Appert et l’invention de la conserve

Auteur(s) : BARBIER Jean-Paul
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En juin 1810 un ancien confiseur parisien publie un livre qui va révolutionner la gastronomie et entraîner la création, sur l'ensemble de la planète, d'une nouvelle industrie. Cet ouvrage, édité chez Patris à Paris, est tiré à 6 000 exemplaires ; il a pour titre Le livre de tous les ménages ou l'art de conserver pendant plusieurs années toutes les substances animales et végétales. Son auteur, Nicolas Appert, natif de Châlons-en-Champagne, est installé à Massy. Le procédé de conservation des aliments par la chaleur en récipient hermétiquement clos, qu'il a découvert en 1795, est dévoilé, et dans le monde entier, à partir de cette date, des conserveries vont prospérer.

La confiserie

Nicolas Appert est né le 17 novembre 1749 à Châlons-en-Champagne, à l'auberge du Cheval Blanc que tient son père Claude Appert. La maison en pans de bois est située aux 16 et 18, place Saint-Jean près d'une des portes de la ville. Neuvième enfant d'une famille qui en comptera onze, il est baptisé le jour même dans l'église Saint-Jean.

Son père est originaire de Saint-Rémy-sur Bussy, petite commune au nord de Châlons-en-Champagne, et sa mère Marie Huet est née à Châlons-en-Champagne où sa famille est aubergiste au Cheval Blanc depuis 1692.

Le 1er juin 1750 Claude Appert achète un établissement plus vaste, l'hôtel de Palais-Royal, rue Saint-Jacques à Châlons (immeuble détruit en 1940, actuellement 2, rue Léon Bourgeois) ; et la famille s'y installe le 1er octobre suivant. Cet hôtel a une particularité ; chacune des chambres porte un nom de ville ; ainsi on peut passer la nuit à Berlin et le lendemain à Londres ou Copenhague… Le jeune Nicolas passe sa jeunesse avec ses frères et apprend, comme c'est l'usage chez les artisans commerçants de l'époque, le métier des parents ; il sera tour à tour cuisinier, sommelier, caviste…

On peut penser qu'il fut employé à l'hôtel de la Pomme d'Or, rue de Marne, établissement très réputé où descendaient des personnages importants en particulier le père de la reine de France, Stanislas Ier duc de Lorraine et ancien le roi de Pologne, qui se fit expliquer une nuit la recette de soupe à l'oignon que relatera Nicolas Appert.

Forts de leurs expériences, trois frères Appert tentent de créer une brasserie ayant le titre de Brasserie Royale à Châlons-en-Champagne, c'est un refus du contrôleur général. Deux frères quitteront Châlons, Nicolas décide de quitter sa ville natale pour se mettre en 1772 au service de bouche du duc de Deux-Ponts, Christian IV, à Deux-Ponts en Allemagne, puis à la mort de celui-ci en 1775, il devient officier de bouche de sa veuve Marianne la comtesse de Forbach. Il restera plus de huit ans à Forbach où la comtesse recevait beaucoup en son château, mais aussi à Paris dans son hôtel particulier. En 1784 il quitte Forbach et s'installe confiseur au 47 puis au 57 rue des Lombards à Paris, à l'enseigne « La Renommée ». L'année suivante, le 14 juillet 1785 il épouse Elisabeth Benoist, dont il aura cinq enfants. Née à Reims le 11 juillet 1758, celle-ci a 27 ans, Nicolas 35 ans, c'est un homme de 5 pieds 2 pouces (1,68 m), au yeux bleus, au cheveux châtains mais au front dégagé.

La confiserie devient vite réputée. La rue des Lombards est « Le chef-lieu sucré de l'univers dont la renommée flaire comme baume dans toute l'Europe » comme l'écrit Grimod de la Reynière dans son Almanach des Gourmands.

La découverte

Dès 1789, Nicolas Appert s'engage dans la Révolution et, le 13 juillet, il est chargé par son district d'aller chercher des armes aux Invalides où sont entreposés 30 000 fusils. Son action révolutionnaire le conduira à la présidence de la Section des Lombards à Paris. Désigné par sa section, il assistera à l'exécution du roi. À la chute des Girondins, il est mis en accusation par le comité de surveillance des Amis de la Patrie, la section dont dépend Nicolas Appert depuis son déménagement le 3 juin 1793 pour un logement au 178, rue Saint-Denis. Elisabeth est enceinte de son quatrième enfant qui naîtra le 23 juillet. Il est arrêté à Reims le 29 germinal an II (18 avril 1794), 27 rue de l'Arbalète, chez son cousin Nicolas-Louis Benoist. Nicolas Appert est écroué à la prison de La Belle-Tour de Reims puis le lendemain conduit à Paris aux Madelonnettes. Jamais jugé, sans doute grâce à ses amis les députés, avocats châlonnais, Louis-Joseph Charlier et Pierre-Louis Prieur de la Marne qui avaient soudoyé le greffier de Fouquier-Tinville, il sera libéré après Thermidor.

