Napoléon et la naissance de l’administration française

Auteur(s) : TULARD Jean
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En 1812, en pleine retraite de Russie, Napoléon affirmait à Caulaincourt, « son compagnon de traîneau » : C'est moi qui ai créé l'industrie française. Il aurait pu en dire pour l'administration de notre pays. Notre fonction publique ne date-t-elle pas du Consulat ?

 


 

Le passé

C'est au XIIIe siècle que la fonction administrative a commencé à se distinguer de la fonction politique. Certains membres de la cour royale se spécialisent alors dans des tâches de justice et de finances rendues indispensables par l'extension du domaine royal. Sous Philippe le Bel, on note l'existence d'une administration royale aux mains de clercs ou de laïques gradués des universités, mais l'on ne saurait toutefois parler encore d'un véritable service public dans un contexte profondément féodal où la notion de fidélité prime celle de l'État. Du xvie siècle à 1789, il n'y a toujours pas en France de fonctionnaires mais des officiers.
La centralisation du pouvoir qui s'affirme au détriment de la féodalité conduit à la création de charges permanentes de la fonction publique (les offices) déléguées par le Roi qui verse au titulaire un traitement. Le Roi nomme qui bon lui semble, mais à partir de 1520, tend à s'établir le principe de l'inamovibilité. Du coup les offices sont très recherchés. La vénalité s'établit bien vite, entre particuliers d'abord, puis par l'intermédiaire de la monarchie en proie à une crise financière. Le Roi va vendre les grands emplois publics sans trop se soucier des acquéreurs. De la vénalité on passe à l'hérédité. C'est le système établi par l'édit de Paulet en 1604.
Ainsi la fonction publique se transforme-t-elle en un bien patrimonial. On en voit les avantages : une administration indépendante du souverain (« il en était réduit, note Tocqueville, à employer pour agir, des instruments qu'il n'avait pas façonnés lui-même et qu'il ne pouvait briser. Il lui arrivait souvent de voir ainsi ses volontés les plus absolues s'énerver dans l'exécution ») mais on en mesure aussi les inconvénients : les titulaires d'offices étaient soucieux de faire fructifier leur placement grâce au système des épices, comprenons à la corruption.

Dès Richelieu, la monarchie avait réagi par le principe des lettres de commission dont les détenteurs étaient eux révocables par le Roi. Ce fut le cas des intendants qui annoncent dans leur généralité les préfets dans leur département.
Plus significatif fut l'essor, surtout à partir de Louis XV, du monde des commis qui peuplent les bureaux des ministères et des intendants. Mais ces commis restent à la discrétion du ministre. Ils n'ont pas de statut défini ni de règles d'avancement, même si une hiérarchie s'introduit entre « premier commis et commis tout court ». Notons toutefois l'apparition du concours de recrutement avec le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées en 1747.
Si l'Ancien Régime lègue au XIXe siècle le bureau avec sa hiérarchie, il ne lui lègue pas pour autant la fonction publique.

La Révolution

Lors de la nuit du 4 août, le principe de la vénalité des charges était aboli. Un autre principe lui fut substitué, celui de l'élection. Comme le rappelle la Constitution de 1791 : « Les administrateurs sont des agents élus à temps par le peuple pour exercer sous la surveillance et l'autorité du Roi les fonctions administratives ». Election réservée aux citoyens actifs, à ceux qui remplissent les conditions du cens électoral.
Avant 1789, la distinction s'établissait entre titulaires de charges achetées et commis, elle se fait désormais entre le fonctionnaire qui est élu à une fonction rétribuée ou non et l'employé qui occupe des postes d'exécution et qui lui est nommé et payé par le gouvernement. Les inconvénients du principe de l'élection apparurent rapidement : il assurait une trop grande indépendance de l'élu vis-à-vis de l'État et une trop grande indépendance de ce même élu vis-à-vis de ses électeurs. On comprend par exemple que les impôts soient rentrés si difficilement ! La révolte fédéraliste qui suivit la chute des Girondins en 1793 révéla l'ampleur du danger.
Face à cette indépendance de l'administration provinciale, le comité de Salut public dut renforcer le personnel de ses bureaux pour mener à bien la politique de centralisation dite « jacobine ». La Révolution découvrit soudain le poids de la « bureaucratie ». Saint-Just proclamait : « Plus les fonctionnaires se mettent à la place du peuple, moins il y a de démocratie ». Il dénonçait l'inflation de personnel et poursuivait : « Le ministère est un monde de papier. La prolixité de la correspondance et des ordres du gouvernement est une marque de son inertie. Il est impossible que l'on gouverne sans laconisme. Il ne se fait rien et la dépense est pourtant énorme. Les bureaux ont remplacé la monarchie ». Saint-Just était ainsi conduit à constater l'enlisement de toute révolution dans sa bureaucratie.
Avec l'affaiblissement de l'exécutif, sous le Directoire, les bureaux prirent une importance grandissante. Deux pouvoirs se constituent alors en rival de l'État, qui les paie (mal) pourtant : l'armée et l'administration. Dans le Nouveau Paris, Mercier dénonce cette puissance des bureaux : « Il n'y a personne qui n'ait eu à se plaindre soit de l'insolence soit de l'ignorance, soit de la multitude de commis employés dans les bureaux à tailler des plumes et à obstruer la marche des affaires. Jamais la bureaucratie ne fut portée à un point plus exagéré, plus dispendieux, plus fatigant. Jamais les affaires n'ont autant langui que depuis la création de cette armée de commis qui sont au travail ce que les valets sont au service ».
Incapable de réagir contre cette administration pléthorique, sans statut et sans méthodes, le Directoire maintient également le principe de l'élection pour les administrations départementales et municipales. Toutefois il les flanque de commissaires nommés par ses soins et qu'il peut révoquer. C'est le premier signe d'une évolution vers des institutions plus efficaces.

