Opinions anglaises sur la Campagne d’Egypte

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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Opinions anglaises sur la Campagne d’Egypte

L'Angleterre était fort bien informée par ses espions et les royalistes de Provence des importants préparatifs français à Toulon depuis février 1798. Une importante flotte de guerre s'armait dans la rade de ce port, l'Amirauté française recensait les navires de commerce des Pyrénées à Livourne, des troupes de bonne qualité, affluant d'Allemagne et d'Italie, se concentraient sur les côtes méditerranéennes, à Toulon, Antibes, Gênes, notamment. Enfin, Bonaparte était nommé à la tête de cet imposant appareil guerrier, dénommé Aile gauche de l'armée d'Angleterre.
Le Premier ministre William Pitt et Lord Granville, chef du Foreign Office, craignent une vaste tentative d'invasion des îles britanniques, alors que le chef du War Office, plus clairvoyant, redoute une invasion de l'Égypte. Quant à l'Amirauté anglaise, certaine de sa supériorité sur une flotte française décimée par l'émigration de ses cadres, elle ne s'émeut pas outre mesure. De source sûre elle sait nos équipages incomplets, peu instruits, mal entraînés à la manoeuvre en haute mer et, davantage encore, au combat. Par mesure de prudence, Nelson patrouille toutefois en Méditerranée au large de nos côtes, quel que soit le temps. Son renforcement rapide est prévu en cas de besoin.

Aussi est-ce avec stupeur que Londres apprend le départ des Français de Toulon, le 19 mai 1798, et la prise de Malte, le 10 juin. Le doute est enfin levé : la Turquie ou l'Égypte sont l'objectif de Bonaparte.
Rallié par treize nouveaux vaisseaux de haut-bord, Nelson, dont la vigilance a été prise en défaut, se lance à la poursuite de l'Armada française, alourdie par quatre cents navires de charge à l'allure lente, la dépasse de nuit sans l'apercevoir, arrive avant elle devant Alexandrie et, ne l'y trouvant évidemment pas, cingle à toutes voiles sur le golfe d'Alexandrette, d'où il sera en mesure d'intervenir en mer Egée et de défendre les Dardanelles. Là, il fait encore chou blanc. Où est donc cet infernal Bonaparte ?

Le 1er juillet, quarante-huit heures après le passage de la flotte anglaise, celui-ci débarque ses troupes à l'Ouest d'Alexandrie, marche sur la ville et l'emporte d'assaut sans attendre son artillerie. La Campagne d'Egypte est commencée. Dès que la nouvelle parvient à Londres, elle y provoque un vif émoi car chacun pense aussitôt à l'Inde, fragile mais précieux joyau de la Couronne britannique depuis la perte des colonies américaines.
En toute hâte, deux Anglais commentent l'événement. Ils ignorent encore la destruction de la flotte française au mauvais mouillage d'Aboukir, le 1er août 1798. Un troisième Anglais, officier de l'armée des Indes, publie à son tour ses observations, compte tenu de cette heureuse victoire. Il n'en recommande pas moins à ses compatriotes de rester vigilants et forts car, avec Bonaparte et ses troupes aguerries, l'impossible est à exclure des calculs.

La traduction française de ces trois intéressants textes a paru à Paris, l'an VII de la République, par les soins du Bureau de la Librairie, 66, rue du Bouloi. Nous présentons ici un résumé précis de ces documents peu connus.

Premier document : Observations sur l’expédition du général Buonaparte dans le Levant, Considérations sur la probabilité de sa réussite

Le premier de ces Commentaires, intitulé Observations sur l'expédition du général Buonaparte dans le Levant, Considérations sur la probabilité de sa réussite, a pour auteur « l'éditeur de l'Histoire de Pierre III et de Catherine de Russie » sans autre précision (1). Il comporte 119 pages.
« On s'est épuisé » écrit-il, « en conjectures sur l'intention d'une force considérable qu'on a su rassembler, équiper et envoyer malgré toute la vigilance des forces anglaises pour accomplir un projet tout à la fois étendu, grand dans son objet, mais plein de témérité et de dangers ».

