Lejeune, témoin et peintre de l’épopée : Lejeune à Paris (1843)

Auteur(s) : DUTEMPLE DE ROUGEMONT général
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En 1843, il visita Paris, « après huit ans d'absence ». Le brillant causeur à la verve intarissable, à la plume caustique, mordant, parfois irritant, mais néanmoins attachant par sa joie de vivre, sa curiosité toujours en éveil, son talent, ses enthousiasmes, sa jeunesse d'esprit, nous a laissé un récit de ce voyage sous forme d'une lettre à un ami :

Coup d'oeil sur Paris…
 
 
Paris, 9 janvier 1843
 
Tu désires connaître, mon cher ami, ce que j'ai trouvé de nouveau dans ce beau Paris que je n'avais pas revu depuis huit ans. J'essaierai de te le dire en peu de feuilles, puisque je te l'ai promis, mais la chose n'est pas aisée, car il faudrait des volumes pour n'en rien omettre ; et puis le temps est si rempli qu'il court ici plus rapidement qu'ailleurs. En vérité, pour celui qui ne fait que passer à Paris, les jours semblent n'avoir que huit heures et de même, les écus de cinq francs, ne valoir que cinquante centimes, tant ils s'écoulent facilement. Et pourtant, à côté des énormes dépenses imposées au Parisien aisé (la stalle de douze francs, par exemple, aux Italiens, le modeste dîner à vingt francs au Rocher de Cancale, etc.), l'étudiant peut trouver le copieux dîner de quatre-vingt centimes et l'omnibus où l'on fait deux lieues pour six sous.

Quelle amusante et commode invention que l'omnibus. A toute minute il passe et vous enlève, vous porte à vingt pas comme à deux lieues. L'on y trouve pressés l'un contre l'autre la marquise trop impatiente pour attendre son cocher paresseux, l'ouvrier qui veut gagner du temps, la jeune prude embéguinée qui vous glisse en cachette son adresse, le modeste Pair de France qui se rend à la Chambre, plus occupé de montrer sa sagesse que ses beaux équipages, etc… Et l'on y rencontre parfois des amis que l'on croit être encore à Tobolsk ou à Constantinople. Vingt lignes sont parcourues par ces chars à seize places et pour tous ceux qui ont six sous à dépenser, l'omnibus rapproche considérablement les extrémités de Paris. Il en résulte un déplacement et un mouvement plus extraordinaire qu'autrefois, et jamais on n'a vu une fourmilière plus agitée que la population de Paris aux approches du jour de l'an. Alors c'est un encombrement de voitures qui s'accrochent dans les rues, des cris de cochers, un méli-mélo de chevaux fougueux, superbes, vrais pur sang qui se cabrent, et de chevaux de fiacre immobiles sous le fouet qui les excite ; les laquais dorés et en bas de soie blancs bourrés de faux mollets en coton souvent placés de travers, attendent seuls, patiemment dans la boue à la porte des boutiques, tandis que la foule va porter ses cadeaux ou ses cartes, se heurte, se coudoie et se presse en tous sens, comme pour se sauver d'un danger.

On trouve, ça et là, d'immenses bazars ou magasins qui ont chacun cent commis pour répondre dans le même instant à mille personnes, dont dix ou douze seulement sont des acheteurs réels. Les autres sont des curieux qui disparaissent après avoir tout remué, ou après avoir goûté les excellents bonbons de toute espèce qui semblent cependant n'avoir pas mérité de fixer leur choix. Rien n'est amusant comme d'entendre les quolibets des jolies marchandes qui voient s'éclipser cette sorte d'amateurs à peu de frais.
Le beau temps vient de favoriser cette époque du joyeux délire des gourmands et des enfants, ce moment de bonheur pour les coeurs généreux, et de chagrin pour les avares forcés à jour fixe de dissimuler leur économie.

