Pages napoléoniennes : Mercure de France , 4 juillet 1807. Chateaubriand écrit : C’est en vain que Néron prospère …

Auteur(s) : LHEUREUX-PRÉVOT Chantal
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Pages napoléoniennes : <i> Mercure de France </i>, 4 juillet 1807. Chateaubriand écrit : C’est en vain que Néron prospère …
François-René de Chateaubriand (Biographie nouvelle des contemporains, Paris, 1821)

Le Mercure de France, illustre revue littéraire mainte fois décédée puis ressuscitée depuis sa naissance au 17ème siècle, aurait traversé le Premier Empire dans un relatif anonymat, si son tout nouveau propriétaire et donc rédacteur en chef, François-René de Chateaubriand ne s’était dressé contre la tyrannie et le despotisme dans un article resté célèbre.
On connaît ces phrases citées comme un symbole de l’opposition à Napoléon : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et de la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde ». [Pétris de culture antique, les lecteurs du premier Empire décryptaient aisément les noms de leurs contemporains qui se cachaient derrière les figures romaines : Chateaubriand prend le masque de l’historien Tacite qui osa écrire, ce que la population disait tout bas, que Germanicus, général populaire et héritier légitime d’une famille lontemps associée au pouvoir, avait été tué sur ordre de l’empereur. Germanicus devint alors le double du duc d’Enghien.]

 

La célèbre tirade est insérée dans un long compte-rendu (15 pages) sur un ouvrage de voyage en Espagne, publié dans le tome 29 du Mercure de France, daté du 7 juillet 1807. S’il est peu question de l’Espagne dans ce texte, par contre la Terre sainte et les souvenirs de Chateaubriand y tiennent une grande place.
Pour mieux comprendre la genèse et l’impact de cet article, il convient de revenir quelques années en arrière.

Mercure de France, T. 29, 4 juillet 1807

Chateaubriand, en légère disgrâce depuis sa démission en 1804 de son poste à Rome auprès du Cardinal Fesch, a choisi de voyager durant deux ans (en 1806 et 1807) dans les pays d’Orient, bénéficiant toujours de l’appui des délégations françaises et de la discrète bienveillance de l’Empereur. Il y rencontra Natalie de Noailles, fervente royaliste, qui devint sa maîtresse et le présenta à un cercle d’amis persuadés que l’enlisement de l’armée napoléonienne en Pologne allait sonner le glas de l’Empire.
Le retour en France a un goût amer pour Chateaubriand : les soucis d’argent l’assaillent de nouveau (parti endetté, il revient encore plus endetté), la gloire de Napoléon qui a triomphé à Iéna agace sa propre vanité, il doit reconquérir sa place au soleil littéraire et, enfin, il a besoin de briller aux yeux de sa maîtresse.
La solution va résider dans le rachat du Mercure de France à Fontanes (avec quel argent ? Certains biographes de Chateaubriand penchent pour un apport du parti royaliste, soucieux de disposer d’une tribune auprès de l’élite).
Chateaubriand va inaugurer sa prise de fonction avec un compte-rendu, a priori anodin, sur le Voyage pittoresque et historique de l’Espagne, par M. de Laborde. Pourquoi cet ouvrage, plutôt qu’un autre ? Parce que M. de Laborde est le frère de Nathalie de Noailles, qui a elle-même réalisée une partie des dessins.
De l’intérêt propre de l’ouvrage, il n’en est question qu’à la troisième page. C’est surtout le prétexte pour Chateaubriand de glisser tout à trac ses pensées sur l’histoire et la liberté, et d’écrire ses souvenirs de Terre sainte. Se rendant compte du tracé un peu sinueux de l’article, il écrit pour s’en dédouaner : « M. de Laborde nous pardonnera ces digressions. Il est voyageur, nous sommes comme lui ».

Première page : "C'est en vain que Néron prospère ..."

La suite racontée par Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-tombe est éclatante comme son écriture : « Napoléon s’emporta : on s’irrite moins en raison de l’offense reçue qu’en raison de l’idée que l’on s’est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu’à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l’univers était prosterné ! « Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne comprends pas ! Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. » (lire le texte en entier en bas de page)
La réalité serait plus tempérée. Certes l’Empereur est en colère contre Chateaubriand, mais Joseph Joubert, ami de l’écrivain, rend compte ainsi de l’ire impériale dans une lettre de septembre 1807: « Le tonnerre a grondé ; le nuage a crevé, et la foudre en propre personne a dit à Fontanes que si son ami recommençait, il serait frappé. Tout cela a été vif, et même violent, mais court. Aujourd’hui tout est apaisé; seulement on a grêlé sur le Mercure« .
La sentence consista en un bannissement à quelques lieues de Paris et la perte du Mercure, moyennant des indemnités d’éviction qui durent être intéressantes, puisque dès le mois d’août 1807 Chateaubriand pu acheter la maison de la Vallée-aux-Loups, à Chatenay-Malabry au sud de Paris. François-René préférera déclarer que « sa propriété (le Mercure) périt« , en oubliant ce que nous apprend le témoignage de Joubert : « Dans la tempête, l’or a plu sur les déplacés (du Mercure) et je ne conseille pas de les plaindre ».
Bien des années plus tard, en 1833, Chateaubriand en rédigeant ses Mémoires d’outre-tombe, reviendra sur l’article devenu fameux. Il explique la colère de Napoléon non pas par la tirade contre le despotisme, dont il ne dit rien, mais par le récit de son pèlerinage sur les tombes des deux filles de Louis XV, enterrées en Trieste, lieu de leurs exils ! (lire le texte en entier en bas de page)
Retiré à la Vallée-aux-loups, Chateaubriand voit s’ouvrir devant lui la période de sa vie la plus propice à sa carrière littéraire. Charmé par sa propriété, entouré d’une cour de femmes, il écrivit Les Martyrs, le début des Mémoires d’outre-tombe, les premiers textes des Études historiques. De plus, en exil doré, il a endossé le costume d’opposant officiel, lui qui aimait à dire : « Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi ».

Notes
« Les prospérités de Bonaparte, loin de me soumettre, m’avait révolté ; j’avais pris une énergie nouvelle, dans mes sentiments et dans les tempêtes. Je ne portais pas en vain un visage brûlé par le soleil, et je ne m’étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d’un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. Mon article tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France : on en répandit d’innombrables copies à la main ; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l’article et le firent relier à part ; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l’effet produit par une vois retentissant seule dans le silence du monde. (…) Napoléon s’emporta : on s’irrite moins en raison de l’offense reçue qu’en raison de l’idée que l’on s’est formée de soi. Comment ! mépriser jusqu’à sa gloire ; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l’univers était prosterné ! « Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne comprends pas ! Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. » Il donna l’ordre de supprimer le Mercure et de m’arrêter. Ma propriété périt ; ma personne échappa par miracle : Bonaparte eut à s’occuper du monde ; il m’oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace. »
Mémoires d’Outre-Tombe, 2ème partie, livre 18, chapitre 5.
« Il nous étoit réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois, dont nous avions entendu prononcer l’oraison funèbre dans un grenier de Londres. Ah ! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames, aura vu une fois interrompre son silence ; le bruit des pas d’un Français aura fait tressaillir deux françaises dans leur cercueil. Les respects d’un pauvre gentilhomme, à Versailles, n’eussent été rien pour des princesses ; la prière d’un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des Saintes ».
Extrait du compte-rendu sur le Voyage pittoresque et historique de l’Espagne, par M. de Laborde, Mercure de France, Tome 29, 4 juillet 1807, p. 16.


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