Les institutions napoléoniennes

Sous le Consulat, Bonaparte met en place de nouvelles institutions qui parviendront jusqu'à nous, tant elles ont paru conformes aux nécessités de notre pays.
Ces institutions constituent souvent un compromis entre l'Ancien Régime dont Bonaparte reprend les organes (du conseil d'État à la lieutenance générale de police) mais en les adaptant aux idées nouvelles (la lieutenance de police devient la préfecture de police).
Ancien conseil du Roi, le conseil d'Etat est créé par la constitution de l'an VIII. Comprenant une cinquantaine de membres nommés et révoqués par le Premier Consul, il est divisé en cinq sections : finances, législation, guerre, marine, intérieur. Le corps sera complété par des maîtres des requêtes et des auditeurs, tous nommés. Le rôle du conseil est double : il aide le gouvernement dans la rédaction des projets de loi et exerce une juridiction administrative : il examine en appel les affaires jugées par les conseils de préfecture.
Le 6 septembre 1801 étaient créés les inspecteurs généraux du Trésor, ancêtres de nos inspecteurs des finances. Ils vérifiaient les comptes des receveurs généraux et particuliers ainsi que ceux des payeurs généraux, hiérarchie mise en place également par le Consulat.
Les impôts directs rentraient mal, leur levée étant confiée à des fonctionnaires élus et sans spécialisation. Le 24 novembre 1799 fut établie dans chaque département une « direction du recouvrement des impositions directes » composée d'un directeur, d'un inspecteur et de contrôleurs (840 pour toute la France). On substituait à des agents élus par les contribuables un corps de fonctionnaires soumis au ministère des Finances. Le système fut complété par l'institution de percepteurs, le 14 janvier 1803, dans les communes dont les rôles dépassaient 15 000 F de contributions directes.
Autre idée nouvelle : tous les fonctionnaires des finances (enregistrement, domaines, douanes, receveurs généraux ou particuliers) furent astreints au cautionnement. Ce cautionnement était fixé au vingtième de la recette annuelle. Il fournissait des liquidités au Trésor, tout en réservant à la seule bourgeoisie le maniement des fonds publics. L'organisation financière de la France fut complétée, le 16 septembre 1801, par la création de la cour des Comptes résurrection d'une institution de l'Ancien Régime. Elle était composée d'un premier président, de trois présidents, de dix-huit maîtres des comptes et de quatre-vingts conseillers référendaires. Elle examinait les comptes de la Nation mais ne se prononçait pas sur la légalité des dépenses. Enfin, la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) réagit contre la tendance décentralisatrice qui avait prévalu pendant la Révolution, sauf au temps du Jacobinisme triomphant. Plus d'administrations élues. Nommés par le Premier Consul, des préfets étaient placés à la tête des départements. Ils étaient les agents du gouvernement en province. Les assistaient un conseil général qui examinait le budget et qui était censé représenter les administrés, et un conseil de préfecture qui avait la charge du contentieux administratif. Dans les arrondissements étaient nommés des sous-préfets qui avaient pour mission d'exécuter les ordres du préfet. Préfets et sous-préfets pouvaient être révoqués à tout moment par le Premier Consul dont ils dépendaient entièrement. Ils renouaient avec la tradition d'Ancien Régime des intendants. Mais ils découvraient une France différente de celle de 1789. Les privilèges, principaux obstacles à l'action des intendants avaient disparu. Cette fois la centralisation – compte tenu des distances – allait se montrer beaucoup plus efficace. Ni acquisition de charges, ni élection aux emplois publics. La grande innovation du Consulat c'est que désormais le gouvernement nomme tous les fonctionnaires.