C'est à cette époque qu'il se préoccupe de plus en plus de conservation des aliments. En cette fin du XVIIIe siècle, on conserve les aliments par salage, fumage, avec de l'alcool, du vinaigre, de la graisse ou du sucre…, tous ces procédés ne permettent qu'une conservation partielle et ne gardent pas les substances dans leur intégralité. De plus, ils sont onéreux : l'Ancien régime l'avait compris et avait institué la gabelle.

Appert est fasciné par le feu qu'il utilise quotidiennement pour ses sirops, il pense que le feu doit être à la base de la conservation. Il expérimente alors divers procédés basés sur le chauffage des aliments; sa méthode est empirique.

Enfin, il découvre qu'en chauffant des aliments dans un récipient qu'il a hermétiquement clos, le produit se conserve indéfiniment; l'appertisation était née, et ses premières conserves, furent, en bon Champenois, effectuées dans des bouteilles de vin de Champagne qu'il trouvait très belles.
Il décrira son procédé simplement :
 « Le procédé consiste :
1 – À enfermer dans des bouteilles ou bocaux les substances que l'on veut conserver,
2 – À boucher ces différents vases avec la plus grande attention, car du bouchage dépend le succès,
3 – À soumettre ces substances ainsi renfermées à l'action de l'eau bouillante d'un bain marie pendant plus ou moins de temps, selon leur nature et de la manière que je l'indiquerai pour chaque espèce de comestible;
4 – À retirer les bouteilles du bain marie au temps prescrit. »

Il explique, contrairement au chimiste Gay-Lussac, que le chauffage à 100°C permet de tuer les ferments et que si les aliments ne sont pas en contact avec des germes extérieurs le produit ne peut s'altérer. Gay-Lussac expliquait que la chaleur modifiait l'oxygène qui se trouve dans le flacon et de ce fait permettait la conservation. Louis Pasteur en 1860 démontrera dans sa théorie sur la non-existence de la génération spontanée que Nicolas Appert avait raison.

Débuts de la production

Rapidement il développe sa production et pour cela installe un atelier en 1795 à Ivry-sur-Seine, place Frambour (actuellement place Parmentier). Ses produits sont alors diffusés principalement auprès de la marine. À peine installé à Ivry-sur-Seine, il y est désigné, alors qu'il ne le souhaitait pas, le 7 messidor an III (25 juin 1795), officier municipal puis adjoint municipal. Il sera très actif dans cette fonction locale.

En 1802, il achète une belle propriété route de Chartres (actuellement rue Gabriel-Péri) à Massy et y installe une importante fabrique où il peut, sur le terrain qui entoure ses ateliers, cultiver ses produits. Le domaine est vaste, près de 4 hectares et il emploiera jusqu'à 50 ouvriers tant dans ses ateliers que dans le potager. À cette époque, ses aliments sont conservés dans des récipients en verre ; et il continue d'utiliser ses bouteilles de type champagne dont il fait élargir le goulot par son verrier Saget. Ses produits sont réputés et il vend ses bouteilles de conserve à l'étranger, sur le continent, comme en Russie ou en Bavière où le baron de Gohren, grand-maréchal de la cour de Bavière, lui commande 55 bouteilles de légumes et bouillons pour 170,60 francs.

Balthazar Grimod de la Reynière dans son Almanach des Gourmands va évoquer la découverte et la faire connaître. Il cite pour la première fois Nicolas Appert dans son Almanach de l'an XIII-1805, et, dès le premier article, il fait des éloges sur la découverte. Il écrit : « Nous ne parlons que du résultat, et ce résultat est d'avoir dans chaque bouteille et à peu de frais, un très-fort plat d'entremets, qui nous rappelle le mois de mai au coeur de l'hiver, et souvent même à s'y tromper lorsqu'il a été accommodé par un cuisinier habile… » Dans sa quatrième édition, Grimod de la Reynière écrit : « On naturalise le printemps et l'été, au milieu du plus rigoureux hiver. » Il fera l'éloge de la découverte jusqu'à son dernier Almanach de 1812.  
En septembre 1806, lors de la quatrième exposition des produits de l'Industrie française (1), Appert figure parmi les 3 482 exposants. Il présente pour la première fois au public 32 bouteilles de conserves, le jury n'a même pas cité la découverte ! Dépité, il ne reviendra à l'exposition qu'en 1827 où il obtiendra une médaille d'or. Pensant que la marine peut être son premier client, il se rend pendant l'hiver 1806-1807 dans les ports français de l'Atlantique pour présenter et faire tester sa découverte. Les tests sont concluants et ce ne sont que des éloges, tant des préfets maritimes comme le préfet maritime de Brest Cafarelli, que des marins comme le contre-amiral Allemand (2). Son procédé permet de lutter contre le scorbut, même si on ne connaît pas encore à l'époque le rôle des vitamines.

