Spectacle à Fontainebleau, l’ambassade du Siam de 1861

Auteur(s) : BEYELER Christophe
Partager
Recevant commande d'une Réception des ambassadeurs siamois par l'Empereur au palais de Fontainebleau le 27 juin 1861, le peintre Jean-Léon Gérôme avait en tête le monumental Couronnement où Jacques-Louis David avait campé la cour impériale à Notre-Dame le 2 décembre 1804.

David, qui pensa représenter l'Empereur se couronnant lui-même, avait finalement opté pour le geste de Napoléon couronnant Joséphine. Pour la scène qui se déroula dans la salle de Bal de Fontainebleau, Gérôme envisagea un temps d'animer sa composition par le détail touchant d'Eugénie embrassant après l'audience le jeune fils d'un ambassadeur, détail vite récusé comme trop anecdotique. C'est avec solennité qu'il fallait représenter la cour de l'Empire ressuscité, pour une audience en grande pompe magnifiant la cour française tout en respectant un cérémonial asiatique.
 
Sur napoleon.org :
Tableau de la réception des ambassadeurs siamois par Gérôme
Contexte historique des relations franco-siamoises

Détails du tableau (lien extérieur, site de la RMN)

Deux témoins de la cérémonie

L'état d'esprit des Français, fiers de leur expansion coloniale, forts de leur puissance navale récente, et affriolés d'exotisme, est traduit par une lettre de Prosper Mérimée : « Notre grande attente en ce moment est celle des ambassadeur siamois, qui viennent jeudi. On dit qu'ils se présenteront à quatre pattes, selon l'usage de leur pays, rampant sur les genoux et sur les coudes. Quelques-uns ajoutent qu'ils lèchent le parquet, saupoudré de sucre candi à cet effet […] » (1).
 
Si le parquet de la salle de Bal ne fut point saupoudré de sucre, la cérémonie se déploya selon un rituel asiatique qui ne laissa pas de surprendre l'épouse du président du Conseil d'État : « L'étrangeté de leurs habitudes a provoqué un étonnement qui touchait presqu'à l'hilarité, lorsqu'introduits auprès de Leurs Majestés, on vit les graves diplomates traverser à genoux et sur les coudes tout le parcours de la longue salle Henri II. Monter les marches du trône dans cette posture était un véritable tour de force, ils s'en acquittèrent avec dextérité. Le premier des ambassadeurs portait à la hauteur du front un plateau d'or sur lequel étaient deux coffrets renfermant les lettres royales. Son chef était surmonté d'un chapeau conique qui avait toutes les peines du monde à se maintenir en équilibre pendant cette ascension vraiment insolite. » (2)
 
Cette description est corroborée par le capitaine Lahalle, alors en garnison à Fontainebleau et convié avec ses camarades à assister à la réception, où il remarque un dessinateur au travail : « On introduisit les Siamois, d'étranges personnages coiffés de chapeaux pointus garnis d'or ciselé et vêtus de longues robes de soie flottantes. Un missionnaire, le père Larnaudie, les accompagnait. Singulière cérémonie, lente et plutôt pénible à voir. L'ambassadeur, son jeune fils et toute leur suite, bien alignés les uns derrière les autres, se traînaient prosternés sur le parquet, à la queueleu- leu, en jouant, pour avancer, des coudes et des genoux, avec de fréquents temps d'arrêt. Pendant cette bizarre procession un monsieur en civil qui se trouvait à côté de moi dans l'embrasure d'une grande fenêtre, prenait sur un album des croquis de la scène. J'y jetai un coup d'oeil et n'aperçus que des gribouillages informes. Je ne pus m'empêcher de lui dire : “– Oh, monsieur, vous vous contentez de peu. – Peuh ! fit-il, cela me suffira bien.” Enfin, les ambassadeurs, parvenus aux pieds de l'Empereur et de l'Impératrice avaient fini par remettre leurs lettres de créance et par se mettre debout. Visiblement soulagés, les souverains causaient familièrement avec eux, quand j'entendis l'Impératrice dire à haute voix : “Du reste, j'ai demandé qu'on représente cette scène dans un grand tableau destiné aux galeries historiques de Versailles, et j'ai fait la commande de ce tableau à M. Gérôme.” Gérôme ! Mon dessinateur de tout à l'heure, à coup sûr ! Quel impair ! J'eus heureusement la chance de rattraper le peintre dans la foule et de lui adresser mes plus plates excuses. Il me reçut en souriant de la manière la plus aimable et m'invita même à aller voir son atelier. » (3)