Le coup d'oeil de toutes les brillantes tentations offertes à la munificence des Parisiens vient d'être vraiment délicieux. Paris n'a point de rivale dans le monde pour la magnificence et le bon goût avec lesquels on y étale toutes les charmantes inutilités dont le lux croissant nous impose chaque jour les nouveaux besoins.
Vienne, Londres et Pétersbourg, ont peu d'équipages et de chevaux plus beaux que ceux de nos fashionables de Paris ; et sous ce rapport il ne nous reste à désirer que de pouvoir tirer ces chevaux de notre propre pays. Une mode bien bizarre veut aujourd'hui que l'on se prive des deux beautés les plus remarquables des chevaux, leur queue longue et fournie et leur poil soyeux d'une couleur vive et miroitante ; on les rase maintenant et l'on met à nu leur peau pour leur donner la couleur des rats. Les souris de Cendrillon ne se doutaient pas qu'un jour, les chevaux de nos élégants seraient soumis à porter leur couleur pour être du bon ton.

Ici l'étranger, moins préoccupé que le Parisien des emplettes du jour de l'an, profite du moment pour s'écarter des lieux où s'agite le commerce et il parcourt, plus à son aise, les places publiques, les monuments, les musées, les galeries et ces nouveaux quartiers au Nord de Paris, où l'on a construit depuis si peu d'années tant de riches hôtels, des places, des marchés couverts, et de quoi loger deux cent mille habitants de plus. Dans la province on se récrie, on déclame contre la centralisation, et dès que l'on voit Paris avec ses nouvelles demeures si splendides, on veut y habiter. Ces jardins publics, ces avenues où le marbre est vivant sous les traits de Spartacus ou de Périclès, cet obélisque égyptien dont le sommet a été frappé de la foudre, et ces fontaines surmontées des panaches vaporeux des eaux jaillissantes, rendent les abords de Paris enchanteurs. Sous le voile transparent du cristal, et sous le léger brouillard qui enveloppe ces fontaines, on voit les contours amoureux des figures à moitié nues qui représentent des fleuves, des rivières, la Seine, la Loire, la Garonne, la Saône ; elles versent ces ruisseaux abondants qui s'écoulent partout, purifient la ville et lui donnent un aspect de propreté qui séduit l'étranger. Sur le récit qu'on lui fait des merveilles de Paris, il y vient, il voit et s'y fixe volontiers.
Toutes les aspérités du sol s'aplanissent pour le Parisien. Les rudes montées des boulevards ont été nivelées, les abords glissants des maisons sont changés en trottoirs plus larges et plus faciles. Pour lui plaire, le pavé des églises s'est couvert de tapis et la pierre sculptée a été partout dorée. L'homme de bon goût cependant est choqué par l'éclat discordant de cet or étendu sur tout sans discernement. Il se demande comment à ce Paris qui donne la mode à l'Europe, il manque aux conseils directeurs des travaux publics un homme qui sache que le blanc, seule couleur positive, est aussi la seule couleur qui convienne à la surface des édifices. Toute nuance qui s'écarte du blanc et se rapproche du noir, couleur négative, est nuisible à l'aspect des monuments. Ainsi, l'or des candélabres sur les colonnes rostrales qui ornent la place Louis XVI, et sur les canelures, les chapiteaux des églises de la Madeleine et de Notre-Dame de Lorette, cet or produit une discordance aussi choquante que le sont les fausses notes en musique. Les artistes et les connaisseurs appellent de tous les voeux un habile et tout simple badigeonnage en blanc sur ces ornements dorés, afin de rétablir l'harmonie des lieux qu'ils sont destinés à embellir.

