par une phase délicate, la recherche du contact. Quelle que soit la manoeuvre adoptée, Napoléon resserre son dispositif. Lors de l’enveloppement d’Ulm, celui-ci passe progressivement de 160 à moins de 60 km. Il rapproche ses corps d’armée à moins d’une demi-journée de marche les uns des autres.
Le corps d’armée révèle alors toute son importance. Lors de la prise du contact, il doit être en mesure de tenir jusqu’à l’arrivée du gros, quitte à livrer un combat en retraite. Quels que soient les renseignements obtenus par des interrogatoires ou des reconnaissances de cavalerie, le voile ne se déchire jamais complètement ou plutôt tardivement. Toute bataille offre une part de surprise, même les mieux préparées sur le terrain choisi, comme Austerlitz.
À l’issue de l’audacieuse manoeuvre de 1800 en Italie par le Grand Saint-Bernard, Marengo débute laborieusement. Bonaparte se heurte, avec une partie seulement de ses forces, à l’ensemble de l’armée de Mélas. La défaite semble inévitable et la situation n’est rétablie que par l’arrivée de la division Desaix et les charges échevelées de la cavalerie de Kellermann.
En 1806, après avoir descendu la vallée de la Saale, reconnu le terrain d’Iéna, occupé le Landgrafenberg, Napoléon croit se trouver en face de toute l’armée prussienne et Davout a pour mission de se rabattre sur les arrières de l’adversaire. Erreur d’appréciation qui aurait pu avoir des conséquences fatales. Davout se heurte à toute l’armée de Brunswick. Grâce à son sens tactique et à la qualité de ses troupes, les divisions Morand, Gudin et Friant composées de vétérans des guerres de la Révolution, il réussit à briser les attaques de l’infanterie prussienne et les charges violentes de la cavalerie de Seydlitz. En dépit de lourdes pertes, Davout passe à la contre-attaque et rejette l’adversaire sur Weimar. Mêlées aux fuyards d’Iéna, les troupes de Brunswick se débandent à leur tour et se transforment en cohue.
Quatre mois plus tard, en Pologne, au cours de sa marche sur Königsberg, Napoléon a la surprise par suite de la défaillance du renseignement, de se heurter à Eylau à une armée russe en bataille soutenue par une artillerie formidable. La déroute du corps d’Augereau manque de peu d’entraîner une catastrophe et la situation n’est rétablie de justesse que par l’intervention de la cavalerie lourde et la garde. Resté maître d’un champ de bataille jonché de morts, Napoléon peut se considérer comme vainqueur, mais, avec des troupes épuisées, il ne peut entraver la retraite de l’armée russe.
Friedland même, la bataille décisive, débute sous de mauvais auspices. L’armée russe de Buxhovden franchit l’Alle et menace le flanc de la Grande Armée à nouveau en route vers Königsberg. Pendant presque toute la journée, le corps de Lannes, appuyé par des régiments de cavalerie et tardivement renforcé par Mortier résiste pied à pied à des assauts de forces de plus en plus importantes. Cette résistance acharnée permet à Napoléon d’accourir avec le gros de ses forces, en fin de journée, et de profiter de la situation aventurée de l’adversaire. Rejetée dans Friedland le dos au fleuve, une partie de l’armée russe se fait littéralement massacrer, tandis que le reste réussit à repasser l’Alle dans les pires conditions, au prix de l’abandon de tout son matériel.

L’Espagne la première lézarde de l’édifice

Tilsit constitue non seulement l’apogée de la carrière de l’Empereur, mais de la Grande Armée, qui n’a plus d’adversaires à sa taille. La malheureuse affaire d’Espagne va constituer un tournant majeur et entraîner la première lézarde sérieuse de l’édifice.
Deux décisions sont à l’origine de l’affaire. L’envoi du corps de Junot au Portugal s’accompagne de l’occupation par les troupes françaises de points stratégiques dans le nord de l’Espagne. L’entrevue de Bayonne permet à Napoléon d’obtenir l’abdication du roi Charles IV totalement déconsidéré et de son fils Ferdinand. Joseph devient roi d’Espagne. Point de départ d’une régénération du royaume sur le modèle français.
