La loi de 1851 sur l’apprentissage

Auteur(s) : CHOFFAT Thierry
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Plus que tout autre régime, la Deuxième République et le Second Empire peuvent être caractérisés par leur volonté de mettre en place une réelle protection sociale. Cette orientation, nécessitée par le développement du capitalisme et par conséquent par l'apparition massive d'une classe ouvrière, se manifeste par exemple par les sociétés de secours mutuels, les débuts de la retraite – pour les fonctionnaires d'abord puis pour d'autres catégories – la réorganisation des conseils des prud'hommes, la loi sur les coalitions, la suppression de l'article 1781 du Code civil, l'essor de l'enseignement professionnel…
 
Par ailleurs, l'on connaît fort bien les penchants naturels de Napoléon III qui, reste de ses écrits de jeunesse, souhaitait faire disparaître les misères humaines (n'est-ce pas l'objectif fixé par son opuscule de 1844, L'Extinction du paupérisme ?), améliorer les conditions de vie des plus pauvres et, mériter par-là, le titre de  » souverain social « .
 
Avant 1848, les lois sociales brillaient par leur absence. Il est vrai que l'industrialisation de la France n'en était qu'à ses premiers balbutiements et que, fidèle aux préceptes de la Révolution de 1789, le libéralisme économique primait sur le bien-être des ouvriers et employés. Seuls les Saint-Simoniens – école à laquelle on peut sans peine rattacher le Prince Louis-Napoléon Bonaparte – étaient partisans d'un certain interventionnisme de l'État dans l'économie. Or, tant sous la Restauration que sous la Monarchie de Juillet, les Saint-Simoniens ne sont guère associés aux affaires politiques du pays.
 
Signalons pourtant que le 14 mars 1841, une loi avait été adoptée, fixant l'âge légal du travail dans les manufactures (définies comme des ateliers groupant au moins vingt ouvriers) à 8 ans. C'est en effet souvent en intervenant – et le plus souvent de manière limitée – afin de protéger les catégories les plus exposées (les femmes les enfants) que le droit social s'est affirmé.

De mornes débats parlementaires

Dès 1848, et de manière plus présente à partir de la fin de l'année 1850, un débat parlementaire va soulever la question des adolescents travaillant en qualité d'apprenti
 
En effet, la crise de l'apprentissage était devenue un problème particulièrement crucial. Le travail salarié des enfants concurrençait largement l'apprentissage, d'autant plus que ce dernier se rencontrait essentiellement dans les artisanats non visés par la loi de 1841 et où par conséquent l'embauche de jeunes n'était soumise à aucune contrainte. En réalité, la forte proportion d'apprentis traduisait surtout une logique de pression des salaires, les enfants coûtant beaucoup moins cher que leurs parents. De surcroît, en ce milieu du XIXe siècle, les petites tailles des moins de dix ans étaient un atout non négligeable dans les filatures (ils servaient surtout à  » rattacher les fils  » sous les métiers à tisser, à lancer ou à tirer les navettes) ainsi que dans les mines de charbon où ils étaient utilisés pour leur facilité à se glisser dans les galeries les plus étroites.
 
En raison de la composition de l'Assemblée conservatrice élue en 1849, la loi votée le 28 février 1851 et promulguée le 4 mars, va aboutir à un compromis entre une conception paternaliste de la société (dont, en la matière, les sources remontent aux corporations et métiers de l'Ancien Régime) et une volonté de faire avancer la question sociale.
 
Texte technique reposant sur les travaux du conseil d'État, du gouvernement et des commissions parlementaires, la loi de 1851 doit beaucoup aux contributions de quelques députés  » férus de droit industriel  » (1) et politiquement plutôt proches, soit des monarchistes, soit du Prince-Président. Ce fut le cas par exemple du magistrat François-Étienne Mollot (2), de l'ancien horloger Henri-Alexandre Peupin, du ministre de l'Instruction Publique Marie Esquirou de Parieu (3), ou encore du romancier Pierre-Auguste Callet. En réalité, la proposition de loi n'enthousiasma ni les foules, ni les députés, les débats étant peu passionnés et les amendements peu défendus.

Un dispositif protecteur

Le premier intérêt de la loi est tout simplement… d'exister. En effet, nous avons souligné la rareté des lois antérieures similaires. Outre la loi de 1841 sur le travail des enfants, une loi du Consulat (22 germinal an XI – 12 avril 1803) (4) réglementait de manière évasive les relations entre l'employeur et l'employé, renvoyant les détails de l'exécution du contrat au Code civil.
 