La belle avenue des Champs Elysées doit être incessamment ornée à droite et à gauche de cent statues des hommes les plus célèbres de toutes les nations du Monde. Alors elle portera le nom d'Allée des Grands Hommes. Ce sera le symbole des sentiments pacifiques et fraternels de la France pour tous les hommes dont le génie honore le genre humain, à quelque nation qu'ils aient appartenu. Louis XIV leur donnait des pensions et nous leur élevons des statues.
Cette entrée de Paris est remarquable enfin par l'immense Arc de Triomphe, élevé en l'honneur de nos victoires. Parmi les sculptures colossales, dont l'édifice est orné, celle qui fut si habilement exécutée par Etex est d'un aspect saisissant : la Furie de la guerre traverse l'espace d'un vol rapide, et donnant aux hideuses passions de la Haine, de la Jalousie, de la Vengeance, dont elle est agitée, le plus saint de tous les motifs, elle appelle les peuples aux armes pour défendre la patrie. A ce noble cri de guerre, on voit accourir les hommes de tous les âges qui vont faire de leur poitrine un rempart à la France.
Tous nos départements ont fourni les hommes de coeur que ces statues représentent ; ils ont porté le drapeau tricolore, emblème de nos libertés, jusqu'aux extrémités de l'Europe et presque tous ces guerriers sont restés ensevelis au loin dans les sillons étrangers, où leur sang a semé les germes de la fortune actuelle de la France. Leurs enfants récoltent sans peine aujourd'hui, pendant la paix dont nous jouissons, les fruits de tant de grands travaux, et longtemps ils sentiront comme moi battre leur coeur quand ils viendront rêver du passé sous ces voûtes où sont gravés les noms de leurs plus généreux défenseurs (1).
Du sommet de ce monument on aperçoit plusieurs parties de la grande enceinte bastionnée et quelques-uns des forts isolés qui viennent d'être élevés avec une promptitude surprenante. Lorsque d'en haut, sur cette plate-forme, on a pu voir ces constructions commandées par une expérience bien chèrement achetée; ces défenses contre l'invasion, ces camps en baraques à l'extrémité de nos faubourgs, et surtout, lorsqu'on a remarqué l'horizon de nos frontières, si malheureusement rapproché de la capitale, on redescend bien attristé par le souvenir de nos revers. Mais, le coeur se relève bientôt plein d'orgueil et fier des événements nombreux et grandioses qui reviennent à la pensée, Valmy, Lodi, Lutzen, etc… dont les inscriptions du vaste édifice n'ont pu rappeler qu'une petite partie, faute d'espace.
Tout près de là, sur le bord opposé de la Seine, s'élève un autre témoin de l'une des grandes époques de la France, ce dôme des Invalides resplendissant des feux de l'Occident. Les restes des guerriers de Louis XIV y reposent sous des bosquets de laurier, cultivés aujourd'hui par les vieux survivants des soldats de Napoléon et par leurs jeunes enfants, les conquérants d'Alger.

Quelle est grande et profonde cette douleur dont on est saisi à l'aspect de ce catafalque rapporté de Sainte-Hélène ! !… Ceux qui ont connu le héros qu'il renferme versent d'abondantes larmes et le coeur encore brûlant de ses vieux amis se consume en regrets.

Je lui ai consacré mon intelligence, mon courage, ma jeunesse, lorsque sur le Nil et de Cadix à Comorn, de Pestum à Moskow, il renversait, il fondait, il perdait des trônes et des couronnes. Blessé plusieurs fois en exécutant ses vastes conceptions, j'avais été du petit nombre de ceux qu'il choisit pour lui ramener de Vienne le fruit de ses victoires, cette jeune épouse du sang impérial qui devait cimenter une paix durable. Tous ces souvenirs me revinrent en foule et je ne pus retenir mes pleurs à la vue de ce simple et noir cercueil, qui de tant de grandeurs, est tout ce qui nous reste. Ceux que sa renommée seule amène dans cette lugubre chapelle pour lui rendre un pieux hommage, tremblent en touchant ce crêpe funèbre qui l'entoure, et se croient eux-mêmes enveloppés sous l'action terrible de la Providence qui renverse en si peu de jours ce qu'elle a élevé si haut dans les fastes du monde (2).
Quoique durables, ces tristes impressions s'affaiblissent à leur tour et font place à des sentiments moins pénibles si l'on rentre dans les salons de Paris où le luxe des dorures, des peintures, des tableaux, des statues et des ameublements n'a jamais été porté plus loin qu'aujourd'hui. Quelle molle délicatesse on trouve alors dans les coussins de ces sièges de toutes les formes qui encombrent l'espace, dans ces tapis où le pied s'enfonce dans les lits de fleurs ; quel parfums suaves répand le daphnéa dans ces galeries, ces bosquets de verdure étrangère où l'art entretient un printemps continuel. Quels délices offerts dans le luxe de table, où les plus beaux fruits de la terre sont rangés en pyramides fastueuses; elles menacent d'écraser les convives sous le poids de leur abondance et ceux-ci pourtant se livrent sans crainte au plaisir de savourer les mets délicats et les monstres énormes de nos mers et de nos rivières livrés sous des monceaux de truffes à leur sensuel appétit.

