L’explosion de l’Orient, un des vaisseaux les plus puissants du monde

Auteur(s) : BATTESTI Michèle
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La bataille d'Aboukir est marquée par l'explosion de l'Orient, un événement exceptionnel, pour ne pas dire unique. Ce vaisseau avait une double charge symbolique, d'une part en portant la marque du vice-amiral Brueys et d'autre part en incarnant la toute puissance sur mer. Ce trois-ponts de 120 canons, mis en chantier dans l'arsenal de Toulon en 1790, avait été lancé en 1791. Ses plans avaient été conçus par un des meilleurs ingénieurs-constructeurs de son temps, Jacques-Noël Sané et un officier de marine savant, membre de l'Académie des sciences, le chevalier Jean-Charles de Borda. Ils correspondaient à un des trois modèles retenus pour le perfectionnement et l'uniformisation de l'outil naval entrepris par le ministre de la marine, le maréchal de Castries. Sur les conseils de Borda, les arsenaux français étaient entrés dans l'ère des séries et trois plans types avaient été retenus pour les vaisseaux ; les deux-ponts de 74 et 80 canons ; le trois-ponts de 118 canons. Une fois les plans avalisés, ils devaient être scrupuleusement suivis pour construire des unités à l'identique dans les dimensions, la forme de carène et les lignes d'eau. Le système recherché n'était pas tant de déterminer les proportions « idéales » pour chaque type de vaisseau, que de disposer de trois rangs de vaisseau, capables d'avoir le même comportement à la mer, le même  » rayon d'action « , induit par la capacité d'emport de leurs cales, et de combattre en escadre.

L'Orient fut un des neuf trois-ponts construits entre 1788 et 1814. Long de 196 pieds 6 pouces (65,18 m), large de 50 pieds (16,24 m), ayant un creux de 25 pieds (8,12 m), déplaçant 2 700 tonneaux, ce vaisseau était armé dans sa batterie basse de 32 canons de 36 livres, dans sa deuxième batterie de 34 canons de 24 livres, dans sa batterie haute de 34 canons de 12 livres et sur les gaillards de 20 pièces de 8 livres et de 4 caronades de 36. Mais cette redoutable plate-forme de tir ne se contentait pas d'être la plus puissante unité en service, elle avait la réputation d'être la meilleure. Souffrant d'un complexe d'infériorité à l'égard des constructions navales françaises, l'Amirauté britannique fit elle-même son panégyrique à la suite des essais réalisés avec son sister-ship, le Commerce-de-Marseille, capturé à Toulon en 1793 : un vaisseau  » aux lignes exceptionnellement fines, un bon navire de haute mer […]. En dépit de ses dimensions, il navigue comme une frégate, il a une bonne tenue à la mer. Peu de navires sont comparables à lui, c'est un remarquable navire, très sûr et aisé « .
Ce concert d'éloges ne résista toutefois pas aux faits. La Royal Navy ne sut quoi faire de cet  » excellent » vaisseau et le transforma en ponton dès 1796 ! L'un des plus importants constructeurs anglais, Gabriel Snodgrass, spécialiste des bâtiments de l'East India Company, jugeait les trois-ponts français comme des « monstres ridicules « . Les marins français eux-mêmes leur préféraient les 80 canons, plus rapides et plus manoeuvrants. Quoi qu'il en fût, l'Orient était un vaisseau impressionnant. Durant sa courte carrière, sa seule avanie fut de changer trois fois de nom, au gré des fluctuations politiques : Dauphin Royal jusqu'en 1792, Sans-Culottes jusqu'en 1795 avant de prendre son nom définitif et prédestiné d'Orient. Vaisseau-amiral de la flotte expéditionnaire, il avait été le dernier à appareiller de Toulon, le 19 mai 1798, mais trop chargé, il avait touché : un incident interprété comme un très mauvais présage annonçant le désastre final.