Cette politique se traduit par un échec immédiat. Une insurrection éclate en Espagne avec l’apparition de juntes, l’intervention de l’armée et d’une guérilla populaire contre des troupes françaises hétéroclites avec les corps d’observation de la Gironde, de l’Océan et des Pyrénées-Orientales composées en majorité de conscrits à peine entraînés et mal encadrés. L’Angleterre profite de la situation pour débarquer un corps expéditionnaire de 30 000 hommes. Coup sur coup, les capitulations, les 22 juillet et 30 août 1808, de Dupont à Balen et de Junot à Cintra entraînent la perte du Portugal, l’abandon de l’Andalousie, de la Castille et de Madrid et le repli précipité de Joseph sur l’Erdre en direction de la France.
Le prestige de l’Empereur est atteint. Napoléon doit intervenir lui-même pour rétablir la situation.
Avant son départ, lors de l’entrevue d’Erfurt, il croit obtenir l’appui du tsar pour assurer ses arrières et surveiller l’Autriche. Alexandre Ier devient, en quelque sorte, l’arbitre de l’Europe.
L’intervention espagnole de Napoléon entraîne l’affaiblissement définitif de la Grande Armée, amputée de trois corps, de la garde et d’une partie de la réserve de cavalerie. L’Empereur laisse en Allemagne moins de 100 000 hommes entre Elbe et Oder. À la fin de 1808, il croit avoir rétabli la situation. La bataille de Somosierra lui a ouvert la route de Madrid. Par la suppression de la féodalité, de l’Inquisition, des deux tiers des couvents, l’introduction du Code civil, Napoléon compte rallier les Espagnols. Tragique illusion.
Dès janvier 1809, devant l’attitude menaçante de l’Autriche, il doit cependant quitter l’Espagne, sans avoir pu pacifier le pays ni empêcher le rembarquement des Anglais. Il laisse 160 000 hommes dans la péninsule aux ordres de maréchaux qui vont s’entre-déchirer et dont les troupes s’useront sans gloire, ni profit. Au total, un second front vient de s’ouvrir qui va ronger les forces vives de l’Empire.

Le tournant : la première grande armée cosmopolite

De retour à Paris, Napoléon doit improviser une nouvelle Grande Armée bien différente de celles des campagnes précédentes. Sur sept corps, trois seulement sont composés de Français, les autres, même sous les ordres de maréchaux, sont constitués de contingents de la Confédération du Rhin, Bavarois, Wurtembourgeois, Saxons, Westphaliens. L’armée compte encore des Italiens, des Dalmates et des unités de cavalerie polonaise. Au total, sur 200 000 hommes réunis en Allemagne du Sud, on compte la moitié d’étrangers, un quart de conscrits sans grande instruction militaire et 25 % seulement d’hommes entraînés.
Le 10 avril, l’Autriche jette le masque et les troupes de l’archiduc Charles pénètrent en Bavière. Une fois de plus, Napoléon doit agir vite. Une effervescence inquiétante règne en Allemagne comme le prouve le soulèvement d’Andreas Höfer au Tyrol. Tout échec peut avoir encore les conséquences les plus graves sur le comportement de la Prusse ou entraîner un revirement de la Russie, en principe alliée de l’Empereur.
Si Napoléon commande personnellement 200 000 hommes, il doit en maintenir 150 000 en Allemagne du Nord et mettre à la disposition du prince Eugène en Italie 80 000 hommes pour contenir l’archiduc Jean. Pour la première fois depuis 1805, la conscription s’alourdit considérablement. Il a fallu faire appel non seulement à la classe 1809, mais à la classe 1810 par anticipation. Il a fallu encore effectuer une « levée supplémentaire » sur les classes de 1806 à 1810. Pour la première fois encore, l’encadrement est médiocre, avec une proportion excessive d’officiers subalternes réformés ou de sous-lieutenants sans expérience.
Faute de l’instrument des années passées, la campagne de 1809 apparaît plus laborieuse, d’autant plus que l’adversaire a changé. L’archiduc Charles confirme ses qualités de manoeuvrier et dispose de troupes animées par un vif esprit national.
À l’offensive autrichienne, Napoléon riposte au sud de la boucle du Danube par la manoeuvre de Landshut. Mais, il ne peut écraser l’aile gauche de l’archiduc Charles et l’empêcher de passer le fleuve en bon ordre, à la faveur de la capitulation de Ratisbonne et de regrouper ses forces sur la rive gauche.