Quels hommes donc occupent ces salons merveilleux ? La fortune leur a-t-elle donné la pureté du langage, la perfection des manières ? L'élévation des idées leur donne-t-elle un cachet particulier en rapport avec le grandiose de leur demeure ? Non, non, pas toujours. La critique aurait même souvent à nous faire rire si elle voulait dépeindre ces protégés de la fortune. Petits ou grands, chacun d'eux cependant développe avec le contentement de lui-même ses moyens infaillibles de gouverner le monde et lui donner les meilleures lois possibles.
Ces nombreux hommes en noir qui peuplent les salons, sont presque tous décorés de la plaque des Grands Officiers de la Légion d'honneur (3). C'est, à ce qu'il paraît, l'ornement indispensable de l'habit du Parisien des appartements. De même, le ruban rouge est la marque générale du Parisien qui circule dans les rues. Ceux qui ont reçu cette décoration comme une récompense de leur belle vie ou de quelque belle action, et les étrangers à la capitale sont encore un peu faciles à reconnaître par l'absence du ruban rouge sur leur habit. L'on annonce, à cette occasion, que pour satisfaire toutes les ambitions, il sera créé un ordre nouveau, l'ordre du Mérite. Le ruban sera le même que celui de la Légion d'honneur mais la croix très simple ressemblera, dit.on, à celle de l'Ordre de Malte. Dès lors, il ne sera plus fait abus de la Légion d'honneur ; ceux qui en ont déjà reçu la croix seront intéressés à la montrer ; la dotation actuelle de la Légion d'honneur doit passer aussi à tous les chevaliers et dignitaires par ordre de survivance. Ces avantages sont ceux que l'on attend de la création de l'ordre du Mérite qui doit paraître incessamment (4).
En sortant de ces beaux salons, qui changent de maîtres à presque toutes nos révolutions, on parcourt avec plaisir les boulevards embellis de constructions élégantes et de plantations dont l'ombrage sera longtemps encore en espérance. Là de fastueux étalages de toute espèce étonnent les curieux et leur font craindre que tant de beaux produits, recherchés par si peu d'acheteurs, n'envoient les vendeurs à Clichy, en amenant pour le commerce de tristes résultats.

Sur cette même promenade encore, de nombreux et jolis théâtres se disputent le soin de nous faire rire. Enfin, au bout de ces beaux et longs boulevards, la colonne de Juillet, surmontée d'une statue d'or, représentant la Liberté, décore agréablement cette partie de la ville. Sur cette large esplanade où les tours de la Bastille ont si longtemps menacé nos libertés, la vue est aujourd'hui recréée par la colonne de Juillet, dont la forme heureuse mériterait d'être admirée complètement, si les chétifs coqs en bronze qui sont placés aux quatre angles du piédestal, étaient imités d'après une nature plus belle.
Il semble, à les voir, si maigres, si décharnés, que l'on a placé là des poulets étiques pour rappeler à ceux qui font les révolutions dans les rues que la plus maigre part leur sera toujours réservée, tandis que l'énorme chapon truffé sera pour ceux qui rêvent les révolutions dans leurs boudoirs, et n'en sortent qu'après l'action pour vanter leur courage et profiter de l'événement.