Une audience en grande pompe

Destiné à immortaliser un événement qui vient en écho au glorieux précédent d'une ambassade envoyée par le Siam à Louis XIV en 1686, un tableau est commandé dès 1861 par la direction des Beaux-Arts à Gérôme, qui est logiquement à l'oeuvre sur place le jour même de l'audience.
 
Si Gérôme signa seul l'oeuvre (4), il semble avoir eu recours pour le fond d'architecture à l'aide du peintre Victor Navlet (5). Celui-ci, structurant fortement la composition par trois profondes arcades – les troisième, quatrième et cinquième travées de la salle de Bal alors fréquemment appelée « galerie Henri II » – a fidèlement retranscrit les fresques de la Renaissance (à dire vrai pesamment reprises à la cire par Jean Alaux sous Louis-Philippe) ornant le mur nord donnant sur la cour Ovale : Apollon et les muses du Parnasse (apparaissant partiellement dans l'angle supérieur gauche), Les Trois Grâces dansant devant les dieux, et Le Banquet des noces de Thétis et Pélée. Si l'artiste prend des libertés avec le traitement des baies, dotées par lui d'un remplage de pierre et non de fenêtres de bois, il représente minutieusement les superbes luminaires en bronze doré à motif cynégétique – jusqu'à un certain point toutefois : pour une compréhensible raison d'échelle, le culot, orné de faucons encapuchonnés, n'est pas rendu dans le détail.

Les lieux ont été aménagés pour donner de la magnificence à la cérémonie. Un mobilier d'apparat a été mis en place dans la « galerie Henri II » qui présente une longueur et surtout une hauteur considérables, offrant un volume inégalable dans aucune autre pièce du vénérable château. Devant la cinquième travée a été dressé un mobilier d'apparat, comprenant une estrade, deux fauteuils de représentation pour l'Empereur et l'Impératrice, et un dais composé d'une ample draperie de velours pourpre soutenu par des aigles.

La cour en représentation

En écho au Couronnement de David qui dresse un portrait collectif de la cour du Premier Empire, le choix de Gérôme est de représenter les membres français (6) de la cour impériale dans leur fonction (7). Il est éclairant de comparer l'acuité du pinceau de Gérôme avec la description qu'un contemporain, le duc de Conegliano (8), donne des personnages officiels par lui côtoyés. Neveu de feu le prince archichancelier et ancien page de Napoléon Ier, le duc de Cambacérès (qui se détache de profil dans son habit gris richement brodé du groupe des personnages liés au protocole peints sur la gauche), nommé lors du rétablissement de l'Empire en 1852 grand maître des cérémonies, est ainsi brossé « froid et solennel comme il convient à un grand maître des cérémonies, […] grand, mince […] la figure complètement rasée » (9). Le visage rasé, tranchant avec la barbe alors généreusement portée, est de fait particulièrement net, tant sur le dessin préparatoire à la mine de plomb que sur l'oeuvre peinte de Gérôme.
 
