Franck Favier : « Le futur maréchal Berthier existe avant et sans Napoléon » (novembre 2015)

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Le 1er juin 1815 s’éteignait dans les circonstances obscures d’une défenestration l’un des serviteurs les plus fidèles de Napoléon Bonaparte : le maréchal Berthier, chef d’état-major de son armée. De sa vie privée, de sa psychologie, peu d’éléments étaient jusqu’ici connus : il manquait une biographie récente, fondée sur les archives personnelles de la famille Berthier, pour révéler la personnalité du discret maréchal, y compris en dehors de ses prouesses dans la logistique militaire. c’est chose faite avec l’ouvrage de Franck Favier : < i>Berthier, l’ombre de l’Empereur</i>, paru aux éditions Perrin en 2015. Lauréat du Prix d’Histoire Premier Empire de cette année, l’auteur a bien voulu répondre à trois questions pour napoleon.org.

Propos recueillis par Irène Delage, novembre 2015

Franck Favier : « Le futur maréchal Berthier existe avant et sans Napoléon » (novembre 2015)
© Perrin, 2015

Irène Delage : « L’ombre de Napoléon » : le sous-titre de votre biographie du maréchal Berthier résume à quel point l’homme est méconnu. Quel portrait pouvez-vous dresser de lui, d’où vient-il, qui est-il ?

Franck Favier : Louis Alexandre Berthier est un personnage essentiel de l’épopée napoléonienne à la fois par son rôle auprès de Napoléon, par sa place au sein du régime impérial mais aussi par ses origines qui font de lui, comme lui dira souvent l’Empereur, « l’homme de Versailles ». En effet, il est le premier enfant de Jean Baptiste Berthier, ingénieur-géographe de Louis XV, chef du service des ingénieurs géographes du roi jusqu’en 1772 et de Marie Françoise Lhuillier de la Serre, femme de chambre du comte de Provence. La famille Berthier, anoblie seulement en 1763 après une ascension très rapide (Michel Berthier, le grand père était domestique d’un seigneur de Bourgogne) est donc très proche de la famille royale. Louis-Alexandre né en 1753 participera de plus à l’expédition d’Amérique auprès de Rochambeau, La Fayette, Lauzun, de Broglie…, il y tissera de solides amitiés et réseaux qui lui serviront à la fois pendant la Révolution pour sauver sa vie, mais aussi pendant l’Empire lors de la constitution de la noblesse d’Empire qui entraîna le retour de nombreux anciens compagnons de l’Ancien Régime. Le futur maréchal existe donc avant et sans Napoléon. C’est un homme solide, réputé fidèle en amitié et aux précieux talents en logistique qui le mènent à la veille puis pendant la Révolution au service d’état-major des plus grands généraux comme Custine par exemple.

Irène Delage : La fidélité de Berthier à Napoléon n’a jamais été démentie, à commencer par Napoléon lui-même. Quels liens unissaient les deux hommes ?

Franck Favier : Leur première rencontre eut lieu le 25 mars 1796 à Antibes. Malgré leur différence d’âge (16 ans), un accord immédiat semble s’être fait sur la façon d’envisager l’art militaire et sur la volonté de travailler à la victoire de la République. Berthier put répondre grâce à sa prodigieuse mémoire et son pragmatisme aux questions de son chef, l’impressionnant. Un binôme exceptionnel naît alors, et qui durant dix-huit années va fonctionner grâce à une répartition simple des rôles : à Bonaparte, puis à l’Empereur, le commandement et la gloire ; à Berthier, l’exécution des ordres et l’ombre. Berthier limita son action militaire au rôle d’un chef d’état-major, dévoué, d’une grande intelligence doté d’une immense capacité de travail.
Berthier sera alors de toutes les campagnes auprès de Napoléon, transcrivant de jour comme de nuit ses ordres. Les deux hommes voyagent ensemble, dorment quand cela est possible aux bivouacs dans la même résidence. Pendant les courtes périodes de paix, la charge de Grand Veneur conduit Berthier auprès de Napoléon pendant les chasses impériales.
Cependant, on ne peut pas parler d’amitié entre les deux hommes. Du côté de Berthier, il y a une profonde fidélité, une immense admiration pour l’Empereur, même si ses sentiments vont s’émousser progressivement, à partir de 1812, face aux réponses impériales méprisantes. Du côté de l’Empereur, il y eut toujours une incompréhension. Napoléon le trouvait incolore et sans esprit, se demandant même souvent son intérêt pour lui au-delà des aspects militaires. Pour autant, il ne peut s’en passer, le noie sous les honneurs, les dotations en faisant l’un des hommes les plus riches de l’Empire. En 1809, il le fit Prince de Wagram, lui donnant en dotation le domaine de Chambord.
Il y a un rapport de soumission entre les deux hommes. Néanmoins, Berthier tenta par exemple dans sa vie privée de conserver son libre-arbitre. En 1796, il tomba amoureux de la marquise Visconti, qu’il conserva comme maîtresse pendant tout l’Empire, contre l’avis de l’Empereur. Si celui-ci le força à épouser une princesse bavaroise en 1808, Berthier s’arrangea pour que sa maîtresse et son épouse s’entendent et vivent sous le même toit, à la fureur de l’Empereur.

