Tilsit : un « partage du monde » ?

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Le 14 juin 1807, à Friedland, l’armée napoléonienne sortit vainqueur de la dernière bataille d’une guerre commencée près de trois ans plus tôt. Après les Autrichiens à Austerlitz (2 décembre 1805), les Prussiens à Iéna et Auerstaedt (14 octobre 1806), les Russes devaient s’avouer vaincus par la Grande Armée, malgré leurs succès et demi-succès pendant la campagne de Pologne (hiver 1806-1807) et leur honorable comportement sur le champ de bataille. Cinq jours plus tard, Napoléon atteignait le Niémen et s’installait dans la ville de Tilsit. Son intention n’était pas de franchir le fleuve et d’entrer en territoire russe, aussi fut-il soulagé d’apprendre que ses adversaires souhaitaient discuter d’un armistice. Il fut signé le 20 juin et devait permettre une négociation de paix qui, disait le texte signé par le maréchal Berthier pour la France et le prince Dimitri Lobanov-Rostovsky (que les historiens français appellent Lobanov de Rostov) pour la Russie, « devait mettre fin « à une effusion de sang si contraire à l’humanité ». Recevant le plénipotentiaire du tsar, Napoléon lui laissa entendre que cette négociation se passerait d’autant mieux si l’on parvenait à une « explication directe entre souverains ».  Et comme Alexandre 1er avait lui-même autorisé le prince à accepter une telle éventualité, l’affaire fut conclue.

Le 85è Bulletin de la Grande Armée annonça sans tarder la bonne nouvelle à une armée française qui, bien qu’ayant remporté les combats décisifs, était elle aussi à bout de forces. La plupart des soldats avaient quitté la France en août 1805 et, du camp de Boulogne aux confins de l’empire des tsars, avaient traversé l’Europe en combattant dans des conditions épouvantables (qu’on se rappelle la journée d’Eylau, du 8 février 1807). Ils aspiraient à la fin des hostilités et au retour dans leurs familles : « On était las de la guerre, écrivit le soldat Barrès, on se voyait en quelque sorte à l’extrémité du monde civilisé, à cinq cents lieues de Paris et exténué de fatigue ». Napoléon savait encore que la France doutait : ses bulletins de police l’informaient quotidiennement d’une sourde grogne qui gâtait l’esprit public et de l’inquiétude des dignitaires. Lui aussi voulait terminer cette guerre et pouvoir enfin rentrer dans sa capitale.

Quant au tsar, il se rendait lui aussi à l’évidence : poursuivre la lutte serait suicidaire. Il n’avait plus d’armée digne de ce nom, plus d’alliés (l’armée prussienne était en lambeau), ne recevait plus les subsides pourtant promis par l’Angleterre et probablement plus envie de se battre. Il fit donc taire le parti de la guerre qui, dans son entourage, lui rappelait le souvenir du désastre de la folle tentative de Charles XII de s’enfoncer dans l’immensité russe et imposa la négociation.

La rencontre des deux empereurs fut mise en scène avec soin. Elle devait avoir lieu dans ce qu’on n’appelait pas encore le no man’s land entre les deux belligérants. Or, cette partie neutre se trouvait… au milieu du Niémen. L’unique pont qui l’enjambait à Tilsit avait été détruit. Dès que la décision de la négociation directe fut arrêtée, les sapeurs de la Garde impériale entreprirent (en huit heures) la construction d’un grand radeau sur lequel se dressait une maisonnette joliment meublée. Le toit du pavillon était surmonté des aigles de Russie et de France et les frontons de la maisonnette ornés d’un « N » et d’un « A ». Le tout reposait sur des bateaux reliés entre eux par des câbles et solidement amarrés. C’est là que les deux souverains devaient faire connaissance et, éventuellement, négocier les termes d’un traité.

La première rencontre eut lieu le 25 juin 1807, en début d’après-midi. Le célèbre capitaine Coignet raconta plus tard la scène dans ses mémoires : « Quand tout fut prêt, nous nous portâmes sur les bords du fleuve. Là nous attendait le plus beau spectacle que jamais homme ne verra. Au milieu du Niémen se trouvait un grand radeau, garni de larges et magnifiques tentures et, sur le côté gauche, un pavillon. Aux deux rives était amarrée une barque richement décorée. Napoléon se plaça avec son état-major dans l’une d’elles, montée par les marins de la garde.