Il rappelle que, selon des plans français antérieurs, « une colonie qu'on y établirait (en Egypte) deviendrait le boulevard des Iles Adriatiques (c'est-à-dire Ioniennes) et assurerait à la République la domination de la Méditerranée; qu'un tel établissement deviendrait l'entrepôt du commerce des Indes et que, par suite, il réunirait celui de l'Orient à celui de l'Occident ».
Il reconnaît qu'hypnotisée par la menace d'un débarquement en Grande-Bretagne, l'Amirauté anglaise a sous-estimé le danger en Méditerranée.
Voici donc les Français en Égypte. Ils pourraient fort bien réaliser deux grands projets: joindre la Mer Rouge à la Méditerranée en coupant l'isthme de Suez; rétablir le canal qui faisait autrefois passer jusque dans le Nil les productions de l'Inde venant du golfe d'Arabie. Aussi énumère-t-il complaisamment les moyens considérables dont dispose Bonaparte, les savants, les ingénieurs, les aérostiers, les techniciens de toutes sortes, les habiles artisans qui l'accompagnent.

Le commentateur estime que la date du débarquement a été particulièrement bien choisie car si les Français parviennent à réunir assez de voiles en Mer Rouge, les vents les conduiront alors aisément jusqu'aux côtes de l'Indoustan. Là, les attend avec impatience le sultan de Mysore, Tippoo Sahib, lequel, « n'ayant rien d'autre à coeur que les chasser (les Anglais) de l'Inde », a déjà proposé une alliance défensive et offensive au général de Malartic, commandant général des Établissements français au-delà du Cap de Bonne Espérance (île de France et île Bourbon, actuelles île de la Réunion et île Maurice).
Il n'est donc pas douteux pour l'écrivain anglais que la France vise l'Inde par de là l'Égypte, afin « d'ouvrir à son commerce une route beaucoup plus courte que par le Cap ». Il rappelle à nouveau que cette idée fut longtemps agitée avant la Révolution, et le baron de Tott en avait présenté un plan au maréchal de Castries.

Revenant au canal à travers l'isthme de Suez, notre auteur le juge « impossible à exécuter ; cela est démontré par la nature du sol, sans parler de tout autre obstacle », à savoir la différence de niveau entre les deux mers, la Mer Rouge étant à un niveau plus élevé que la Méditerranée, aux fonds côtiers, vaseux ou sablonneux, au manque d'eau douce, etc… Par contre, il envisage le rétablissement par les Français des canaux d'autrefois, de Suez au lac Amer, puis de ce plan d'eau au Nil, permettant le passage, non de vaisseaux d'un port considérable, mais de grosses barques, « et cet avantage seul suffirait pour anéantir le commerce qui se fait par le Cap de Bonne Espérance ».
En définitive, la conquête de l'Égypte lui paraît aussi facile que celle de Malte en raison de la mauvaise administration des Mameluks, maîtres du pays et oppresseurs des Égyptiens.
Il doute néanmoins que Bonaparte mène finalement à bien sa vaste entreprise aux vues lointaines, « tant les obstacles sont nombreux et les difficultés insurmontables », et parvienne même à se maintenir longtemps dans le delta du Nil, car les escadres anglaises finiront bien par couper ses communications maritimes en Méditerranée et il ne pourra pas créer des républiques satellites en Asie et en Afrique comme il l'a fait en Europe.

Après ses vues générales et souvent fort pertinentes, la majeure partie de son commentaire est consacrée à une Description exacte d'Alexandrie, aux particularités relatives à la navigation en Mer Rouge, et à un Détail historique de l'Égypte englobant tous les sujets: superficie, situation géographique, climat, sol, productions, animaux, religion, langage, sciences, curiosités, monuments, manufactures, gouvernement, revenus, force militaire, histoire. C'est un bon résumé de la somme des connaissances de l'époque d'après les ouvrages du baron de Tott, de Savary, de Volney. In fine, le traducteur français porte l'appréciation suivante sur le travail de l'auteur : « A quelques traits près, qui se ressentent de la haine britannique, ce petit ouvrage sur l'expédition de Bonaparte est écrit avec décence, et contient des observations précieuses », opinion à laquelle on ne peut que souscrire sans réserve.

