Napoléon III face à la Russie et à la Turquie

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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Depuis le milieu du XVIIIe siècle, la Russie, dont la puissance n'a cessé de croître, cherche un débouché en mer chaude pour briser l'encerclement d'une nature hostile. Mettant à profit l'expédition de Bonaparte en Égypte, elle obtient de la Turquie, en 1798, le droit de passage dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, ce qui permet à sa flotte de la Mer Noire de pénétrer dans l'Adriatique où elle installe des bases dans les Bouches de Cattaro (Dalmatie) comme dans les îles ioniennes, à Corfou notamment. Les Russes y resteront jusqu'en 1807. Le tsar Paul Ier se proclame même Grand Maître de l'Ordre Souverain de Malte que les Français viennent d'expulser de son fief séculaire.

Mais les ambitions de Saint-Pétersbourg ne se bornent pas à la Méditerranée. Elles visent aussi à l'annexion des provinces roumaines de Bessarabie, Moldavie et Valachie, tributaires de Constantinople, puis à celle de la péninsule montagneuse des Balkans, peuplées en majorité de Slaves, Serbes et Bulgares, de religion orthodoxe, et de Grecs, également orthodoxes.

L'Empire ottoman, en pleine décadence, incapable de se réformer en se modernisant, semble une proie facile. Toutefois, le soldat turc, inexpugnable dans la défensive, parvient presque toujours à fixer les Russes sur le cours du Danube, tandis que l'hostilité des autres États européens à toute modification du statu quo dans les Balkans permet au sultan turc de résister tant bien que mal aux multiples pressions de son puissant adversaire nordique.

En 1853, le tsar Nicolas Ier, partisan déterminé de l'expansion russe, juge venu le moment de frapper un grand coup. Il exige le droit de protection de tous les chrétiens orthodoxes de l'Empire ottoman, ce qui équivaut pratiquement à lui livrer les Balkans, à l'exception de la Roumélie et d'Andrinople, où les Turcs sont majoritaires.
Constantinople tergiversant, l'ambassadeur Mentschikoff quitte cette capitale, le 21 mai 1853, après avoir remis un ultimatum impérieux, équivalent à une déclaration de guerre. Effectivement, les troupes russes envahissent une fois de plus la Moldavie et la Valachie, tandis que la flotte russe détruit par surprise, le 2 juillet, l'escadre turque dans les eaux de Sinope, en Mer Noire. Le sort de la Turquie semble dès lors désespéré.

Les représentations diplomatiques de la France et de l'Angleterre restent sans effet sur Nicolas Ier qui répond fièrement à Napoléon III, lequel a insisté pour une suspension d'armes: << La Russie saura se montrer en 1854, ce qu'elle fut en 1812>>.
Les gouvernements anglais et français ne peuvent sans réagir voir la Turquie disparaître de la carte de l'Europe et la Russie s'agrandir aussi dangereusement. Ils n'ignorent pas non plus que l'Autriche s'apprête pour sa part à annexer les populations en majorité ou partiellement chrétiennes du sud de la Dalmatie, de la Bosnie, de l'Herzégovine, du Monténégro.
 

Ce grand dessein, s'il se réalisait, vaudrait à ces deux États de premier rang un accroissement considérable de puissance et une situation privilégiée dans le bassin oriental de la Méditerranée. L'occupation autrichienne en Italie septentrionale et médiane en eût été consolidée.
Les dirigeants de Londres, comme ceux de Paris, ayant vainement usé de toutes les voies de conciliation, se résignent sans joie à la guerre après avoir mis le plus possible d'atouts dans leur jeu. Ils obtiennent ainsi le concours armé du Piémont et la neutralité de l'Autriche.

S'ils n'avaient pas pris à ce moment décisif leurs pleines responsabilités, les escadres russes, qui ont fait récemment leur apparition en Méditerranée, y seraient solidement établies depuis 1855.
Le 12 mars 1854, la France et l'Angleterre font donc alliance avec la Turquie et, le 25 mars, elles déclarent la guerre à la Russie. C'est alors l'expédition dite de Crimée qui prend fin virtuellement avec la chute de Sébastopol, consécutive à la prise, le 8 septembre 1855, du Mamelon vert et de la grande redoute de Malakoff. Dès la signature de l'armistice, Français et Russes, ayant appris à s'estimer au cours des combats, fraternisent volontiers et de façon spontanée.

Alexandre II, successeur de Nicolas Ier, mort de désespoir le 2 mars 1855, accepte de négocier. Un congrès se réunit à cet effet à Paris, du 23 février au 30 mars 1856, sous la présidence du ministre français des Affaires Étrangères, le comte Walewski, fils naturel de Napoléon Ier, avec la participation des principales puissances intéressées. Quelle revanche du destin !