Alexandre occupa l’autre. Au même signal, les deux empereurs se mettent en marche. Ils avaient chacun le même trajet à parcourir et le même nombre de degrés à monter pour atteindre la plate-forme du radeau. Mais notre Napoléon arriva le premier. Lorsque les deux souverains eurent gagné tous deux le lieu de rendez-vous, on les vit s’embrasser comme deux frères. Les troupes accumulées sur les deux rives poussèrent des acclamations frénétiques. Toute la vallée en retentit ». Le tsar parla le premier : « Sire, je hais les Anglais autant que vous les haïssez, et je serai votre second dans tout ce que vous entreprendrez contre l’Angleterre ». Napoléon lui répondit qu’après une telle entrée en matière, la paix était quasiment faite… ce qui était aller vite en besogne. On discuta ainsi en public pendant un quart d’heure, puis les deux souverains se retirèrent pour un tête-à-tête secret de plus d’une heure et demie. Le 86è Bulletin devait relater le lendemain : « LL. MM. Les Empereurs de France et de Russie ont eu une entrevue, le 25 juin, au milieu de la rivière du Niémen. Les deux monarques se sont d’abord embrassés, et ont eu une conférence qui a duré quatre heures (sic) ».

On doit ici à la « vérité » historique de nuancer la légende qui veut que les deux empereurs se soient mutuellement séduits lors de cette rencontre au milieu du Niémen. Ennemis jurés deux semaines plus tôt, ils ne tombèrent pas sous le charme l’un de l’autre et la politique ne fut jamais abandonnée. Albert Sorel mettait déjà en garde contre la légende dans son chef d’oeuvre L’Europe et la Révolution française : « Il y a une atmosphère, une optique, un esprit ou, pour dire plus vrai, une fantasmagorie et un jargon de Tilsit : des images fugitives, des mots vagues et flatteurs, mais imprécis, où l’on mettait et d’où l’on ôtait à sa guise ce qu’on voulait ». A la même époque, Charles Maurras rappelait que « la diplomatie n’est pas un sentiment, c’est une affaire ». Concernant Tilsit, il avait bien raison.

Certes, Napoléon et Alexandre firent tout pour donner un tour « intime » à leur rencontre, s’embrassant, se prenant par le bras, disant chacun à l’autre ce qu’il avait envie d’entendre dans ces préliminaires informels. « C’est un héros de roman, aurait dit Napoléon d’Alexandre à ce moment-là. Il a toutes les manières d’un des hommes aimables de Paris ». L’empereur des Français écrivit le soir même à l’impératrice Joséphine : « Je viens de voir l’empereur Alexandre ; j’ai été fort content de lui ; c’est un fort beau, bon et jeune empereur ; il a de l’esprit plus qu’on ne le pense communément ». Il pleuvait, mais tout se passait comme entre des gens qui se découvraient de l’amitié. Tous les témoins ont noté l’atmosphère détendue et les compliments réciproques… qui se prolongèrent pendant les quinze jours que dura le « congrès ». Celui-ci n’eut d’ailleurs pas lieu sur le radeau amarré au centre du Niémen. L’endroit, soumis au roulis, était inconfortable et trop exigu. On décida donc de poursuivre les amabilités et, surtout, les négociations sur la terre ferme. Un accord rapidement rédigé et signé décida de la neutralisation de la ville de Tilsit (occupée par les Français) et un quartier fut remis aux Russes qui purent s’y installer.

Dès lors, les deux empereurs se virent quotidiennement, passèrent des revues ensemble, inspectèrent les bivouacs, distribuèrent cadeaux et décorations. Ils assistèrent aussi à une représentation de la Comédie française. Les deux gardes impériales se reçurent, festoyèrent et vidèrent des centaines de bouteilles : la fête dégénéra en une « dégoûtante orgie » (Coignet). Les officiers firent assaut de gentillesse et de présents, alors que trois semaines plus tôt, ils étaient prêts à s’étriper. Murat, maréchal de l’Empire et beau-frère de l’empereur, et le grand-duc Constantin se virent souvent et devinrent presque amis.