Au Sud de Paris, près du pont d'Austerlitz, sont les chemins de fer qui conduisent à Choisy, à Corbeil, à Orléans, en remontant la Seine. Pour se rendre de ce point aux autres chemins de fer qui mènent à Versailles, à Rouen, par l'autre extrémité de Paris, on parcourt le long du fleuve la belle ligne des quais nouvellement terminée. Partout ces quais ont été élargis, plantés d'arbres et garnis de trottoirs superbes, auxquels il ne manque plus que la propreté. En Angleterre les moeurs sont telles que les hommes ont autant de décence extérieure que les dames en ont en France, et les règlements de police sur le « commodo et incommodo» sont appliqués partout aux plus petites choses.

Tout individu qui y serait surpris à salir la voie publique, soulèverait l'indignation générale et tomberait immédiatement sous les coups du peuple, de la police et des boxeurs. A Paris, un grand nombre de petites colonnes ou guérites creuses, semblables aux colonnes militaires des Romains, viennent d'être élevées de distance en distance, pour le service des hommes ; dès qu'une police sévère nous fera imiter dans nos villes la pudeur de nos voisins, nos trottoirs laisseront aux promeneurs peu de chose à désirer.

La quantité des ponts suspendus qui lient ensemble les deux rives de la Seine a quelque chose de surprenant sans doute, mais sur ces quais, ce qui flatte le plus le coup d'oeil, c'est l'aspect élégamment grandiose de l'Hôtel de Ville de Paris. En approchant de ce bel édifice, on a pu reconnaître à chaque pas que le conseil municipal de la capitale a dû être composé des hommes les plus éclairés, disposés à repousser cet esprit de taquinerie qui suspend, qui entrave tout dans d'autres localités. Ce conseil a compris que le lieu de ses séances, pour être digne d'une aussi grande cité, ne devait plus être incomplet, noirci par le temps, encombré de vieilles masures. Il a donc fait disparaître cette teinte funèbre, ces vieilles demeures et maintenant ce palais augmenté de quatre beaux pavillons qui en régularisent l'ensemble, s'élance seul au milieu d'une étendue de terrain libre qui l'entoure et qui va bientôt dégager aussi le beau portail de Saint.Etienne. du-Mont. La blancheur actuelle de l'Hôtel de Ville lui donne un éclat bien approprié aux fêtes splendides pour lesquelles son magnifique intérieur est richement préparé. Les élégants ornements des façades donnent place à de nombreuses statues, qui forment pour ainsi dire un musée historique des hommes célèbres de Paris. La Belgique et la Hollande nous montrent avec orgueil les somptueux Hôtels de ville que recevaient Charles Quint. Ils sont bien petits à côté de celui de Paris. En le regardant, on ressent du bonheur, car toutes les belles choses produisent cette douce impression et l'on oublie heureusement, que pour le voir sous le plus bel aspect, il a fallu se placer sur la partie de la grève qui a été pendant des siècles arrosée de sang des criminels et sur lesquelles nos fureurs révolutionnaires, de certains jours d'horrible mémoire, faisaient abattre une à une plus de soixante têtes de victimes innocentes.

Cette ligne des quais est maintenant éclairée au gaz, comme l'intérieur de Paris, et la Seine reflète ces vives clartés multipliées. La rivière était hier considérablement grossie par les dernières pluies et ses flots agités par le vent, répétaient ces milliers de lumières, à tel point que l'on semblait passer sur un fleuve de feu.
La première fois qu'un étranger aperçoit dans la nuit, au-dessus de Paris, le ciel qui lui paraît embrasé, comme l'a été pendant dix jours celui de Moskow, il ne peut se défendre d'un sentiment d'inquiétude et il appréhende que cet effet ne soit encore produit par quelque sinistre incendie. J'ai eu souvent cette crainte et mon cocher s'empressait à me rassurer en disant : c'est le gaz de tel quartier qui éclaire le ciel.
Les deux chemins de fer que l'on trouve au Nord et à l'Ouest de Paris conduisent à Versailles en trente minutes.
Celui de la rive droite, au Nord, passe sous de nombreux souterrains et l'on est parfois privé complètement de la lumière. Celui de la rive gauche, à l'Ouest, parcourt au contraire des viaducs élancés au-dessus de plusieurs vallées délicieuses dont l'aspect ravissant ne se trouve un moment attristé que par la vue de la chapelle élevée en mémoire du terrible événement du 8 mai 1842.
C'est à Versailles que sont réunis pour l'honneur de la France les souvenirs les plus glorieux. Rendons un juste hommage au grand prince qui a conçu et réalisé la noble idée d'éterniser ainsi le souvenir des faits et des hommes anciens et modernes qui peuvent illustrer la patrie. Il faut bien huit jours pour voir à son aise, dans ce vaste palais de Louis XIV, les peintures, les portraits, et les inscriptions historiques du musée de Versailles.