Deuxième document : Recherches sur l’expédition de Buonaparte dans le Levant, par Eyler Irwin

D'un tout autre ton sont les Recherches sur l'expédition de Buonaparte dans le Levant, par Eyler Irwin, (2).
D'emblée, E. Irwin se demande si l'entreprise de Bonaparte est conciliable avec la raison et il répond catégoriquement par la négative. « Et d'ailleurs, qui peut douter que le génie prévoyant de la marine britannique ne détruise, dans leur origine, les projets illimités de ce guerrier qui remplit le monde de sa renommée ».

L'Inde n'est d'ailleurs pas le véritable objectif. Celui-ci vise en réalité la ruine de Constantinople, de Smyrne et l'établissement en Égypte d'une nouvelle colonie.
Puis il examine pour le mieux écarter le projet supposé de la conquête de l'Inde. Trois itinéraires sont possibles, par Suez, par Bassorah, par Ispahan. Prenons le premier. Le débarquement à Alexandrie, la marche sur Rosette, la remontée du Nil en felouques, la conquête de l'Égypte ne seront pas faciles. Et une fois à Suez, où trouver les vaisseaux nécessaires? Et si par hasard la difficulté était levée, les bateaux de transport se heurteraient dans le détroit de Bab el Mandeb (3) à la flotte de guerre de la Compagnie des Indes Orientales. Or, la Grande Bretagne étant maîtresse des mers, « une invasion de l'Inde par la voie de Suez est physiquement impossible ». C.Q.F.D.
Par Alexandrette, Alep, le désert, le Tigre ou l'Euphrate, les difficultés sont immenses. D'ailleurs Bagdad ne pourrait fournir la centième partie des bateaux nécessaires au transport de l'armée jusqu'à Bassorah. La soif serait en outre le grand danger. Et même si les Français parvenaient à Bassorah, leur situation ne serait pas meilleure. Les côtes escarpées de Perse présentent jusqu'au Gange un trajet insurmontable de près de 700 lieues. S'ils prennent la voie de mer, toute la marine anglaise viendra bloquer le golfe persique.
Reste alors la route d'Alexandre par la Phénicie, l'Euphrate, le Tigre, la Perse, l'Afghanistan, les Sikhs, tout aussi difficile. Si d'aventure Bonaparte parvenait aux portes de l'Indoustan, il aurait encore 350 lieues à franchir pour rejoindre Tippoo Sahib et il trouverait devant lui Cornwallis et l'armée des Indes, déjà vainqueurs, précédemment, du sultan de Mysore. Ce dernier n'est d'ailleurs pas sûr. Il a déjà chassé ignominieusement les Français de son camp et il ne leur offre pas davantage de garanties maintenant.

E. Irwin rappelle que les Français n'ont dans les mers des Indes que quelques frégates et pas un seul vaisseau de ligne, que les îles françaises de l'archipel des Mascareignes (4) sont étroitement bloquées par les croisières anglaises. La flotte de la Compagnie et l'escadre du Cap possèdent la totale maîtrise de l'Océan Indien.
Et, laissant percer le bout de l'oreille, il écrit fort naïvement: « … Je voudrais dissiper le doute et le découragement de ceux qui y sont le plus particulièrement intéressés. C'est avec plaisir que je vois les fonds de la Compagnie (des Indes Orientales) conserver leur valeur; car je suis certain, et je suis un actionnaire, que cette aventure romanesque, quelque hardie qu'elle soit, venant à échouer, raffermira l'opinion politique, plutôt que d'exposer au moindre danger le pouvoir et les revenus de la Compagnie ».
Quoiqu'il en soit, « il n'est plus question de peser les probabilités, mais d'adopter des mesures contre des impossibilités apparentes ». Il faut toujours se méfier d'un homme comme Bonaparte car s'il venait à passer la mer entre l'Égypte et l'Inde _ sait-on jamais! _ les possessions anglaises de cette partie du monde seraient dans le plus grand péril. Le sous-entendu est clair: la Grande-Bretagne doit s'armer pour donner toute sécurité aux actionnaires de la Compagnie.