Mais ces assauts pacifiques –qui sont la moindre des choses dans une rencontre diplomatique de ce type- ne doivent pas masquer l’essentiel : la politique restait bien présente. Peu après sa première rencontre avec l’empereur des Français, le tsar écrivit à sa soeur, la grande-duchesse Catherine : « Mais que dites-vous de ces événements ? Moi ! passer mes journées avec Bonaparte, être des heures entières en tête à tête avec lui ! Je vous demande un peu si cela n’a pas l’air d’un rêve ». A sa mère, il confia qu’il comptait s’appuyer sur la « vanité » de son interlocuteur pour sauver ce qui pouvait l’être.

Ce qui se jouait alors était le sort de l’Europe et, contrairement à ce qu’on a cru parfois pouvoir écrire, il n’y eut pas de « partage du monde » à Tilsit, mais un traité dicté par le vainqueur (Napoléon) au vaincu (Alexandre). Dans le meilleur des cas, on pourrait estimer que ce partage du monde fut un « marché de dupes » pour la Russie : elle n’avait droit qu’à la partie orientale, la France se réservant la partie la plus riche du « monde » occidental.

Pendant que les deux souverains se complimentaient, laissant au passage le roi de Prusse Frédéric-Guillaume se morfondre dans l’indifférence (« J’ai souvent couché à deux, jamais à trois », aurait dit Napoléon), les diplomates s’activaient en coulisse. Chaque jour, les deux empereurs travaillaient ensemble à ce qu’avaient préparé leurs plénipotentiaires. « Je serai votre secrétaire et vous serez le mien », avait dit Napoléon à Alexandre. A voir.

Les instructions de Napoléon à son ministre des Relations extérieures, Talleyrand, étaient de ne rien céder de ce qui pourrait asseoir la prépondérance française en Occident. Le ministre n’était pas un partisan de l’alliance russe, mais plutôt pour un retour à un équilibre européen garanti par une amitié franco-autrichienne. On peut dire que Napoléon le força à négocier dans un sens qui n’avait pas sa préférence. Il le fit bien pourtant. Mais ce fut la dernière fois que le grand diplomate se laissa ainsi forcer la main.

Car si l’empereur était flatté des rapports égalitaires qui s’étaient instauré entre lui le chef d’une vieille famille régnante, cela ne le rendait pas sentimental ou faible. Il voulait renforcer ce qu’il appelait son « système » et n’était pas prêt pour cela à trop de concessions.

On doit dire ici que, face à l’implacabilité de Napoléon, le tsar parvint à « limiter les dégâts ». Pour cela, il mit une sourdine à ses préventions philosophiques à l’égard du « fils de la Révolution » et entra de plain pied dans une sorte de realpolitik. Il savait qu’il lui faudrait mettre une sourdine à bien des ambitions –y compris séculaires- de son empire, mais il se disait aussi que cela lui offrirait un répit propice à préparer une revanche qu’il jugea dès ce moment inéluctable. Il le confierait plus tard à Kourakine, devenu son ambassadeur à Paris : « Il y avait des circonstances où il fallait songer de préférence à sa propre conservation et ne suivre d’autres règles que le bien de l’État ». La diplomatie est une affaire, disait-on plus haut.

La politique réelle prit tellement sa place à Tilsit que le roi de Prusse en fut broyé. Alexandre l’abandonna à son sort… que Napoléon voulait sévère. Il fut laissé à l’écart et rarement admis en présence des deux autres souverains. La délégation prussienne dut négocier à part son propre traité avec la France. Le royaume de Frédéric-Guillaume serait une des grandes victimes des accords de Tilsit.

Le 7 juillet 1807 les traités franco-russes furent signés par Talleyrand pour la France, Kourakine et Lobanov pour la Russie. Ils étaient constitués, d’une part, d’un traité de paix de vingt-neuf articles patents et sept articles secrets et, d’autre part, d’un traité d’alliance en neuf articles. Leurs déclarations liminaires annonçaient une bonne nouvelle : il y avait désormais « paix et amitié » entre les deux empereurs. Là s’arrêtaient les amabilités. Le reste –c’est-à-dire l’essentiel- n’était qu’une suite de conditions imposées par le vainqueur au vaincu. Le tsar acceptait par la force des choses de renoncer (provisoirement dans son esprit) aux ambitions européennes qu’il avait héritées de sa grand-mère la grande Catherine.