Les nouveaux principes

La nomination était la première condition à la naissance d'une fonction publique en France. Trois autres conditions étaient indispensables :
1. L'établissement d'une hiérarchie des traitements correspondant à une hiérarchie des fonctions ;
2. Une discipline fondée sur un ensemble cohérent de règlements ;
3. Une uniformisation entre les différents services publics.
A l'anarchie des époques précédentes, le Consulat puis l'Empire substituent des principes d'ordre et de clarté.
En ce qui concerne la hiérarchie, reposant sur des règles précises d'avancement, c'est Talleyrand, le premier, qui met l'accent sur une telle nécessité : Toute administration a des degrés. Les principes de l'administration se distribuent dans chacun de ces degrés, leur enchaînement forme l'esprit général de l'administration. D'où il ressort qu'il n'existe qu'un moyen d'établir et de fixer dans chaque administration, l'esprit qui lui est propre : ce moyen est un système de promotion sagement conçu et invariablement exécuté. Une administration qui n'a pas ce système de promotion n'a pas, à proprement parler, d'employés. Les hommes qui s'en occupent sont des salariés qui ne voient devant eux aucune perspective, autour d'eux aucune garantie et au-dessous d'eux aucun motif de confiance, aucun ressort d'émulation, aucun élément de subordination. Il ne se forme dans cette administration aucun esprit, aucun honneur de profession.
Texte capital qui répond à cette attente, mais qui reste limité au ministère de l'Intérieur : les dispositions prises par Crétet le 21 avril 1809. On peut y voir le premier statut des fonctionnaires :
« Le ministre de l'Intérieur, comte de l'Empire, considérant :
1. l'extrême disproportion qui existe entre les traitements des employés du ministère à grade égal ;
2. la grande variété des qualifications et désignations d'emplois ;
3. l'insuffisance dans le moment présent du traitement de quelques employés dont les services, quoique récents, sont d'une utilité réelle ;
4. la nécessité de tenir d'une manière exacte le contrôle du personnel des bureaux et de constater l'époque de l'entrée de chacun des employés au ministère, son avancement successif, ses services au dehors, etc.
Arrête :
Article 1. Il sera ouvert au secrétariat un registre du personnel des bureaux.
Art. 2. Il sera procédé après ce recensement à une nouvelle organisation des bureaux, dans la vue d'établir un mode d'avancement gradué pour prévenir tout arbitraire à cet égard et de ramener autant que possible à un système d'uniformité soit les désignations et qualifications d'emplois, soit le taux des traitements.
Art. 3. Les emplois seront à cet effet divisés en grades et en classes.
Art. 4. Les grades seront ceux de chef de division, chefs de bureau, sous-chef, rédacteur, commis d'ordre, expéditionnaires.

Art. 6. Les grades sont divisés en classes et payés ainsi qu'il suit :
Chefs de division 12 000 F
Chefs de bureau Ire classe 6 000 F
2e classe 5 400 F
3e classe 5 000 F
Sous-chef Ire classe 4 500 F
2e classe 4 000 F
3e classe 3 500 F
Rédacteur Ire classe 3 400 F
2e classe 3 000 F
3e classe 2 500 F
4e classe 2 000 F
Commis d'ordre Ire classe 3 000 F
2e classe 2 600 F
3e classe 2 000 F
Expéditionnaire de 1 200 à 2 500.

Art. 8. L'ancienneté des services et leur utilité seront prises en considération pour la classification dans chaque grade, mais, à égalité de mérite, l'ancienneté prévaudra.

Art. 12. Un employé qui passera d'un bureau à l'autre conservera dans sa nouvelle destination son grade et sa classe… ». On le voit, des règles fixes et précises sont définies, contrastant avec l'anarchie du monde des commis de l'Ancien Régime ou des employés du comité de Salut public au statut desquels Saint-Just avouait ne rien comprendre.