Ici l'exécution répond à la grandeur de la conception et c'est là encore que chaque famille viendra un jour chercher les noms et les traits des héros dont elle sera descendue. Quel homme alors voudra rester comme un farouche républicain capable de renier les souvenirs de ses ancêtres, lorsqu'en voyant à Versailles les images de leurs travaux, il pourra se livrer avec bonheur au sentiment de la plus douce piété filiale et du plus juste orgueil.

On assure que le prince qui sait donner à son règne pacifique un si grand éclat, prépare en outre à nos familles de nouveaux moyens d'illustration. On parle d'un comité composé d'hommes graves, espèce de tribunal, qui sera chargé de recueillir et d'énumérer sur le parchemin les services rendus à la France depuis cinquante ans par les hommes qui ont le plus marqué dans cette laborieuse période ; et ces titres authentiques seront, dit-on, remis aux familles sur des demandes justifiées. Espérons que les générations ainsi anoblies conserveront, avec le respect et l'amour de nos lois, une conduite assez belle pour ne jamais déroger. Si le ruban rouge a pu séduire tous ceux qui sont avides de distinctions et de l'estime publique, on peut croire que cette institution nouvelle obtiendra encore plus nos sympathies.
… Je me rendis aux nombreux Musées du Louvre. Ici, depuis le sol jusque sous les combles, tout est garni de statues, de dessins et de tableaux, de modèles de vaisseaux et de magnifiques appartements que nos Rois de France ont habité longtemps. Des années suffiraient à peine pour étudier ou voir avec fruit les chefs d'oeuvres qui y sont exposés, et ceux que le défaut d'espace condamne encore à rester dans les greniers obscurs.

Le Musée des Plantes et de l'Histoire Naturelle, considérablement enrichi par nos Navigateurs, les Duperré, les d'Urville, n'est pas moins attachant; mais ce qui captive et séduit l'homme distingué qui vient à Paris, c'est l'accueil cordial qu'il reçoit des savants et des artistes haut placés par leur talent. S'il est en rapport de goût et d'occupations, il est appelé à toutes leurs fêtes de famille ; il est consulté sur leurs travaux. En homme qui sait vivre, il saura les louer car la louange a cours en tout pays, bien plus que la sincérité, et s'il n'emporte pas toujours une haute opinion de ce qu'il a pu voir, il laisse au moins de lui de meilleurs souvenirs.

La nouvelle école des Arts mérite aussi d'attirer les hommes de goût. Sa construction offre de jolis détails qui nous laissent cependant regretter le musée des Augustins où M. Le Noir avait réuni mille curiosités éparses jusque là dans toute la France. La Restauration ayant fait détruire cette collection, son emplacement a été consacré à l'école actuelle des Beaux Arts.
Les salles contiennent maintenant les anciens et les nouveaux ouvrages couronnés au concours de l'Ecole. L'hémicycle destiné aux distributions des prix est orné de l'admirable peinture de Paul Delaroche dans laquelle il a placé les artistes célèbres de toutes les époques. On les croit animés et formant l'aréopage présent au concours. Mais l'auteur justement passionné pour les chefs d'oeuvres de l'antiquité paraît avoir voulu diviniser Appelles, Ictinus et Phidias, dont il a fait les trois juges présidents de la fête et son pinceau moins heureux dans cette apothéose n'a pas réussi à leur donner autant qu'aux autres figures un air de vérité.