À partir de 1851 donc, la législation va définir le contrat de travail. L'équilibre du contrat sera quelque peu réorienté au profit de l'apprenti, l'État intervenant afin d'imposer sa volonté, les obligations des parties n'étant plus qu'accessoires. Dès lors, l'acte juridique créant les relations d'apprentissage va devenir un véritable contrat spécial.
 
 » Le contrat d'apprentissage est celui par lequel un fabricant, un chef d'atelier ou un ouvrier s'oblige à enseigner la pratique de sa profession à une autre personne qui s'oblige, en retour, à travailler pour lui : le tout à des conditions et pendant un temps convenus.  » (Article 1).
Surtout, ce qui apparaissait comme une nouveauté et un véritable progrès juridique, la loi va imposer la conclusion d'un contrat écrit ( » fait par acte public ou par acte sous seing privé « ), laissant néanmoins subsister une possibilité exceptionnelle de contrat purement verbal (5). Cette forme écrite, exceptionnelle, était exigée par le conseil d'État en estimant que  » le contrat d'apprentissage est un acte de tutelle, qui engage la liberté de l'enfant souvent pour plusieurs années « .
 
Cet apport écrit est renforcé par les mentions légales que doit obligatoirement contenir un tel contrat :
 » Les nom, prénoms, âge, profession et domicile du maître ;
Les nom, prénoms, âge et domicile de l'apprenti ;
Les noms, prénoms, professions et domicile de ses père et mère, de son tuteur ou de la personne autorisée par les parents, et à leur défaut par le juge de paix ;
La date et la durée du contrat ;
Les conditions de logement, de nourriture, de prix, et toutes autres arrêtées entre les parties.
Il devra être signé par le maître ou par les représentants de l'apprenti.
 » (Article 3).
 
La durée du travail effectif des apprentis âgés de moins de quatorze ans ne pouvait pas dépasser dix heures par jour (douze heures pour les jeunes de quatorze à seize ans) et aucun travail de nuit ne pouvait être imposé aux moins de seize ans. Pour des questions religieuses, le travail dominical des apprentis restait exceptionnel.

" En bon père de famille "

La loi donne ensuite une définition traditionnelle des obligations réciproques du maître et de l'apprenti.

En l'espèce, le législateur a souhaité donner une réelle autorité à l'employeur vis-à-vis de son apprenti. On revenait ainsi aux conceptions paternalistes de l'Ancien Régime. Le maître n'avait pas seulement à apprendre un métier à l'adolescent qu'il formait. Il devait aussi lui assurer son éducation et ainsi se substituer à l'autorité paternelle.

 » Le maître doit se conduire envers l'apprenti en bon père de famille, surveiller sa conduite et ses moeurs, soit dans la maison, soit au dehors, et avertir ses parents ou leurs représentants des fautes graves qu'il pourrait commettre ou des penchants vicieux qu'il pourrait manifester. Il doit aussi les prévenir, sans retard, en cas de maladie, d'absence, ou de tout fait de nature à motiver leur intervention. Il n'emploiera l'apprenti, sauf conventions contraires, qu'aux travaux et services qui se rattachent à l'exercice de sa profession. Il ne l'emploiera jamais à ceux qui seraient insalubres et au-dessus de ses forces.  » (Article 8).
 
Par ce texte, l'employeur devait se substituer aux parents, devenir un nouveau père, amené à former – dans toutes les acceptions du terme – le jeune que ses parents biologiques lui confiaient.
 
C'est ainsi par exemple que si l'apprenti âgé de moins de seize ans ne sait pas lire, écrire ou compter ou s'il n'a pas encore terminé sa première éducation religieuse, le maître sera tenu de lui laisser prendre, sur sa journée de travail, le temps et la liberté nécessaires pour son instruction. Par ailleurs, l'employeur devait lui enseigner progressivement et complètement l'art, le métier ou la profession spéciale objet du contrat. À la fin de l'apprentissage, il devait lui délivrer un congé d'acquit ou certificat constatant l'exécution du contrat.
 
De son côté, l'apprenti, nouveau fils de la maison, devait à son maître  » fidélité, obéissance et respect « . Même si certains – dont le ministre Parieu – souhaitaient sa prohibition, nous remarquerons que le droit de correction n'est nullement interdit dans des rapports restant à la fois professionnels et quasi-filiaux.