En retour une stricte discipline fut exigée, contrastant avec le laisser-aller du Directoire. On voit les ministres, à travers de nombreuses circulaires, lutter contre la négligence et l'absentéisme. Plusieurs révocations furent proposées au début du Consulat et leur exemple permit un sensible retour à l'ordre. Le gouvernement put se montrer d'autant plus exigeant que les traitements furent régulièrement payés et en numéraire alors que, sous la Révolution, les employés touchaient leurs émoluments en assignats dévalués, quand ils les touchaient. De surcroît l'afflux de candidats (deux mille pour 80 places quand fut connue la création de la cour des Comptes) permettait au gouvernement de se montrer plus rigoureux.
La discipline dans les bureaux se traduisit par la feuille de présence. Le silence sur les affaires fut imposé. Champagny, alors ministre de l'Intérieur, le rappelait dans une circulaire : « Il ne doit être envoyé des bureaux aucune notice aux journaux sur les affaires qui s'y traitent, sans une autorisation spéciale et, de toute façon, on ne doit jamais parler aux journalistes. Aucun employé de bureau ne peut insérer dans un ouvrage qui serait destiné à l'impression des notes tirées de la correspondance ministérielle ». C'est l'obligation de réserve qu'invente l'Empire.
Dernière condition à la création d'une véritable fonction publique : l'uniformisation.
L'Empire voit naître un droit administratif dont le conseil d'État est le creuset et qui sera enseigné à partir de 1819 à la Faculté de droit de Paris par un ancien fonctionnaire de l'administration impériale, le baron de Gérando.
Dès 1812, Bonnin publie des Principes d'administration publique. On veut voir en lui le père de la science administrative. En 1860, on pouvait écrire de Montalivet : « Ses circulaires, sa correspondance journalière avec les autorités, les projets de décrets proposés par lui et convertis en lois, forment encore aujourd'hui, sauf quelques modifications amenées par des circonstances nouvelles, la jurisprudence administrative du ministère de l'Intérieur… ». Il n'existait pas sous l'Ancien Régime un esprit administratif. La situation changeait d'un ministère à l'autre et chaque intendant avait ses propres méthodes. Désormais des règles communes s'élaborent. Le principe des circulaires, de l'enregistrement du courrier, de la fiche et du registre se retrouvent dans tous les services publics. Des conseils d'administration tenus sous la présidence de l'Empereur permettent les confrontations et par conséquent l'unification. Le vieux monde féodal a fait place au capitalisme. Il faut y adapter l'administration. C'est ce que fait Napoléon. Ainsi naît la fonction publique.

Un âge d’or

Jamais l'administration n'a connu un prestige comparable à celui dont elle est entourée sous l'Empire ; jamais les emplois publics n'ont été aussi recherchés.
Prestige de l'uniforme mais aussi attrait pour des traitements élevés (un conseiller d'Etat reçoit 25 000 F, un préfet de 8 000 à 24 000 F). S'y ajoutent, au sommet de la hiérarchie, de nombreuses gratifications. Corvetto, conseiller d'État reçoit en 1810 4 actions de 500 F, sur le canal du Midi puis un revenu de 10 000 F sur des biens situés en Poméranie.
A la sécurité de l'emploi (sauf pour les préfets souvent révoqués par Napoléon quand la conscription ne donne pas de bons résultats dans leur département ou que l'esprit public y est mauvais) s'ajoute celle de l'avenir. Avec l'Empire apparaissent les caisses de retraite alimentées par des retenues sur les appointements (3 % environ). Les veuves ont l'espoir d'une pension.
A la fonction publique vont les honneurs : titres de noblesse (la presque totalité des conseillers d'État sont comtes ou tout au moins barons pour les maîtres des requêtes ; la plupart des préfets appartiennent à la noblesse d'Empire ainsi que plusieurs chefs de division) et Légion d'honneur : 21 chefs de division sur 43 ont la croix en 1812. Il y a d'ailleurs de bons et de mauvais ministères : huit chefs de service sont décorés à la Guerre, trois aux Relations extérieures, mais un seul à la Police générale.