Alors qu’il s’y était toujours refusé depuis 1804, il reconnaissait de facto l’Empire français. Dans la même veine, il acceptait la présence de Joseph Bonaparte sur le trône de Naples où Napoléon l’avait placé en mars 1806, en lieu et place de Ferdinand IV de Bourbon, jusqu’alors allié de la Russie (dont il accueillait volontiers les contingent dans ses États). Il admettait encore l’existence de la Confédération du Rhin réunissant la France et les États d’Allemagne du sud dans un accord essentiellement militaire. Au nord et au centre de l’Allemagne, il aidait même Napoléon à confectionner de toutes pièces un royaume de Westphalie pour le jeune Jérôme Bonaparte. L’Allemagne -dont les tsars rêvaient d’être les protecteurs- échappait à l’influence russe et passait nettement dans l’orbite française, avec le consentement de puissances moyennes telles la Bavière, le Bade, le Wurtemberg, la Saxe et, bien sûr, la Westphalie.

Plus grave pour la ambitions européennes russes et symboliquement plus difficile à accepter, Alexandre était contraint de garantir la création d’un duché de Varsovie, sorte de Pologne qui ne disait pas son nom. Il était composé de territoires repris à la Prusse et artificiellement placé sous l’autorité du roi de Saxe. Le tsar acceptait ainsi qu’un glacis hostile empêche toute progression russe au nord-ouest du continent. Car le duché allait être –nul n’en doutait- un satellite de la France : ses troupes continuaient à y stationner tandis qu’un résident français était nommé à Varsovie. Ce duché, sans cesse renforcé par Napoléon –notamment après la victoire sur l’Autriche en 1809- allait constituer une pomme de discorde permanente entre Paris et Saint-Pétersbourg.

Troisième concession, le tsar devait retirer ses troupes de Moldavie et de Valachie, territoires conquis sur les Ottomans un an plus tôt. Il s’engageait en outre à négocier avec la Turquie en vue d’une paix définitive, sous l’oeil de Napoléon. Cette fois, c’est de leurs ambitions dans le sud-est de l’Europe dont les Russes devaient faire leur deuil. L’évacuation n’eut pas lieu mais ces dispositions des traités de Tilsit rappelaient une des traditions de la diplomatie française : l’alliance ottomane. Celle-ci empêchait l’accès aux mers chaudes à la Russie, notamment la Méditerranée, ce en quoi la France et l’Angleterre apparaissaient d’ailleurs comme des « alliés objectifs ». Pour parachever cette exclusion, la Russie devait évacuer les bouches du Cattaro et remettre les îles Ioniennes à la France.

Le seul avantage « européen » que la Russie retirait en apparence du dispositif de Tilsit constituait en réalité la certitude d’une catastrophe prochaine. Les traités érigeaient en effet le tsar en « médiateur » du conflit franco-anglais. Puisqu’il avait ouvertement déclaré qu’il « haïssait » les Anglais et leurs manoeuvres, Alexandre se voyait contraint de mettre tout son poids dans la balance pour convaincre le gouvernement de Londres de négocier avec la France. C’était une façon –bien embarrassante pour lui- d’offrir un brevet de « bon européen » au successeur de Pierre le Grand. Mais cette fausse ouverture avait sa contrepartie : si le gouvernement britannique ne se décidait pas positivement avant le mois de novembre 1807, non seulement la Russie devait lui déclarer la guerre, mais de surcroît appliquer le Blocus continental, c’est-à-dire cesser tout commerce avec elle.
Le 9 juillet, Napoléon et Alexandre se séparèrent, non sans qu’un dernier effort de « communication » soit consenti. A onze heures du matin, les deux gardes impériales se rangèrent de part et d’autre de la rue où était logé le tsar. Celui-ci fit son apparition, le grand aigle de la Légion d’Honneur barrant son uniforme vert. Napoléon le rejoignit, arborant, lui, l’ordre de Saint-André. Les deux souverains passèrent les troupes en revue. Le Français demanda bientôt à son nouvel allié de l’autoriser à décorer le plus courageux des grenadiers russes. On fit sortir des rangs le grenadier Lazarev qui fut promptement décoré et reçut une pension viagère française de 1200 francs par an. Quelques jours plus tard, Alexandre allait rendre la politesse à Napoléon en envoyant l’ordre de Saint-André à remettre à un brave grenadier de la Garde.

Puis, les deux empereurs se rendirent à une fête organisée à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de Poltava. Enfin, vers trois heures de l’après-midi, Alexandre prit place dans une barque qui devait le reconduire sur l’autre rive. Napoléon lui adressa encore quelques signes d’amitié puis chacun suivit son destin.