Au sortir des musées, les théâtres appellent à leur tour l'étranger. Là, de grandes renommées ne se sont pas toujours justifiées et l'on s'étonnerait de l'engouement du public pour tels chanteurs, telles cantatrices qui, dans la force de l'âge, encore, cessent pourtant d'avoir ces sons dont la fraîcheur et la pureté ont fait mettre leur talent à un si haut prix, si les cris excessifs que la mode du jour demande à nos chanteurs n'étaient pas de nature à détruire en peu de temps ce que leur organe a de suave et de séduisant.
Une Hermione se dessine ici, belle et terrible. Le ciseau des Grecs n'a rien produit de plus parfait dans la pose et les draperies que cette figure svelte et expressive de Rachel-Hermione. Le timbre de sa voix est moins plein et moins sonore que celui des Raucour, des Duchénois ; mais il est grave, convenable et son expression est toujours d'une justesse admirable. Elle plaît, émeut, fait illusion et touche ainsi le but auquel on doit atteindre dans les beaux arts.
Sur une autre scène bien plus élevée, celle du grand monde de Paris, on trouve les salons, les cabinets des ministres. C'est là que se pressent les députés qui viennent y traiter les intérêts de leurs départements. Tous ces hommes d'élite ne peuvent pas avoir au même degré le désintéressement qui les rend si respectables et plusieurs de ces honorables mandataires m'ont paru être peu satisfaits. Presque tous se plaignent du nombre croissant des affaires dont les électeurs leur confient le soin. Chacun de ces députés a dû promettre en partant d'user pour le département de son crédit près de son ami Perrier, de son ami Humann, ou de son ami de Rigny. Il a loyalement tenu parole et l'on ne peut lui en vouloir s'il a suivi la loi toute naturelle du « primo mihi».

Déjà quelques-uns de ces habiles députés ont reçu des rubans et de hautes positions, dont le reflet, très honorable sans doute, est encore la seule récompense accordée à ses chers électeurs.

Plusieurs de nos sommités ministérielles semblent aborder avec calme et confiance l'époque des rudes combats parlementaires, dont le canon des Invalides annonce en ce moment l'ouverture. L'on prépare – dit-on – pour les habiles prédécesseurs de ces ministres, les hauts emplois de ministres, conseillers de la couronne, parce que le Conseil d'Etat, où il avait d'abord paru rationnel de les placer, se trouvant occupé par des hommes jeunes dans le monde, n'est plus resté un poste assez élevé pour les hautes capacités qui ont déjà partagé les travaux du gouvernement. On se récrie contre l'énormité des dépenses, et cette augmentation ne peut coûter, dit-on, moins que le tiers d'un million.