En revanche, l'Empire exige beaucoup sur le plan du travail. La journée commence à 9 heures en été, à 10 heures en hiver ; elle s'achève soit à 16 heures soit à 17 heures, avec une pause pour le déjeuner. Elle est rythmée par la lumière du jour.
Peu de bureaux individuels. On travaille dans de grandes pièces où les employés sont entassés. Peu de mobilier : des tables, des armoires et un gros poèle. Une bonne description des conditions de travail nous est fournie par les Souvenirs de Pierre Foucher, beau-père de Victor Hugo, qui travailla à la Guerre.
Enregistrés au secrétariat général, plaque tournante de toute administration, les dossiers sont envoyés aux chefs de division concernés. Des commis d'ordre les distribuent entre les bureaux. Le chef de bureau se réserve les cas les plus difficiles et répartit le reste entre sous-chefs et commis. Quand le travail est achevé, il reprend la même filière en sens inverse.
L'ardeur des employés est stimulée par les possibilités d'avancement. Foucher nous explique qu'un bureau « qui a beaucoup travaillé, reçoit des gratifications plus fortes ». Et « s'il est parvenu à se faire une part d'affaires tellement multipliées qu'il faut l'élever au rang de division, alors le chef de bureau devient chef de division et ses sous-chefs se voient chefs titulaires ».
L'Empire fut l'âge d'or de l'administration française, comme l'écrit Balzac dans ses Employés. Âge d'or parce qu'une administration aime servir un État fort dont le prestige rejaillit sur elle, parce que le développement du service public et l'extension des conquêtes ont contraint le gouvernement à faire constamment appel à de nouveaux fonctionnaires, et enfin parce que le caractère militaire de cette administration – que l'on a comparée à une armée en campagne – lui a donné une incontestable efficacité.
Mais il y eut une contre-partie.

Les épurations

La notion d'épuration administrative avait été étrangère à l'Ancien Régime en raison de la vénalité des offices. Le monde des commis traversa sans grands dommages la Révolution. S'il y eut de nombreuses éliminations touchant les éléments les plus compromis dans les excès de la Révolution, en 1799, cette épuration fut masquée par le changement des institutions. Un remaniement des cadres administratifs restera toujours le moyen le plus commode d'éliminer discrètement certains opposants. De toute manière, le mouvement épuratoire n'eut qu'une médiocre ampleur. En abdiquant en 1814, Napoléon avait délié les fonctionnaires de leur serment de fidélité ; ceux-ci purent donc passer sans scrupules de conscience au service de Louis XVIII.
Le Roi avait promis par la Charte l'oubli du passé. Mais pouvait-il garder des préfets comme Jean de Bry ou Thibaudeau qui avaient voté la mort de son frère ? Il en allait de même pour Merlin de Doaui à la cour de Cassation ou pour certains conseillers d'État. Néanmoins il n'y eut pas de proscription.
Le retour de Napoléon de l'île d'Elbe entraîna une crise dans l'administration écartelée entre deux légitimités. Bien qu'il ait promis à son tour une amnistie, Napoléon dut céder à la pression de l'opinion qui réclamait en 1815 l'élimination des royalistes.
Une forte épuration eut lieu alors. En 1814, il s'était agi de ce qu'on appelait une épuration de convenance ; celle des Cent-Jours fut politique. Elle visa deux catégories de fonctionnaires : ceux qui avaient joué un rôle actif dans la restauration de Louis XVIII et ceux que le souverain avait nommés après sa restauration.
Pour les préfets, ce fut un raz de marée : six seulement conservèrent leur préfecture. De nombreux commissaires de police furent écartés. La magistrature fut sévèrement touchée.
Une telle épuration avait pour but d'attacher l'administration au nouveau régime alors en guerre à l'intérieur et à l'extérieur. Elle eut un effet contraire en favorisant un indiscutable attentisme des fonctionnaires.
Avec la Seconde Restauration, se développa une nouvelle épuration, l'épuration-châtiment qui se situe dans le contexte de la Terreur blanche. En juillet 1815, trente-huit préfets, cent-quinze sous-préfets, trente-et-un secrétaires généraux furent éliminés. L'épuration s'étendit jusqu'au petit personnel et Chabrol, préfet de la Seine, note dans ses Mémoires inédits : « Je fais tous mes efforts pour conserver mes employés ainsi que les fonctionnaires gratuits (les surnuméraires) qui n'ont pas été compromis d'une manière évidente pendant les Cent-Jours ».
Mais l'oeuvre entreprise par les grands commis de l'Empire ne fut en rien récusée par la Restauration. Cette administration hiérarchisée et minutieuse, d'une incontestable efficacité, était désormais un instrument indispensable pour la bonne marche du gouvernement. On en conserva les rouages. C'était rendre ainsi hommage à l'Empire. Les institutions napoléoniennes devaient parvenir jusqu'à nous.

Etonnons-nous pourtant qu'aucune promotion de l'Ecole nationale d'administration n'ait eu l'idée de prendre le nom de Napoléon Bonaparte, au lieu de ceux de Louise Michel ou de Saint-Exupéry, dont la contribution à l'élaboration de notre moderne administration parait bien mince en comparaison de celle de l'inventeur des préfets et des auditeurs au conseil d'Etat.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
359
Numéro de page :
5-9
Mois de publication :
juin
Année de publication :
1988
Année début :
1988
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