Au nom de la morale

Texte social, la loi de 1851 se veut également le reflet de la majorité conservatrice de l'Assemblée. C'est ainsi que le législateur a tenu à sauvegarder l'apparence de bonnes règles de moralité. Nul ne pouvait ainsi recevoir d'apprenti mineur s'il n'était âgé d'au moins vingt et un ans. Aucun célibataire ou veuf ne pouvait loger comme apprenties des jeunes filles mineures. Nul ne pouvait recevoir d'apprenti s'il avait été condamné pour attentat aux moeurs, avait subi une condamnation pour crime… La morale était sauve, car après tout, rien n'interdisait que le maître célibataire embauche de jeunes mineures… pourvu qu'elles ne passent pas la nuit chez lui. C'est ce que le député républicain Victor Schoelcher qualifiera ironiquement de  » morale de nuit  » (6).

Une loi peu appliquée

En résumé, si cette loi votée sous la présidence de Louis-Napoléon comporte bien un aspect de protection sociale, il est patent que des manques subsistent : le texte ne fixe absolument pas d'âge minimum pour devenir apprenti, aucun véritable contrôle ou contrainte de la part de l'administration n'est mis en place, le nombre d'apprentis n'est pas limité, aucun diplôme ou capacité n'est exigé pour le maître désireux d'embaucher et de former un jeune…
 
De surcroît, les employeurs vont souvent déroger à la règle du contrat d'apprentissage afin de recruter des adolescents qu'ils n'instruiront que modérément, s'en servant comme main-d'oeuvre bon marché.
 
C'est ainsi qu'à la fin du Second Empire, on évalua à cent mille environ le nombre d'enfants oeuvrant dans la grande industrie, dont 18 % âgés de dix à douze ans et 5 % de huit à dix ans. Ils constituaient par exemple 20 % du personnel à Carmaux. À Paris, en 1872, 34 000 ouvriers de moins de 18 ans travaillaient. Ils étaient souvent qualifiés d'apprentis mais, en réalité, 15 % seulement d'entre eux disposaient d'un contrat d'apprentissage en règle.
 
La Troisième République n'améliorera pas le système avant 1937-1938.
 
Néanmoins, il faut souligner les apports essentiels de la loi de 1851, notamment en matière de contrat écrit, de fixation d'heures hebdomadaires maximales et peut-être surtout de volonté d'encadrer l'apprentissage en garantissant – au moins dans les textes – la formation scolaire et professionnelle des jeunes adolescents contraints de travailler.

Bibliographie

– Francis Hordern,  » Histoire du droit du travail par les textes. Tome 1, De la Révolution à la première guerre mondiale (1791-1914) « , Cahiers de l'Institut Régional du Travail d'Aix-en-Provence, n° 8 (juillet 1999), Université de la Méditerranée, p. 51-55
– Christelle Spiry, La politique sociale sous la Deuxième République et le Second Empire, Mémoire de Diplôme supérieur d'Etudes sociales, Université de Nancy, 1998, 123 p.
Olivier Tholozan,  » Le débat parlementaire de 1851 sur le contrat d'apprentissage ou la liberté contractuelle acclimatée « , Cahiers de l'Institut Régional du Travail d'Aix-en-Provence, n° 9 (avril 2001), Université de la Méditerranée, p. 207-222.

Notes

(1) Olivier Tholozan, page 210.
(2) Mollot avait publié en 1845 (réédité en 1847) un petit ouvrage de 94 pages qui servit aux parlementaires durant la discussion de la loi de 1851 : Le contrat d'apprentissage expliqué aux maîtres et aux apprentis selon les lois, règlements et usages.
(3) Marie Louis Pierre Esquirou de Parieu (1815-1893), député du Puy-de-Dôme, ministre de l'Instruction Publique et des Cultes du 31 octobre 1849 au 24 janvier 1851, fut conseiller d'État sous le Second Empire (vice-président en 1865), ministre présidant le conseil d'État du 2 janvier au 9 août 1870 et enfin sénateur bonapartiste du Cantal de 1876 à 1885.
(4) Seuls les articles 9, 10 et 11 du titre III de la loi du 22 germinal an XI étaient consacrés au contrat d'apprentissage qui, du reste, n'était guère différent d'un contrat de travail classique.
(5) La conclusion d'un contrat écrit est un premier pas vers l'abolition de l'article 1781 du Code civil qui conférait au maître la seule force probatoire en matière de salaire ; cette abolition étant acquise à partir de 1868.
(6) Séance de l'Assemblée du 22 février 1851.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
437
Numéro de page :
31-35
Mois de publication :
oct.-nov.
Année de publication :
2001
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