Sur la droite du tableau, exhaussés sur une estrade supportant les deux marches du trône, proche des souverains, s'affichent les personnages de premier plan : le comte Colonna Walewski, ressemblant à son illustre père, ministre des Affaires étrangères de 1855 à 1860, puis ministre d'État, à ce titre coiffant la direction des Beaux-Arts commanditaire à Gérôme de l'oeuvre où il figure ; le maréchal Vaillant, grand maréchal du Palais, ministre de la Maison de l'Empereur ; Fleury, premier écuyer, aide de camp de l'Empereur, directeur général des haras, ayant l'oreille du souverain en matière militaire ; Thouvenel, ministre des Affaires étrangères en exercice de 1860 à 1862 ; le prince de la Moskowa, premier veneur depuis 1852, « de taille moyenne, souple, élégant, distingué, gentilhomme achevé de sentiments et de tenue » (10). En retrait, apparaissant partiellement au-dessus d'une épaule de militaire à large carrure, c'est le comte Félix Marnès Baciocchi, apparenté à l'époux d'Elisa Félix Pascal Baciocchi dont il fut l'héritier. Occupant les fonctions officielles de surintendant des spectacles de la Cour et des Théâtres impériaux, de la musique de la Chapelle et de la Chambre, par ailleurs agent des escapades galantes de Napoléon III, il ne paraît pas en bonne santé sous le pinceau de Gérôme. De fait, il « souffr[ait] d'une cruelle maladie qui ne lui permettait pas de rester assis ou couché » (11), et qui l'emporta en 1866. Quant au maréchal Magnan (1791-1865), largement campé, masquant de son épaulette gauche le bas de la barbiche de l'adjudant-général du palais Rolin représenté en retrait à l'aplomb de l'aigle impériale, il « n'était grand veneur que de titre et n'en remplissait aucune fonction ». Engagé volontaire en décembre 1809, montant en grade jusqu'à capitaine, entré dans la Garde en janvier 1814, « grand, bel homme », il jouait un autre rôle, « reproduisant le type légendaire des héros du Premier Empire » (12).
 
Enfin, debout entre les souverains assis, apparaît vêtu d'un habit rouge le duc de Bassano : « Il était de taille élevée, mince, d'une rare distinction, et il avait très grand air sous le brillant uniforme de grand chambellan. » (13) Ce fils du fidèle Maret – un des tout derniers à être encore présents aux côtés de l'Empereur dans la cour devenue « des Adieux » le 20 avril 1814 – est dûment représenté à Fontainebleau le 27 juin 1861.
 
Ce souci de truffer la cour de noms resurgis du Premier Empire, de légitimer le régime par des serviteurs de l'oncle, de vouloir accréditer l'idée que l'Empire est « rétabli » par l'appel à d'anciennes fidélités, rend en partie injuste le jugement acerbe des frères Goncourt stigmatisant « une cour de hasard et d'aventure, à beaux noms tout neufs, à titres frais-volés, une cour de parade et de cohue, traversée, déchirée de sabres et de prétoriens dorés, qui arrachent les dentelles en passant […]. Une cour sans hiérarchie, mêlée, où il suffit d'entrer pour avoir place – et souvent une grande. Des parvenus, des millions sans passé ; des gens dont, un jour, on a jeté le nom en l'air devant l'Impératrice et qui sont tombés dans son intimité on ne sait d'où. […] Une cour où rien n'est respecté et n'est estimé, que les quatre choses qu'une cour doit mépriser : les diamants, la jeunesse, la beauté, une robe. » (14)

De fait, derrière l'Impératrice que Mérimée décrit « couverte de diamants, en grand manteau de cour, […] admirablement belle » (15), les femmes entourant la souveraine ont cristallisé les regards – et les critiques. Plusieurs avaient déjà paru en peinture au Salon. La comtesse de Rayneval (la deuxième en partant de la gauche), avait posé pour la muse du Portrait de Chérubini par Ingres (16), où elle avait seule plus de présence que dans ce portrait de groupe quelque peu éteint. Plus récemment, la duchesse de Bassano (la femme en quatrième position, représentée en évidence car dame d'honneur de l'Impératrice), et la baronne de Pierres (la première à gauche), en dame du Palais, avaient figuré au Salon de 1855 représentées dans la forêt de Fontainebleau par Winterhalter sur le tableau de groupe L'Impératrice Eugénie entourée de ses dames d'honneur, oeuvre qui devait sous peu figurer à Fontainebleau sur la cimaise du salon-galerie du Musée chinois (17) à son inauguration en 1863.