Les saisons en bouteille

La presse publie divers articles élogieux comme Le Courrier de l'Europe qui écrit : « M. Appert a trouvé l'art de fixer les saisons. Chez lui, le printemps, l'été, l'automne vivent en bouteilles semblables à ces plantes délicates que le jardinier protège par un dôme de verre contre l'intempérie des saisons. »

Il décide, en janvier 1809, de déposer à la Société d'encouragement pour l'industrie nationale des échantillons de ses produits en précisant la date de confection. Le conseil d'administration décide de nommer une commission pour étudier ces produits et rédiger un rapport; elle y nomme Louis-Bertrand Guyton-Morveau, Antoine Parmentier et Bourriat. Le 15 mars, la commission rend son rapport que lit Bourriat, qui conclut par ces mots : « Telle est notre manière de penser sur les substances conservées par M. Appert et soumises à notre examen ; elles se sont trouvées toutes de bonne qualité ; qu'on peut les employer sans aucune espèce d'inconvénient, et que la Société doit des éloges à l'auteur, pour avoir avancé à ce point l'art de conserver des substances végétales et animales. Nous nous plaisons ici à rendre hommage au zèle et au désintéressement qu'il a mis pour parvenir à son but. »

Sur le conseil de Bourriat, l'inventeur décide d'en informer le gouvernement de l'Empire. Le 15 mai 1809; il adresse au ministre de l'Intérieur; le comte de Montalivet; un courrier l'informant de sa découverte et lui demande « un encouragement de nature à donner à sa découverte tous les développements nécessaires ». Dans sa réponse du 11 août, le ministre lui laisse le choix : soit prendre un brevet et percevoir des droits, soit offrir sa découverte à tous et recevoir un prix du gouvernement, à charge pour Appert de publier à ses frais le fruit de ses découvertes. Nicolas Appert opte pour la seconde solution : il préfère, déclare-t-il, faire profiter l'humanité de sa découverte plutôt que de s'enrichir. Montalivet nomme une commission ad hoc où figurent Bardel, Gay-Lussac, Scipion-Perrier et Molard. Le 30 janvier 1810, le ministre notifie à Nicolas Appert l'avis favorable de la commission et lui accorde un prix de 12 000 francs.

En juin 1810, Nicolas Appert publie L'Art de conserver pendant plusieurs années toutes les substances animales et végétales avec une planche gravée. Tiré à 6 000 exemplaires, il est vendu 3 francs. Il doit en remettre 200 exemplaires au gouvernement et, dès juillet, toutes les préfectures en reçoivent un exemplaire. Dans le courrier d'accompagnement, le gouvernement stipule qu'il souhaite que la découverte soit vulgarisée au plus vite pour le bien des populations. Les préfets diffusent immédiatement l'information. L'Empire est au faîte de son expansion avec ses 130 départements. Les sociétés savantes locales participent à la diffusion.
Trois éditions suivront en 1811, 1813 et 1831 qu'il complètera à chaque édition de ses nouvelles découvertes. Très vite, des traductions sont publiées dans de nombreux pays étrangers, Allemagne traduit par Charles Mohr et publié à Coblentz en 1810, Angleterre à Londres en 1812, Belgique à Bruxelles en 1813, Amérique… Sur ces éditions étrangères, Nicolas Appert ne percevra rien.

Les premières conserveries

Aussitôt après la publication du procédé, des conserveries apparaissent tant en France qu'à l'étranger. Appert poursuit ses recherches et ses productions qu'il exportera dans toute l'Europe. En 1814, lors de la première invasion, ses ateliers de Massy sont saccagés. Mais il profite de la levée du blocus continental pour se rendre en Angleterre où son procédé est appliqué depuis 1810 grâce à un Français qui y apporta clandestinement l'ouvrage d'Appert. Outre-Manche les conserveurs utilisent les boîtes en fer blanc, alors qu'Appert reste fidèle aux bouteilles en verre. Il n'avait pas utilisé le fer blanc car celui produit en France était de trop mauvaise qualité. Il veut faire reconnaître sa découverte auprès des savants anglais. Six experts parmi lesquels Banks et Blagden attestent que les produits qu'il a apportés et datés de 1809 sont d'excellentes qualités et parfaitement conservés. Il profite de son séjour pour découvrir l'évolution que son procédé outre-Manche où les Anglais utilisent des boîtes en fer blanc. À son retour, il va reprendre ses expériences et perfectionne ce nouvel emballage ; pour cela il sera contraint de former lui même ses ouvriers ferblantiers. En 1815 nouvelle invasion de la France ; cette fois son usine de Massy est détruite et les Anglais la transforment en hôpital, il se réfugie à Paris 17 rue Cassette avec les quelques instruments qui lui restent. Ayant besoin de recréer une usine, en 1817 il obtient du gouvernement gratuitement un local aux Quinze-Vingts où il reprend ses recherches et ses fabrications ; c'est là qu'il met au point une boîte contenant 17 kg qui lui vaudra en 1824 un prix de 2 000 francs. Et la même année, il devient membre de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale.