Après ce médiocre succès, l’Empereur suit avec prudence la retraite autrichienne par la rive droite. Pour la seconde fois, il occupe Vienne, mais il se heurte, cette fois-ci, à toute l’armée du prince Charles massée sur la rive opposée du Danube, en face de la capitale.
La seconde phase de la campagne n’a pas l’élégance de celle de 1805. À partir de l’île Lobau, Napoléon tente le 20 mai un franchissement. C’est l’échec par suite de la rupture des ponts. Après les sanglantes batailles d’Aspern et d’Essling, les troupes françaises très éprouvées se replient sur la rive droite.
Bénéficiant du renfort de l’armée d’Italie du prince Eugène, Napoléon veut en finir avant l’arrivée de l’archiduc Jean. Il réussit une seconde tentative dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809 et déploie son armée dans la plaine du Marchfeld encadrée de hauteurs. Mais, Wagram n’est pas la répétition d’Austerlitz, d’Iéna ou de Friedland. La bataille va durer deux jours. C’est seulement le 6 juillet que la décision est acquise difficilement à la suite d’une double offensive.
L’archiduc Charles attaque l’aile droite française pour la couper de ses bases. Masséna réussit à contenir la menace. Simultanément, avec le corps de Davout, Napoléon tente d’enfoncer la gauche autrichienne sans résultat marqué. La décision intervient en fin de journée. Après une intense préparation d’artillerie de plus de 100 bouches à feu, l’énorme colonne de Macdonald réussit à enfoncer le centre autrichien. L’archiduc Charles se résigne alors à une retraite ordonnée au moment où l’armée de l’archiduc Jean se présente en vue du champ de bataille, sans oser finalement intervenir.
La poursuite n’a pas la vigueur des batailles précédentes, même si un corps autrichien est rejoint et détruit à Znaïm. Grâce à l’épuisement de l’adversaire, Napoléon réussit encore à dicter les conditions du traité de Vienne et à faire figure de grand vainqueur. L’Autriche doit céder la Galicie à la Pologne et à la Russie, la Croatie et les provinces Illyriennes à la France et Salzbourg à la Bavière. Son armée est réduite à 150 000 hommes et elle doit payer une indemnité de guerre de 80 millions.
Wagram n’en constitue pas moins un tournant. Face à un adversaire valeureux et manoeuvrant, Napoléon, pour pallier les lacunes de ses troupes, à dû inaugurer des formules pesantes et brutales, avec la mise en place d’une batterie imposante et l’assaut d’une colonne réunissant toutes les divisions d’un corps d’armée. À la différence des victoires précédentes, les pertes ont été importantes, trois fois supérieures à celles d’Austerlitz, 25 000 hommes mis hors de combat de chaque côté.
L’alerte a été chaude. Le comportement de la Russie a été plus qu’ambigu. S’il n’y a pas eu insurrection dans la Confédération et si la Prusse n’a pas bougé, des soulèvements militaires ont éclaté dans le nord de l’Allemagne. Un officier prussien, le major Schill, avec 2 000 cavaliers, a semé pendant près de deux mois la panique en Westphalie. Schill finit par trouver la mort dans l’attaque de Stralsund.
Quant à la « Légion Noire » du duc de Brunswick, le fils du vaincu d’Iéna, elle a réussi à occuper Dresde puis Leipzig. Ses opérations duraient encore au moment de Wagram. Après la conclusion de la paix, le duc réussira à gagner l’Angleterre avant d’exercer plusieurs commandements en Espagne. Au Tyrol enfin, le soulèvement populaire dirigé par l’aubergiste Andreas Höfer éclate dès avril contre l’administration française et bavaroise. Des troupes bavaroises sont battues, un corps saxon écrasé et le soulèvement est loin d’être réprimé au moment du traité de Vienne.
Au lendemain de la paix, le grand Empire va bientôt compter 130 départements. Il s’étendra de Rome à Hambourg. Deux problèmes n’en restent pas moins en suspens. L’Espagne où l’armée française s’use sans pouvoir briser l’insurrection et l’Angleterre qui s’obstine à poursuivre la lutte et se refuse à reconnaître le nouvel ordre européen.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
462
Numéro de page :
25-40
Mois de publication :
décembre 2005 - janvier 2006
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