Le désastre de Friedland coûtait donc cher à la Russie. Elle voyait ses ambitions européennes déjouées : elle ne pouvait plus influer sur le sort de l’Allemagne, le duché de Varsovie lui barrait l’expansion à l’Ouest, l’obligation de s’accorder avec la Turquie lui fermait aussi la route des Balkans et de la Méditerranée. Après le désastre militaire, la défaite diplomatique était presque totale. Elle allait vite se doubler d’un écroulement de l’économie.

L’adhésion de la Russie au Blocus continental allait la forcer, d’une part, à ouvrir son marché aux produits français (qui devaient remplacer les productions britanniques ou coloniales) et, d’autre part, à se priver des recettes de douanes et à accepter une baisse de l’activité de ses ports. Sauf à ce que les produits français soient de meilleure qualité pour le même prix (ou moins chers) et que la marine marchande impériale parvienne à tout coup à bon port (si tant est qu’on choisisse la voie maritime pour livrer, ce qui était peu probable), le Blocus ne pouvait que perturber une économie russe très dépendante du commerce avec l’Angleterre.

Dans ces conditions, lorsqu’en décembre 1807, la Russie entra dans le conflit contre la « perfide Albion », aucune référence au Blocus ne figurait dans sa déclaration de guerre. En ne s’engageant pas positivement sur ce point, le tsar se ménageait une porte de sortie, tant en politique extérieure (avec l’Angleterre) qu’intérieure (avec la bourgeoisie commerçante et l’aristocratie propriétaire russes). L’ambassadeur de France Caulaincourt tenta de stimuler les échanges franco-russes mais la pente à remonter était trop forte. Malgré le volontarisme français, la conquête commerciale de l’empire des tsars allait s’avérer impossible sans exclure fermement l’Angleterre du marché, ce qui ne fut jamais le cas en raison de la mauvaise volonté des autorités et d’une contrebande à très grande échelle. Malgré cela, l’économie russe entra rapidement en récession et le rouble s’effondra.

La francophobie de l’entourage du tsar –et sans doute de l’autocrate lui-même- en fut décuplée. Si bien que l’on peut dire que dès les mois qui suivirent Tilsit, la rupture était programmée. Elle allait intervenir cinq ans plus tard et conduire l’Empire français à sa perte.

Pourtant, avec les traités de 1807, Napoléon pouvait croire qu’il avait verrouillé le continent. « Pour l’empereur, Tilsit représentait un succès indiscutable », a estimé Jacques Droz, grand historien français des relations internationales. En effet, si on replace ce traité dans le contexte du temps –et en feignant de ne pas connaître la suite-, on peut juger qu’il était bon pour l’Empire. La Russie était peu sanctionnée directement mais elle n’était pas pour autant exonérée de sa défaite sur le plan de la géopolitique continentale. On peut parler à cet égard d’apogée de l’Empire français et de l’empire des Français sur l’Europe. Débarrassé de l’Autriche après Austerlitz, le conquérant avait châtié la Prusse par le traité de paix bilatéral signé avec elle, toujours à Tilsit, le 9 juillet. En écartant la Russie des routes occidentales, des Balkans et de la Méditerranée, il l’avait confinée dans ses positions orientales.
Mais Napoléon ne sut pas s’arrêter sur cette position. Son « système » était conçu pour le mouvement et non pour la récolte patiente des fruits de la victoire. La sévérité de ses traités préparait des revanches. La nécessité du Blocus pour contraindre l’Angleterre à la paix lui créait partout des ennemis. Son rêve de prépondérance l’entraînait à aller toujours plus loin.

Moins d’un an après Tilsit, la Grande Armée allait entrer au Portugal puis en Espagne pour s’assurer des marches méridionales. Ce fut la campagne de trop, celle qui marqua vraiment un tournant, ce que Talleyrand allait appeler le « commencement de la fin ».

Quant à Napoléon, il se rappellerait avec nostalgie à Sainte-Hélène de cette apogée de son règne, mais sans regretter ses erreurs postérieurs, confiant à Gourgaud  que l’époque la plus heureuse de son règne était peut-être ces journées de Tilsit : « Je me trouvais victorieux, dictant des lois, ayant des empereurs, des rois pour me faire la cour ».

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