Le traducteur de ce factum de trente-trois pages conclut ainsi : « Il (Irwin) la croit impossible (l'expédition de Bonaparte) parce qu'il la craint, sinon l'invasion de l'Inde, au moins celle de l'Égypte, puisque, de son aveu, le commerce de l'Inde serait perdu pour l'Angleterre, si l'Égypte restait au pouvoir des Français ».

Troisième document : Réplique à Irwin, autrement Preuves que l’expédition supposée de Buonaparte au Levant est possible et autorisée par des exemples

Après la mise hors de cause de la flotte française à Aboukir, paraît à Londres, le 18 octobre 1798, une « Réplique à Irwin, autrement Preuves que l'expédition supposée de Buonaparte au Levant est possible et autorisée par des exemples« , en 53 pages, par un officier au service de la Compagnie des Indes Orientales.

« Nelson vient de nous rassurer » écrit-il. « L'allarme (sic) s'est donc dissipée et peut-être l'écrit de M. Irwin a pu ajouter à cette fausse sécurité ». Car les plans de Bonaparte ne sont nullement réduits à rien pour autant. « Si j'en crois l'opinion générale, une division avait pour but de se rendre du Caire aux côtes de la Mer Rouge, et de là dans l'Inde pour y détruire nos établissements. Mais en quoi le séjour de la flotte française dans la Méditerranée pouvait-il coopérer à l'accélération de cette marche? » Bien au contraire, « l'armée française, voyant toute communication interceptée avec la mère patrie, sentira, dans sa situation désespérée, la nécessité de tout hasarder pour se rendre aux côtes d'Asie par un coup de main… qu'on juge par ce qu'il (Bonaparte) a fait, ce qu'il peut oser ».
Ne pouvant reproduire in extenso ce texte intéressant, nous nous bornerons à le résumer avec précision tout en l'émaillant de citations caractéristiques.

Bonaparte, écrit l'officier anglais, a conquis l'Égypte en quelques semaines, avec 22 000 combattants, ce qu'on jugeait impossible. Une de ses divisions est à Suez. Il a battu les Mameluks qui terrorisaient la population. N'oublions pas que les Coptes, troisième partie de la population, sont chrétiens. Les Arabes nomades peuvent tout au plus harceler de faibles détachements. Ils sont traditionnellement divisés entre eux. Quant à leur appétit de pillage, « il ne tiendra pas contre l'échange de baïonnettes et du fusil, du canon si ce n'est pas assez ».
La Porte a déclaré la guerre à la France, « mais il n'est guère probable qu'elle puisse envoyer en Égypte une armée qui puisse empêcher Bonaparte de s'avancer vers l'Inde si tel est son projet ». D'ailleurs, la fortification des villes et des bases, qu'il a ordonnée, ne peut que le renforcer. Invoquer, comme Irwin, le précédent de Saint-Louis pour prédire la fin identique de Bonaparte n'est pas un argument sérieux.
Le problème de l'eau entre Le Caire et Suez, dans un désert de 70 milles, n'est pas insoluble, quand on a des chameaux et des outres. Depuis longtemps, il n'empêche nullement des caravanes de milliers et de milliers de pèlerins de se rendre aux Lieux Saints de Hedjaz.

La principale difficulté consiste à trouver en Mer Rouge assez de bateaux pour transporter les troupes. Selon le colonel Capper, il y a eu dans cette mer des navires du port de 1 200 tonneaux et j'y ai vu moi-même de beaux bâtiments du port de 500, 600, 700 tonneaux. Rien n'empêcherait non plus les Français, alliés des Hollandais de Batavia, de noliser des navires danois, américains. Ils auraient construit au surplus des radeaux pouvant porter de 300 à 500 hommes.
A cela Irwin répond par avance que ces concentrations seraient vite connues des Anglais et que les ports sont tous étroitement bloqués. Or ils le sont si peu que la frégate La Seine a pu s'échapper de l'Ile de France avec des troupes à son bord et que deux autres frégates ont escorté jusqu'en Europe deux vaisseaux espagnols de Manille. Si les Français occupaient l'île de Socotra, à l'Est du détroit de Bab el Mandeb, et y installaient de gros canons, ce serait de nature à balancer la supériorité de nos navires.