Un de ces étrangers (5) qui venait d'être reçu dans les salons d'un ministre, fut admis aussi dans ceux de la demeure royale. Il y trouva l'urbanité la plus parfaite et une politesse gracieuse et simple qui adoucit les rigueurs de l'étiquette. En entrant dans les magnifiques galeries des Tuileries où le bruit des fêtes et les gémissements des plus augustes douleurs ont retenti tour à tour depuis cinquante ans, il éprouva d'abord un sentiment de profond respect. Cette douce émotion augmenta encore en approchant de la grande table ronde autour de laquelle étaient assises plusieurs dames en deuil, occupées à travailler à des oeuvres de charité. L'étranger y fut d'abord présenté à la Reine. Il put alors offrir à S.M. ses respectueux hommages et les bénédictions nombreuses appelées sur la bienfaitrice qui répand des secours dans tous les lieux où elle découvre des affligés à consoler. Cette auguste personne qui a versé tant de larmes jeta sur lui de touchants regards, et lui adressa des paroles qui allèrent droit à son coeur.
Présenté ensuite à Mme Adélaïde, cette princesse dont la mémoire est toujours heureuse et bienveillante, rappela au voyageur les souvenirs qu'elle savait être les plus honorables pour lui et il parut être pénétré de gratitude pour la princesse qui avait bien voulu ne pas les oublier.
Les grâces de la jeune princesse que l'on va marier n'attirèrent pas moins ses regards que la fraîcheur et la beauté de Mme la Duchesse de Nemours. Le maintien digne et modeste de son jeune époux fixa surtout son attention : S.A.R. s'approcha de l'étranger avec une douce gravité et nous l'entendîmes le féliciter en lui demandant avec intérêt des nouvelles du département qu'il habite. M. le Duc de Nemours paraissait désireux de connaître les habitants de ce beau pays pour les remercier du brillant accueil qu'ils ont fait à son frère. Pendant cette conversation, nous reconnûmes avec plaisir que ce Prince ne possède pas moins que le Duc d'Orléans, le tact sûr, les manières gracieuses qui nous le faisaient chérir et que le fatal événement du 13 juillet nous avait fait croire un moment perdues. Tandis que S.A.R. prolongeait avec bonté cet entretien, le Roi entra dans le salon.
S.M. jouissait d'une santé parfaite et l'âge n'a point appesanti sa démarche. Le Roi s'approcha de l'étranger et lui adressa les éloges et les remerciements les plus flatteurs sur quelques nouveaux services qu'il avait rendus au Pays. L'entretien parût ensuite avoir pour objet des détails de famille, de voyages, des beaux-arts, que l'étranger cultive, et vers dix heures, le Roi se retira dans ses appartements. Deux personnes l'y suivirent et j'appris qu'elles allaient travailler avec sa Majesté. Ce travail se prolonge fort avant dans la nuit, tous les soirs. Cette vie si mêlée de travaux, de douleurs et de sollicitude, n'ayant point altéré la santé du Roi, nous pouvons espérer que son règne aura une longue durée ; déjà nous devons le compter au nombre des grandes époques de la France dont tant de lois sages et les beaux monuments que ce Prince achève ou fait réparer avec un goût exquis, auront noblement fixé la date.

Dans ce même salon, l'étranger reconnut plusieurs des anciennes célébrités militaires de l'Empire. Au contact de la cour d'aujourd'hui elles avaient perdu de la rudesse de ces temps de guerre et l'étranger qui se trouvait être aussi l'un des vieux soldats de l'Empire ayant été fêté par ses anciens compagnons d'armes, rentra chez lui tout heureux d'avoir conversé quelques heures avec le Roi, le Prince et ces hommes de coeur auxquels sont confiés les plus chers intérêts de son Pays.
Adieu mon cher ami, je t'en dirai davantage à ma première visite au château.
L. G1 B.n. L.
 
 

Cinq ans plus tard, Lejeune devait être emporté par une crise cardiaque, le jour même où Toulouse, suivant l'exemple de la capitale, se ralliait à la République le 26 février 1848.
Malgré le bouleversement politique et le changement de régime, la ville fit à Lejeune des obsèques solennelles. Six cents hommes de troupe firent la haie. Toutes les autorités assistèrent au service funèbre célébré en la Cathédrale Saint-Sernin.
Cadet de cette génération d'une folle jeunesse, vouée à la plus extraordinaire épopée, Lejeune ne fut ni le plus grand soldat, ni le plus illustre peintre de son époque. Mais, par sa bravoure, son panache et ses aventures, par son esprit et son style, par son coup d'oeil, son habileté artistique et son talent, il en fut une des figures marquantes, un des historiens le plus séduisant, un des peintres le plus fidèle.

Notes

(1) Rappelons que le nom de Lejeune est inscrit sur l'Arc de Triomphe.
(2) Il s'agit ici du catafalque provisoire dressé dans une des Chapelles de l'Eglise du Dôme où il avait été placé le cercueil de l'Empereur après le retour des Cendres.
(3) Lejeune était lui-même Grand Officier.
(4) L'Ordre du Mérite, créé en 1963 par le général de Gaulle, ne verra le jour que 120 ans après cette lettre de Lejeune (N.D.L.R.).
(5) Le récit se poursuit à la troisième personne. Il semble peu douteux, cependant, que le héros en soit toujours Lejeune.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
302
Numéro de page :
18-22
Mois de publication :
11
Année de publication :
1978
Année début :
1843
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