Placé au centre du dispositif décidé par Brueys, l'Orient avait commencé par foudroyer le Bellerophon. À 19h30, intervenait le premier drame : la mort de Brueys, presque coupé en deux par un boulet. Une heure plus tard, son capitaine de pavillon, Casabianca, était blessé gravement à la tête. Jusqu'à cinq vaisseaux anglais s'acharnèrent sur l'Orient. À son bord, plusieurs débuts d'incendie avaient été maîtrisés, mais le feu reprenait sans cesse, alimenté par les peintures et l'huile répandues sur le pont. À 21h45, un nouvel incendie se déclara dans les porte-haubans d'artimon à bâbord et se propagea dans la mâture. Mais cette fois, il devint incontrôlable. Selon la loi des séries, tout se conjugua pour enrayer la lutte contre le feu à laquelle les hommes de la batterie de 24 avaient été appelés : pompe à incendie brisée ; haches de combat inaccessibles ; seaux dispersés… Le vaisseau était la proie des flammes de l'avant à l'arrière. Devant l'ampleur et la violence du sinistre, Ganteaume décida de noyer les poudres, mesure ultime pour sauver le bâtiment au prix de son désarmement. Le maître calfat ouvrit les robinets. Mais c'était trop tard, le feu progressait plus vite l'eau. Ganteaume n'eut d'autre alternative que d'ordonner l'évacuation de l'Orient. Dans le sauve-qui-peut général, une centaine d'hommes parvinrent à monter sur une chaloupe ; quelques-uns s'embarquèrent sur un canot à demi-calciné ; d'autres s'accrochèrent aux mâtures et aux débris entourant le vaisseau en flammes ; les blessés restés à bord moururent brûlés vifs. Vers 22h30, le fleuron de la marine française explosa dans un fracas épouvantable, ébranlant les vaisseaux environnants, les couvrant de débris enflammés.
Cet événement rarissime alimenta la légende, accréditée par Napoléon, qu'il constitua le tournant de la bataille alors que celui-ci intervint à la tombée de la nuit avec l'arrivée des  » renforts  » anglais. C'est confondre cause et conséquences. Le dénombrement des victimes de l'Orient est impossible, dans la mesure où l'effectif réglementaire de l'équipage, qui s'élevait à 1 130 hommes, était loin d'être complet au moment du combat. Il manquait notamment la moitié des servants dans la batterie de 12. Les Britanniques ont souvent avancé le chiffre de 70 survivants, qui correspond au nombre d'hommes recueillis à leurs bords. Le contre-amiral Decrès, commandant des frégates, donna un décompte de 760 rescapés.
 
Les deux escadres, frappées de stupeur devant cet événement unique dans une grande bataille, respectèrent une pause quasi-religieuse. Nelson, en dépit de sa blessure au visage, monta sur le pont pour contempler ce spectacle exceptionnel, qui devait inspirer, avec plus ou moins de réalisme, tant de peintres et de graveurs. Mais la catastrophe prit une dimension onirique avec la légende tenace que le trésor de Malte avait été englouti avec l'Orient. En 1984, Jacques Dumas, président de la Confédération mondiale des activités subaquatiques (fondée en 1956 par le commandant Cousteau), découvrait, en présence du prince Louis Napoléon et avec le concours d'un chasseur de mines de la marine nationale, le trois-ponts qui fut identifié grâce à son gouvernail, pièce formidable de 12 mètres de haut, doublée de cuivre, sur laquelle est inscrit son ancien nom Dauphin Royal. Les débris de l'Orient sont dispersés sur plus de trois cents mètres, prouvant la violence de la déflagration. Plusieurs centaines d'objets furent retirés par 9 mètres de fond à 7 km de la côte et conservés dans deux musées égyptiens. En août 1998, l'archéologue français Franck Goddio  » redécouvrit  » l'épave. De cette nouvelle campagne d'archéologie sous-marine, il ressort que l'Orient aurait explosé non seulement à l'arrière, où se trouvait la sainte-barbe, mais, ce qui est inattendu, également à l'avant. Un nouveau mystère ?

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
421
Numéro de page :
18-19
Mois de publication :
déc.-janv.
Année de publication :
1998-1999
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