N'oublions pas non plus que l'amiral français de Sercey (1753-1836) « est encore dans les mers orientales avec trois ou quatre grosses frégates, et beaucoup d'autres vaisseaux plus petits, qu'il a équipés en corsaires ». Avec ces forces essentiellement mobiles, il infeste ces mers pendant presque tout le temps des guerres actuelles. Il a enlevé un vaisseau en rade de Madras et pris deux vaisseaux réguliers de l'Inde, en rade de Tellichery. Et que sont donc devenus les vaisseaux impunément enlevés par les Français en plein Océan Indien. Voici une liste: Princesse Royale (peut-être repris), Pigot, Triton, Raymond, Woodeote, Fort-William, Thomas, Kaunitz, un beau vaisseau arabe, un vaisseau neuf de 800 tonneaux environ, d'autres encore. La plupart ont dû rester entre leurs mains.

Quant à Tippoo Sahib, il brûle du désir de se venger des Anglais et de s'allier pour cela aux Français. Il a envoyé des ambassadeurs en France et une députation auprès du général de Malartic, à l'Ile de France. Il existe probablement une alliance entre lui et Zemann-Shah, roi de Khaboul (Afghanistan), à laquelle Almas-Aly Khan pourrait se joindre. Tous sont musulmans et détestent l'Angleterre. Il se peut que Bonaparte se contente d'envoyer dans l'Inde une seule division. « C'est bien assez d'un secours de 6 000 ou 8 000 hommes pour engager Tippoo à reprendre la lutte contre les Anglais. Alors la lutte sera dure et l'issue probablement douteuse ».

Bref, dans une telle situation, les uns sont terrorisés, les autres, comme Irwin, béatement optimistes. Il faut prendre l'affaire au sérieux, se préparer à temps.
« Si on s'en occupe trop tard, l'Angleterre pourra perdre le joyau le plus brillant de sa couronne; et pour me servir de l'expression emphatique d'Hastings, un de ceux qui ont le mieux gouverné dans ces contrées, ce joyau tient par un fil si délicat qu'il peut se casser au moindre toucher, ou se dissoudre au vent de l'opinion publique ».

Tippoo Sahib et l’Angleterre

Tippoo Sahib.On perçoit nettement, à travers ces commentaires de trois Anglais d'opinion et de formation différentes, l'inquiétude suscitée en Grande-Bretagne par le débarquement de Bonaparte en Égypte et sa rapide conquête du pays.
Ces inquiétudes étaient-elles justifiées quant à l'Inde ? Pour y répondre, résumons brièvement la situation de l'Indoustan, de 1780 à 1799.

En 1782, Tippoo Sahib, né en 1750, succède à son père, Hyder-Ali, ennemi juré des Anglais, et maître du Mysore, puissant État du Sud de l'Inde, entre la côte de Coromandel et la côte de Malabar. Il avait déjà pris part avec succès aux campagnes de son prédécesseur et hérité de sa haine contre les Anglais. Musulman, son autorité s'exerçait sur vingt millions de ses coreligionnaires, réputés d'humeur combative.
Les principautés voisines du Mysore, plus faibles que lui, subissaient tantôt l'influence anglaise, tantôt celle d'Hyder, puis de son fils, selon que la fortune des armes favorisait l'un ou l'autre des belligérants, ou que l'or rétablissait en cas de revers la balance de la fortune. Deux États, l'un proche du Mysore, celui du Nizam de Hyderabad, l'autre plus éloigné, représentant la confédération des Mahrattes, jouaient ainsi, plus ou moins, le rôle d'arbitres.
Hyder et son fils Tippoo avaient souvent recours à des officiers français pour organiser à l'européenne leur armée et lui donner la cohésion nécessaire avant d'affronter les forces anglaises, à base de cipayes fortement encadrés. Aucun des partis en présence n'avait encore marqué un avantage décisif.