Un précurseur de la pasteurisation

Mais ses travaux ne se limitent pas à la conservation par « appertisation ». Il découvre le procédé de chauffage du lait à une température proche de 70°C permettant une conservation limitée dans le temps, qu'il applique également au vin et à la bière, procédé dit maintenant « pasteurisation », car Pasteur expliquera scientifiquement le processus et reconnaîtra en Appert un précurseur. En 1827 il met au point le lait concentré mais aussi des procédés d'extraction de la gélatine des os, l'extraction du suif par autoclave ; cette extraction en autoclave est très écologique et moins dangereuse qu'à feu nu. Il avait fait construire des autoclaves de 300 litres alors qu'à l'époque on ne dépassait pas 24 litres.
Il est évincé de son local des Quinze-Vingts. En fait, le gouvernement lui propose de rester mais lui impose de payer un loyer de 8 320 francs par an, ce que Nicolas Appert ne peut assumer que trois ans car il continue ses recherches au détriment de la commercialisation de ses produits, alors que les autres conserveurs se contentent d'appliquer scrupuleusement ce que Nicolas Appert publie.
Il quitte les Quinze-Vingts et s'installe le 1er janvier 1828 au 16, rue du Paradis du Marais à Paris où il établit des ateliers très modernes. C'est en 1831 qu'il publie la dernière édition de son ouvrage dans lequel il explique la totalité de ses découvertes, de ses installations et surtout la fabrication des boîtes métalliques.
Il pense que la France pourrait l'honorer pour les services rendus. Le 14 juillet 1832, il sollicite le ministre du Commerce et des Travaux publics pour qu'on lui attribue la Légion d'honneur. Son ami le capitaine de vaisseau Louis de Freycinet ajoute quelques mots à la demande : « Personne n'a rendu aux marins un service plus éminent et plus utile que M. Appert, par l'admirable invention de ses conserves alimentaires […]. Il me paraît que la croix de la Légion d'honneur serait on ne peut mieux placée, sur la poitrine d'un homme qui a sacrifié sa longue carrière et sa fortune, à améliorer l'existence d'une partie considérable de la Société. » Le préfet de police et le préfet du département de la Seine donnent un avis favorable. Le ministre ne répondra jamais à cette demande. Qui se souvient des actions de ce ministre qui sera fait Grand croix en 1847 ?

Quelques années plus tard, à 86 ans, il cède son entreprise à Prieur et se retire des affaires à Massy. Aimé de tous, mais dans le plus grand dénuement, Nicolas Appert meurt cinq ans plus tard le 1er juin 1841, à huit heures du soir, dans un petit appartement au 99, Grande rue à Massy.

Le 3 juin, son corps est inhumé à Massy dans la fosse commune comme les indigents, lui qui avait écrit : « J'ai tout sacrifié pour l'humanité, toute ma vie entière ».

Biblio

Ce texte est extrait de Nicolas Appert  inventeur et humaniste par Jean-Paul Barbier, édition Royer, Paris, 1994. En vente auprès de l'Association internationale Nicolas Appert  51510 Cheniers.
 
 

L’année Appert

L'année 2010 a été déclarée en France Année Nicolas Appert Célébration nationale, un timbre Nicolas Appert sera émis à Monaco, la salle Appert sera inaugurée au musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-Champagne, des conférences seront données, des expositions seront réalisées… et permettront d'honorer la mémoire de Nicolas Appert. L'association Internationale Nicolas Appert l'avait déjà honoré en 1991 en lui érigeant la statue-colonne Appert par Ipoustéguy à Châlons-en-Champagne ou en 1999 en édifiant le buste d'Appert par Bruyère à Massy et à Chicago à l'Institut of Food Technologist.

Notes

(1) Céline Gautier, « L'exposition des produits de l'industrie de 1801 », RSN 472, septembre-octobre 2007, pp. 6-20.
(2) Pierre Lévêque, « Allemand et les brûlots de l'île d'Aix », RSN 478, janvier-février-mars 2009, pp. 8-15.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
HS 2
Mois de publication :
Décembre
Année de publication :
2009
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