Des personnages obligés

Certains personnages n'appartenant pas à la cour figurent sur le tableau en raison de leur rôle au cours des négociations avec le Siam. Représentés de profil (ce sont les seuls avec le groupe des officiels du protocole se détachant sur l'embrasure de gauche), comme surplombant la théorie des Siamois prosternés, ils jouent le rôle d'intermédiaires disposés en une hiérarchie croissante.
 
Ces truchements nécessaires sont au nombre de trois, deux agents diplomatiques (18) et un missionnaire. Le premier, Ernest-Napoléon Godeaux (1833-1906), représenté sur la gauche de la première embrasure, avait été envoyé, par décision du 15 novembre 1855, rejoindre, comme « élève consul », la mission de Charles de Montigny au Siam, avec mission de « rapporter en France, lorsqu'il aura été signé, le traité d'amitié, de commerce et de navigation » (19). En poste ensuite à Londres, il fut appelé à Paris, par lettre du 14 mai 1861, pour être attaché « à M. de Montigny, consul général à Shanghaï et présentement à Paris, qui a été chargé d'aller recevoir à Marseille les ambassadeurs du Siam auprès de S.M. l'Empereur et de les assister pendant leur séjour en France » (20). Le personnage peint sur la gauche de la deuxième embrasure est en effet son supérieur d'alors, M. de Montigny, qui avait été le ministre plénipotentiaire chargé de conduire des négociations avec le royaume du Siam. Le rôle d'interprète est assumé par le Père Larnaudie, des Missions étrangères de Paris, responsable du district missionnaire d'Ayuthya depuis 1851. Cette figure ascétique de prêtre vêtu de noir, juxtaposée à celle d'un diplomate chamarré, tranche au milieu des habits des courtisans et des uniformes des officiels. Personnalité appréciée des souverains siamois, il a joué un rôle essentiel (21) dans le traité signé le 15 août 1856, scellant l'amitié entre l'Empire français et le royaume de Siam et assurant la liberté de commerce et la liberté de prédication pour les missionnaires que Napoléon III protège pour se concilier les catholiques français.
 
Jean-Léon Gérôme, présent à la scène, s'est d'entrée représenté, tout de suite après le premier Cent-Gardes, suivi de ses confrères Jean-Louis-Ernest Meissonier (1815-1891), peintre d'histoire reconnu, et Louis-Godefroy Jadin (1805-1882), peintre de la Vénerie impériale, qui avait une maison à Fontainebleau, au voisinage de l'antique château de chasse. Quant à Meissonier, ami de Gérôme et protégé de l'Empereur, il avait accompagné le souverain à la campagne d'Italie et s'affairait alors à son Solférino, qu'il présenta au Salon de 1863. Une anecdote rapportée par l'artiste lui-même révèle le climat régnant autour du moderne César : « Un jour, à Fontainebleau, comme [Meissonier] préparait le Solférino, les généraux étaient réunis, attendant l'Empereur, qui venait de poser. Napoléon III, plein de ses sujets d'archéologie – c'était le moment de César – se mit à parler de la façon dont, chez les Romains, on tournait les angles en char. Je lui démontrai que la forme de la spina circulaire ne permettait pas de faire tel qu'il l'indiquait ; et à l'appui de mon opinion, je citai un passage de Tacite. Ce fut un événement. Le soir, on me regardait, et j'entendais murmurer : “Il a cité Tacite !” » (22)
 
D'autres personnages figurent justement ici comme représentants du monde des lettres et de l'érudition, utiles pour orner la cour, égayer les soirées ou offrir une documentation vivante à l'Empereur historien.
 
Sur la droite du pilier monumental supportant les deux grands baies, émerge, entre deux officiers d'ordonnance de l'Empereur à pantalon rouge et veste bleu, la tête de Verchère de Reffye, artilleur et ingénieur (23), bientôt officier d'ordonnance de l'Empereur, impliqué dans les fouilles visant à retrouver les traces d'Uxellodunum et d'Alésia et dans les travaux tendant à reconstituer le matériel balistique des armées romaines du temps de Jules César, dont la baliste et l'onagre du musée des Antiquités nationales ouvert en 1867 dans le château de Saint-Germain-en-Laye restauré à partir de 1862.
 