En 1782, à la mort d'Hyder Ali, le Mysore est donc toujours en guerre contre les troupes de la Compagnie des Indes Orientales qui parviennent à s'emparer de sa capitale, Bendalor. Accouru aussitôt du Carnatic, Tippoo, appuyé par des renforts français, surprend le général Matthews, s'empare de son artillerie, reprend Bengalore, fait prisonnier le chef anglais, bon nombre de ses officiers, et ordonne de les exécuter.
Un bon général anglais, sir Eyre Coote, venu de Madras, rétablit assez bien la situation mais sans plus. Par contre, sur la côte de Malabar, les Anglais de Bombay s'assurent du port de Mangalore, grand chantier naval du Mysore.
Tippoo assiège immédiatement la place avec le corps français de Charles Pâtissier, marquis de Bussy-Castelnau (1718-1785), vieux routier des Indes, et l'aide de l'escadre victorieuse du bailli de Suffren.
Il est sur le point de réussir quand le traité de Versailles du 3 septembre 1783, mettant fin à la guerre d'Indépendance des États-Unis, le prive du concours de nos forces. Il manifeste son dépit en infligeant aux Français, ses camarades de combat, mille avanies.
Il se résigne alors à conclure avec la Compagnie des Indes Orientales un traité par lequel les deux belligérants se rendent leurs conquêtes respectives, en 1784. « Les Anglais, par leur adroite politique, achevèrent à cette époque de détruire l'influence des Français dans l'Indoustan et neutralisant les alliés de la France, ils retrouvèrent dans l'Inde les avantages qu'ils venaient de perdre en Amérique (5) ». Ils détachent le Nizam d'Hyderabad et les Mahrattes de l'alliance avec le Mysore, pacifient et organisent le Bengale sous l'impulsion du gouverneur Hastings.

Réparant rapidement ses pertes, l'indomptable Tippoo reconstitue son armée avec l'aide des Français, transporte sa capitale de Bengalore à Seringapatam, dans une île formée par la rivière de Cauvery, envoie sans succès une ambassade à Louis XVI, en 1788, noue des relations avec les princes musulmans des frontières Nord-Ouest de l'Inde. Puis, il rouvre les hostilités contre les Anglais. Lord Cornwallis, défenseur malheureux de Yorktown, est alors gouverneur-général.
Après trois ans de péripéties diverses, Tippoo, contraint à demander la paix, doit céder la moitié de ses domaines à ses adversaires, payer tribut, donner en gage ses deux fils aînés.

Assoiffé de vengeance, Tippoo, nullement abattu, recommence à tisser le réseau de ses intrigues. Il recherche le concours de Zeman-Shah, souverain du Cachemire, du Kandahar, des Afghans, du Korassan, ainsi que celui d'Almas Ali Khan, également musulman. Il sollicite l'appui moral du grand chérif de La Mecque que le colonel anglais Capper dit défavorable à ses compatriotes, dépêche des émissaires au général de Malartic (1730-1800), gouverneur des Iles de France et de Bourbon.
Celui-ci, disposant de faibles forces, ne peut lui fournir une aide très substantielle. Il lui promet néanmoins l'appui de ses corsaires et met à sa disposition un général, un commandant de marine, un commandant des Européens, deux officiers d'artillerie, six officiers de marine, quatre charpentiers de vaisseaux, vingt-six officiers, sergents et interprètes, trente-six soldats mulâtres. Il encourage les hommes de couleur des Mascareignes qui le désireraient à servir dans l'armée de Tippoo, leur garantissant en son nom bonne solde et rapatriement quand ils le désireront.

Aucun de ces préparatifs n'échappe évidemment aux Anglais. Les directeurs de la Compagnie des Indes Orientales sont effrayés. L'un d'eux, toutefois, Dundas, pressentant le danger, obtient, un mois avant le départ de la flotte française de Toulon, l'envoi aux Indes de 5 000 hommes de troupe tirés des garnisons de Gibraltar, du Portugal, du Cap de Bonne Espérance.
D'autre part, les Anglais ont imposé au faible Nizam de Hyderabad la présence d'un résident de leur nation, le capitaine Kirkpatrick. Mais la plupart des directeurs de la Compagnie, aveuglés par l'esprit mercantile, peu disposés aux dépenses de guerre, composeraient volontiers avec leur redoutable voisin, Tippoo Sahib.