L'accord se fait sur les principes suivants: neutralisation de la Mer Noire, garantie de l'intégrité territoriale de l'Empire Ottoman, libre navigation sur le Danube, octroi à la Moldavie et à la Valachie de franchises particulières sous la suzeraineté nominale de Constantinople. En outre, le tsar renonce à la protection des orthodoxes vivant en Turquie.

La France et l'Angleterre ne tirent aucun profit matériel d'une guerre longue, coûteuse et meurtrière. Ce désintéressement totalement inhabituel accroît singulièrement leur autorité morale.

L'affaire de Crimée n'est pas aussi stérile pour nous que le prétendent les détracteurs du Second Empire.

Notre pays a repris, en effet, rang parmi les grandes puissances, les conséquences néfastes des traités de 1815 sont effacées. Il est en bons termes avec toutes, y compris la Russie que Napoléon III a l'habileté de ménager et de traiter même avec de grands égards.

Les relations avec l'Angleterre sont meilleures qu'elles ne l'ont jamais été, encore que les travaux du canal de Suez qui commencent, viennent bientôt jeter par moments une ombre sur un tableau dans l'ensemble riant. Enfin, la France jouit à nouveau en Turquie et dans tout le Proche-Orient de la situation privilégiée qu'elle détenait depuis les Croisades, depuis François Ier surtout, et qu'elle avait perdue sous le règne de Louis-Philippe.

Le décevant allié turc

Si Napoléon III est satisfait du rétablissement de notre position dans les Echelles du Levant, il ne l'est pas pour autant du gouvernement turc. Ce dernier, le danger russe écarté, retombe dans son indécision et sa mollesse habituelles. Incapable de se réformer, de réorganiser son empire, de le moderniser, comme d'administrer la mosaïque de races et de religions réunies au cours des siècles sous son égide par la force des armes, il se laisse toujours aller à l'arbitraire, il opprime les Chrétiens, il ferme les yeux sur les exactions des Musulmans à leur encontre. << Dans ces conditions, notait déjà Drouin de Lhuys, ministre des Affaires Étrangères peu avant la guerre de Crimée, les populations grecques et slaves n'attendaient qu'un signal pour se révolter, et le petit nombre de Musulmans habitant la Turquie (d'Europe) était hors d'état de leur opposer une résistance sérieuse>>.
Par ailleurs, des incidents sanglants se multiplient au Liban entre Maronites, Chrétiens et Druzes. Enfin, les Turcs commencent à créer mille difficultés à l'entreprise franco-égyptienne de l'isthme de Suez.

Il est donc grand temps, pense l'Empereur, de signifier sans ambages à Constantinople que nous continuerons à soutenir la Turquie seulement dans la mesure où elle se réformera, que nous ne pourrons pas la sauver malgré elle. Bref, notre aide ne sera pas inconditionnelle.
Notre ambassadeur doit dire que la mesure est comble, que cette fois l'opinion publique, française et européenne, est lasse. L'Empereur, alarmé des menaces de persécutions religieuses, voire de massacres, qui se précisent en Turquie, veut faire entendre clairement que dans cette éventualité, la chrétienté européenne toute entière réagira avec vigueur.

Dans l'esprit de Napoléon III, la Turquie devait subsister et conserver la garde des Détroits, Andrinople en Europe, et ses possessions d'Asie Mineure. Mais il tenait aussi pour évident que les Chrétiens d'Europe, largement majoritaires, qu'ils fussent Roumains, Slaves ou Grecs, recouvreraient un jour assez proche leur indépendance. Il souhaitait toutefois que cette application du principe des nationalités s'accomplît sans heurts, par étapes, afin d'éviter les grands bouleversements, en commençant par la constitution d'une Roumanie (Moldavie, Valachie), d'une Bulgarie, d'une Servie (Serbie), d'un Monténégro, gouvernés par des hospodar, Knez, ou autres princes chrétiens, sous la suzeraineté de plus en plus nominale et lointaine du grand Turc et la garantie des principales puissances européennes.

Puis les faits ne tarderaient pas à imposer l'indépendance, pleine et entière, à l'égard de tous.
Cette vue de bons sens devait recevoir, sans heurts trop graves, et bien avant la fin du XIXe siècle, une pleine application, grâce à l'intervention concertée de l'Europe. Mais l'Empereur des Français avait ouvert la voie.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
266
Numéro de page :
4-10
Mois de publication :
oct.
Année de publication :
1972
Année début :
1853
Année fin :
1855
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