Dans l'embrasure de la baie centrale, entre la tête abondamment barbue du secrétaire particulier de l'Empereur Franceschini Pietri et la tête d'un Cent-Gardes, apparaît le visage décidé du grisonnant Prosper Mérimée (1803-1870), en habit de sénateur, qui a laissé la description la plus cocasse de la réception des ambassadeurs. C'est justement à la fin de cette fameuse lettre à la mère de l'Impératrice qu'il précise : « L'Empereur est un peu souffrant depuis quelques jours. Rayer [son médecin] se plaint de ce qu'il ne fait pas assez d'escrime et qu'il s'occupe trop de César. En effet, il y travaille beaucoup et nous avons fait ensemble de grandes tartines archéologiques. » (24)
 
Enfin, dans cette même embrasure, en quatrième position après Mérimée et coincé entre le baron de Pierres, premier écuyer de l'Impératrice, et le vicomte d'Arjuzon, chambellan en habit rouge, apparaît en partie la tête de Félicien de Saulcy, artilleur de formation, un temps conservateur du musée de l'artillerie, élu membre en 1842 de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, auteur d'une Numismatique des croisades parue en 1847, nommé sénateur en 1859, et auteur de l'ouvrage Les Campagnes de Jules César dans les Gaules, qui devait paraître en 1862.

Une oeuvre éreintée par les salonniers

Le Salon de 1865 offrait une multitude d'oeuvres, rien moins que 2 243 peintures, aussi diverses que le Portrait de l'Empereur par Cabanel ou le Portrait de la famille Proudhon par Courbet, relevant de registres aussi différents que la Diane de Baudry ou la Famille indigente de Bouguereau. La peinture d'histoire y occupe une large part, tant à sujet antique tel le César de Boulanger que reflétant l'histoire récente, telle L'Arrivée de l'Empereur à Gênes par Gudin, où le moderne César s'apprête  à entrer en campagne contre les Autrichiens. Quelle place la Réception des ambassadeurs siamois par l'Empereur, au palais de Fontainebleau (n° 889 du livret) allait-elle s'y tailler ?
 
Figure reconnue de la critique, Paul Mantz décrit ainsi la peinture de Gérôme, « dont le récit est d'ailleurs conforme au texte du Moniteur » : « Les ambassadeurs siamois arpentent, en se traînant sur les genoux et sur les mains, la longue galerie de Fontainebleau et ils se présentent, en cette humble posture, devant l'Empereur entouré des grands personnages de la cour. Ce tableau, absolument dénué d'intérêt, était fort ennuyeux à peindre, et nous ne comprenons pas que M. Gérôme se soit chargé de ce fastidieux travail. Habile à étudier et à traduire le caractère divers des races, il a assez bien réussi à rendre les physionomies exotiques des Siamois et leurs costumes ; mais toute la partie du tableau où se groupent l'Empereur, l'Impératrice, les dames de la maison impériale et les grands dignitaires de la couronne, est tout ce qu'il y a au monde de plus vide, de plus pâle, de plus mort. » Mantz conclut sans appel que ce « tableau est glacé » (25).

C. de Sault abonde dans le même sens : « La Réception des ambassadeurs siamois à Fontainebleau est un essai dans le genre officiel, qui donnerait à M. Gérôme tous les droits au titre de peintre de la cour de Siam, car il a mieux traité les Orientaux que ses propres compatriotes. Les figures européennes sont en porcelaine ; les asiatiques, en bronze d'une agréable patine. L'Empereur, l'Impératrice et le Prince impérial, assis, entourés de leur maison, reçoivent les hommages et les cadeaux des ambassadeurs prosternés ; les dames de la cour en blanc uniforme de choristes, sont sacrifiées. » (26) Ce dernier groupe incontestablement reçoit le feu concentré des critiques unanimes : « Les dames d'honneur sont découpées dans du papier. » (27)
 