Irène Delage : Spécialiste de l’histoire de la Suède, vous avez écrit une biographie, remarquée, de Bernadotte. Aujourd’hui, vous vous êtes attaché à Berthier. Comment abordez-vous l’art de la biographie historique ? Et plus particulièrement, quelles difficultés avez-vous rencontrées lors de vos recherches sur Berthier ?

Franck Favier : J’ai envisagé mes deux biographies de manière quelque peu différentes. Celle sur Bernadotte était l’aboutissement de recherches menées depuis plus de vingt ans sur les relations entre la France et la Suède pendant la Révolution et l’Empire à l’occasion d’un master, puis d’un doctorat. J’ai donc envisagé la biographie de Bernadotte, comme celle d’un homme dans son temps, à la fois lors de la carrière française entre 1780 et 1810, puis lors de son règne en Suède jusqu’en 1844. Il m’avait semblé que si le personnage était bien connu sur la première période, il restait beaucoup de choses à dire sur son règne qui fut l’une des périodes les plus fécondes pour la Suède, donnant un grande partie naissance au modèle suédois. Mes recherches m’ont emmené à Stockholm dans les archives royales, à Londres au British Record Office et à Paris, essentiellement au ministère des Affaires étrangères.
Pour Berthier, ma réflexion a été un peu différente. J’ai toujours été frappé par le peu de recherches sur le personnage comme si on lui déniait une participation active aux succès de l’Empereur, au contraire de bien d’autres maréchaux comme Davout ou Murat. Certes, il existait deux biographies très honorables du personnage, mais l’une, celle du général Derrécagaix, était ancienne et axée sur les aspects militaires, et la seconde, de Jérôme Zieseniss, n’abordait pas assez les aspects patrimoniaux ainsi que l’ascension sociale de la famille Berthier. Mes recherches se sont donc portées d’abord sur les archives privées de la Famille Berthier déposées aux Archives Nationales (173bis AP) comptant près de 449 cartons ;  puis sur les journaux de voyage en Amérique et en Prusse du jeune Berthier dont les Archives Nationales disposent de copies. Il m’a fallu également tenter, à travers les mémoires des contemporains, de dégager une image, un portrait du maréchal, ce qui n’est pas toujours simple tant ces récits comme ceux du général Thiébault et du général Lejeune peuvent être contradictoires. Approcher la vérité d’un homme est toujours difficile, voire impossible. Dans le cas de Berthier, l’homme, vivant dans l’ombre de l’Empereur pendant les campagnes, apparaît dans sa vie privée à la fois très secret, très méticuleux par exemple dans sa gestion de la guerre ou de son patrimoine, mais aussi capable de passions parfois adolescentes par exemple avec la marquise Visconti ou de certaines crises de réelles jalousies avec l’Empereur. De même, le Berthier de 1814, partagé entre deux fidélités, véritable héros cornélien, comme l’a si bien écrit Aragon dans « la Semaine sainte », allant vers une mort extraordinaire pour son temps, ne pouvait qu’intriguer l’historien.
Comme me l’a souvent dit mon maître Jean Tulard, la difficulté dans l’art biographique, c’est de rester détaché de son sujet, de mener une enquête à charge et à décharge tel un magistrat. C’est ce que j’ai tenté d’appliquer dans l’écriture de ces deux livres. Au lecteur d’apprécier.

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