Tel n'est pas l'avis du nouveau gouverneur général, sir Richard Colley Wellesley (1760-1842), homme résolu, bien épaulé par son frère cadet, officier supérieur. Arthur Wellesley (1769-1852), futur duc de Wellington. Pondichéry étant aux mains de la Compagnie depuis 1793, il impose sa volonté aux directeurs et décide de porter l'effort en premier lieu sur Hyderabad.
Le Nizam Ali a, en effet, constitué une armée de 14 000 hommes entraînés à l'européenne, bien encadrés, que commande un Français énergique, Michel Raymond (1755-1798), né à Sérignac, près d'Auch. Pour entretenir cette troupe, celui-ci dispose d'un territoire assurant un revenu annuel de cinq millions. Il marche contre les Maharattes qui ont déclaré la guerre au Nizam _ à l'instigation des Anglais _ et les défait à plusieurs reprises. Il entretient aussi des relations suivies avec Tippoo. Bref, il devient dangereux.

Wellesley envoie alors à Hyderabad, auprès de Kirkpatrick, un jeune agent de la Compagnie, John Malcom (1769-1833), fils d'un pauvre fermier du Dunfriesshire, arrivé aux Indes comme cadet à l'âge de douze ans, et parlant fort bien les langues du pays ainsi que le persan. Il dirige en même temps la colonne du lieutenant-colonel Roberts, de Madras à Hyderabad.
A peine John Malcom est-il arrivé à destination que Raymond meurt subitement, sans doute empoisonné. Son successeur, Perron, un incapable, ne maintient pas la discipline de sa troupe, laquelle, brusquement encerclée de nuit par Roberts, est désarmée sans coup férir. On garantit galamment le rapatriement en Europe à ceux qui le désireraient.
L'affaire a été fort bien orchestrée, synchronisée par le frère du gouverneur général. Par la suite, le duc de Wellington témoignera toujours une grande amitié à John Malcolm, qui sera fait sir, puis deviendra brigadier-général, gouverneur de Bombay et membre du Parlement.

Ayant ainsi paré à toute menace venant du Nord. Wellesley dirige deux fortes colonnes sur Seringapatam, l'une sortie de Madras, sous le général Harris, l'autre de Bombay, sous le général Stuart. D'autre part, l'amiral Raynier bloque avec sa flotte le détroit de Bab el Mandeb et occupe l'île de Socotra.

Il était temps, car Bonaparte, ayant conquis l'Égypte, arrivait à Suez. Tippoo Sahib le savait. Les Anglais interceptent deux lettres du général français adressées, l'une au sultan de Mysore, l'autre au grand chérif de La Mecque.
Après une furieuse défense, Seringapatam, assiégée par les deux armées anglaises, est prise d'assaut, le 4 mai 1799, malgré les efforts héroïques de Tippoo Sahib, qui périt les armes à la main, et de ses Français, en trop petit nombre.
 

Désormais, l'Angleterre est seule maîtresse de l'Inde. La possession de cette vaste contrée, si peuplée, et de ses ressources, va lui permettre de soutenir sans faiblir la guerre contre la France et de susciter avec son or les coalitions successives auxquelles notre pays devra faire face jusqu'à l'épilogue final de Waterloo, en 1815.
Les tentatives faites par Napoléon pour ruiner l'Angleterre par le blocus continental finiront par dresser contre lui toutes les Puissances du contingent européen, lasses des contraintes sévères inhérentes au système.
Au fond il s'en est fallu de peu, en 1798-1799 _ une escadre et 10 000 hommes _, pour que nous portions un coup fatal aux Anglais en Inde.
Mais nous ne disposions pas de ces moyens pour casser le fil fragile qui attachait ce précieux joyau à la couronne d'Angleterre…

Notes

(1) Nous n'avons pu identifier cet auteur.
(2) Il n'est pas fait mention de cet auteur dans l'Encyclopaedia Britannica.
(3) Détroit qui fait communiquer la Mer Rouge et l'Océan Indien, entre Aden et Djibouti.
(4) Réunion et Maurice.
(5) Histoire de Mysore sous Hyder-Ali et Tippoo Sahib, par J. Michaud, 2 tomes, p. 100, Paris, 1801.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
291
Numéro de page :
12-17
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1977
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