Quels que fussent les jugements de la critique envers le talent pictural de Gérôme, le succès diplomatique restait. Édouard Dubufe, dans son Congrès de Paris exposé au Salon de 1857, avait représenté Napoléon III en arbitre implicite de l'Europe, comme présidant à la réunion des ministres des Affaires étrangères des puissances européennes grâce à son buste de marbre posé sur la cheminée, tandis qu'au mur un portrait peint de Napoléon Ier dressait un parallèle entre l'oncle et le neveu. Gérôme montrait explicitement au Salon de 1865 ce même Napoléon III rivalisant à Fontainebleau avec Louis XIV recevant à Versailles la première ambassade siamoise en 1686. Ces rapprochements flatteurs avec ces deux gloires nationales furent de peu de poids face à la ruse de Bismarck et la détermination de Moltke en 1870. L'Empire évanoui, Napoléon III déchu, Eugénie et le Prince impérial ne connurent plus les fastes du palais de Fontainebleau mais les charmes plus modestes du manoir de Camdem Place. À Chislehurst, le duc de Bassano reprit du service, comme grand chambellan d'une petite cour bien clairsemée. Atteints par la mort ou dispersés par la déchéance, bien peu des personnages peints par le pinceau de Gérôme se pressaient désormais autour de l'ex-famille impériale…

Bibliographie indicative

Christophe Beyeler,
« Parade de Cour dans la “maison des siècles” : la Réception des ambassadeurs siamois à Fontainebleau représentée par Gérôme », pp. 14-23, in Xavier Salmon (dir.) : Le Siam à Fontainebleau. L'ambassade du 27 juin 1861, Fontainebleau : château et Paris : Réunion des musées nationaux – Grand palais, 2011, 144 p.
« 1861. Une rencontre de l'Orient et de l'Occident à Fontainebleau », pp. 126-127, in Christophe Beyeler et Dimitri Casali, L'Histoire de France par la peinture, Paris, Fleurus, 2007, 152 p., in-folio.

Vincent Droguet et Xavier Salmon,
Le musée Chinois de l'Impératrice Eugénie au château de Fontainebleau, Fontainebleau : château et Paris : éditions Artlys, 2011, 48 p.

Xavier Salmon,
Comment peut-on être Siamois ? Anthologie, Réunion des musées nationaux – Grand palais, 2011, 96 p.

Notes

Pour revenir à l'endroit du texte où vous avez cliqué, utilisez la touche retour de votre navigateur, à gauche de votre barre d'adresse.

1. Lettre datée « Fontainebleau, 24 juin 1861 ».
2. Mme Jules Baroche, Second Empire. Notes et souvenirs, Paris, G. Crès, 1921, p. 184.
3. Comte Fleury et Louis Sonolet, La Société du Second Empire, t. III : 1863- 1867, Paris, s.d., pp. 377-378.
4. OEuvre signée en bas à droite : « J. L. GEROME: / MDCCCLXIV. », datée en chiffres romains pour inscrire l'événement dans les fastes de l'Histoire, en adéquation avec la solennité requise d'un artiste qui avait reçu commande du Siècle d'Auguste : naissance de N.S. Jésus Christ en 1852, année du rétablissement de l'Empire. Encore prétendant, Louis-Napoléon avait déclaré : « Mon oncle était César, je serai Auguste. »
5. Voir Jean-Paul Barbier et Philippe Pagnotta, Victor et Joseph Navlet, peintres châlonnais au XIXe siècle, catalogue d'exposition (19 septembre 2009- 17 janvier 2010), Châlons-en-Champagne, Musée des beaux-arts et d'archéologie, pp. 35-37.
6. Et non pas les invités étrangers, telle la chère Pauline de Metternich alors présente à Fontainebleau.
7. Pour une identification quasi exhaustive des personnages, voir l'essai de Christophe Beyeler, « Parade de Cour dans la “maison des siècles” : la Réception des ambassadeurs siamois à Fontainebleau représentée par Gérôme », pp. 14-23, in Xavier Salmon (dir.), Le Siam à Fontainebleau. L'ambassade du 27 juin 1861, Fontainebleau : château et Paris : Réunion des musées nationaux, 2011.
8. Charles Adrien Gustave Duchesne de Gillevoisin (1825-1901), petit-fils par sa mère du maréchal Moncey. Chambellan de l'Empereur, député du Doubs de 1857 à 1869, il est l'auteur d'un ouvrage fondamental, signé de son titre de (troisième) duc de Conegliano, Le Second Empire. La Maison de l'Empereur, Paris, C. Lévy, 1897.
9. Conegliano, op. cit., p. 275.
10. Ibid., p. 237.
11. Ibid., p. 95.
12. Ibid., p. 236.
13. Ibid., p. 93.
14. Journal, t. I, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p. 864.
15. Lettre datée « Fontainebleau, 29 juin 1861 ». Lettres de Prosper Mérimée à Madame de Montijo, texte présenté et annoté par Claude Schopp, Paris, Mercure de France, collection « Le temps retrouvé », 1995, t. II, p. 233.
16. Dans cette oeuvre aujourd'hui au musée d'Orsay, la figure de Terpsichore, muse de la danse, des choeurs dramatiques et de la poésie lyrique, est en fait peinte par Henri Lehmann.
17. OEuvre aujourd'hui déposée par le musée de Malmaison au musée de Compiègne.
18. Il est frappant que pas un marin (à l'exception du baron Hamelin, lieutenant de vaisseau, ici en tant qu'officier d'ordonnance de l'Empereur) ne soit représenté en tant que tel. Il s'agit d'une scène diplomatique entre deux puissances théoriquement égales, d'où la présence des deux ministres des Affaires étrangères successifs, et l'absence du ministre de la Marine et des Colonies, le comte de Chasseloup-Laubat.
19. Archives du ministère des Affaires étrangères, personnel et administration générale, 1re série nominative, article 1859, dossier de carrière de Godeaux (renseignement aimablement communiqué par Grégoire Eldin, conservateur en chef du patrimoine).
20. Ibid.
21. « L'interprète, le Père La Renaudie [sic], missionnaire français établi au Siam, qui les accompagne, a été désigné par le roi personnellement et s'est toujours montré dévoué aux intérêts français ». Archives du ministère des Affaires étrangères, mémoires et documents, Asie, volume 96, « Note sur les rois de Siam, le pays de Siam et l'ambassade envoyée en France » (minute), juin 1861, f. 188.
22. Jean-Louis-Ernest Meissonier. Ses souvenirs, ses entretiens précédés d'une étude sur sa vie et son oeuvre par M. O. Gréard,... Paris, Hachette, 1897, p. 48.
23. Une note, datée « Fontainebleau, 26 juin 1861 », soit la veille de la réception des ambassadeurs siamois, intitulée « À expédier de la part de l'Empereur », outre mentionner « une caisse contenant des armures anciennes adressée à M. le commandant Penguilly L'Haridon, au musée d'Artillerie, place Saint-Thomas d'Aquin à Paris » et « une hallebarde ancienne, id. », indique « une caisse contenant un appareil chimique adressée à M. le capitaine Riffey [sic], passage du Lac, 16 rue des Fourneaux », certainement liée aux expériences menées par Napoléon III en compagnie de Reffye (château de Fontainebleau, archives de la régie, 1861).
24. Lettres de Prosper Mérimée à Madame de Montijo, op. cit., t. II, lettre CCCXVII, p. 233.
25. Gazette des Beaux-Arts, 1865, t. XVIII, p. 512.
26. Le Temps, 9 mai 1865.
27. « Beaux-Arts. Visite à l'exposition », article signé « E. C. », L'Abeille. Journal de l'arrondissement de Fontainebleau, annonces judiciaires, dimanche 28 mai 1865.


Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
490
Numéro de page :
9
Mois de publication :
Janvier - Février - Mars
Année de publication :
2012
Partager