La recréation du Conseil d’Etat

Auteur(s) : TULARD Jean
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De toutes les créations de Napoléon est-il institution plus célèbre que le Conseil d'État ? Napoléon lui était profondément attaché et, aujourd'hui encore, le Conseil d'État le lui rend bien. On en voudra pour preuve les manifestations organisées pour son bicentenaire en 1999 : exposition, livres, colloque, spectacle à la Comédie Française… (1). Il y a deux cents ans en effet le Conseil d'État était ressuscité par la constitution du 13 décembre 1799. Ressuscité, car il avait existé un Conseil d'État sous l'Ancien Régime, mais le Conseil d'État napoléonien en divergeait notablement en dépit d'attributions voisines.
 
Les conseillers d'Etat
L'article 52 de la constitution dite de l'an VIII prévoyait : « Sous la direction des Consuls un Conseil d'État est chargé de rédiger les projets de loi et les règlements d'administration publique, et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière administrative. « Les conseillers d'État, indiquait l'article 41, étaient nommés et révoqués par le Premier Consul ». L'article 53 précisait : « C'est parmi les membres du Conseil d'État que sont toujours pris les orateurs chargés de porter la parole au nom du gouvernement devant le Corps législatif ». Rien en revanche sur le nombre des conseillers et leurs conditions de travail (2).
Bonaparte n'attendit pas l'approbation de la constitution par référendum pour nommer les membres du conseil le 3 nivôse an VIII (24 décembre 1800). Ils furent installés le lendemain au palais du Luxembourg où ils prêtèrent serment. Le 5 nivôse (26 décembre), un règlement intérieur était établi. Il distinguait l'assemblée, présidée par le Premier Consul, des cinq sections placées sous l'autorité de conseillers d'État désignés chaque année par Bonaparte. Les projets de loi étaient préparés dans les sections compétentes et discutés en assemblée générale réunissant tous les conseillers. Il revenait à un secrétaire général de répartir les affaires entre les sections.
Le traitement des conseillers d'État fut fixé à 25 000 F par an, traitement identique à celui des sénateurs.
Rappelant que le Conseil d'État comprend de 30 à 40 membres, l'almanach national de l'an IX (le bottin administratif de l'époque) énumère les conseillers d'État dans l'ordre alphabétique, distinguant par un signe les conseillers en service extraordinaire, c'est-à-dire absents du Conseil pour cause de mission permanente ou temporaire.
On compte quatre généraux (Bernadotte, Brune, Gouvion Saint-Cyr et Marmont), deux amiraux (Truguet et Ganteaume), plusieurs futurs ministres (Barbé-Marbois, Champagny, Chaptal, Cretet, Dejean, Lacuée, Portalis, Regnier), un savant (Fourcroy)… L'éventail politique est large, de Barbé-Marbois « fructidorisé » à Réal qui appartint comme substitut du procureur à la commune hébertiste de Paris.
Trois des conseillers nommés par le Premier Consul avaient préféré le Conseil d'État au Sénat et deux au Tribunat. Un seul refus : Tarbé, ancien ministre.
Notons qu'à partir de l'almanach de l'an X les conseillers sont répartis dans les sections enfin constituées : législation, intérieur, finances, guerre et marine. Le Conseil d'État vient tout de suite après les ministres.
Napoléon nomma en définitive 121 conseillers d'État, la proportion de 40 conseillers en service ordinaire étant à peu près toujours respectée. On compte des départs : des noms disparaissent de la liste, Portalis fils est chassé, Vincent-Marnolia meurt en fonctions. Les étrangers ont été peu nombreux : six Italiens, quatre Hollandais, trois Allemands, pas de Belges. La part des militaires n'a cessé de progresser : vingt-deux au total dont dix-sept ont leur nom inscrit sur l'Arc de Triomphe. On relève quatorze membres de l'Institut et seulement deux ecclésiastiques. Une dizaine de conseillers avait siégé à la Convention et vingt-cinq dans les assemblées du Directoire. Notons aussi trois futurs rois : Bernadotte, Joseph et Louis.
 
Les auditeurs du Conseil d'Etat
C'est par un arrêté du 19 germinal an XI (9 avril 1803) que furent créés les auditeurs qui devaient à l'origine s'appeler les commissaires aux rapports : « Il y aura auprès des ministres et du Conseil d'État seize auditeurs destinés, après un certain nombre d'années de service, à remplir des places dans la carrière administrative et dans la carrière judiciaire » (3).
Leur rôle était de préparer les dossiers que devaient examiner les conseillers, mais, dans l'esprit de Napoléon, il s'agissait aussi de former les futurs titulaires des grands postes de l'administration. Il entendait leur donner une formation sur le terrain comparable à celle des surnuméraires pour les emplois subalternes de l'administration. Ils furent donc détachés en service extraordinaire auprès des préfets et des services comme les douanes, les forêts, les ponts et chaussées. Beaucoup devinrent sous-préfets.
D'abord seize en 1801, ils étaient, d'après l'almanach de 1809, soixante en service ordinaire et quinze en service extraordinaire dont huit préfets et trois sous-préfets.
En 1813 le gonflement est spectaculaire : cent quatre-vingt un auditeurs en service ordinaire, cent dix-sept postes en attente d'un titulaire, la guerre ayant retardé les nominations. Le service extraordinaire englobe cent trente-trois auditeurs de 1re classe, soixante de 2e et cinq de 3e.
Il y aurait eu 436 nominations de 1803 à 1814. S'il y eut des confusions de nom parfois et des désignations annulées pour des raisons diverses, le recrutement des auditeurs ne fut jamais arbitraire, même si porter un grand nom ou être parent d'un sénateur aidait beaucoup. Le décret du 26 décembre 1809 imposa des conditions: être âgé d'au moins vingt ans, avoir rempli ses obligations militaires et jouir d'un revenu de 6 000 F. À partir de 1813 fut exigée une licence.
Tous les pays annexés ont donné des auditeurs au Conseil d'État. Une exigence : parler français.
Les auditeurs se sont appelés Molé, Broglie, Barante, Sers, Arlincourt, père du roman noir, Lamothe-Langon ou Beyle, futur Stendhal.
Celui-ci s'était fixé un idéal : « Paris. Auditeur. 8 000 livres. Répandu dans le meilleur monde et y ayant des femmes ». Ce rêve, il l'atteint enfin, le 3 août 1810, « jour remarquable in my life ». Les conditions financières ont failli provoquer son échec. C'est à Daru, son cousin, qu'il doit de devenir auditeur. Il est affecté à la section de la marine puis à celle de la guerre et finalement devient inspecteur du mobilier et des bâtiments de la couronne. En juillet 1812, comme beaucoup d'auditeurs, il obtient la faveur de porter à l'Empereur le portefeuille du dernier conseil des ministres pour signature de Napoléon. Il rejoint le quartier général impérial en Russie et suit Napoléon à Moscou. En octobre il est nommé directeur général des approvisionnements de réserve à Smolensk puis, en 1813, passe intendant de la province de Sagan. La chute de l'Empire l'incite à quitter le Conseil : « J'étais bien dégoûté du métier d'auditeur et de la bêtise insolente des puissants », avoue-t-il en juillet 1814 (4).
Il est une exception. La plupart des auditeurs poursuivirent une carrière après 1815. Le corps des auditeurs donnera au moins vingt-trois pairs de France et trois sénateurs du Second Empire. À Sainte-Hélène Napoléon vante les mérites des auditeurs, le 7 novembre 1816 : « J'élevais pour mon fils à l'école nouvelle la nombreuse classe des auditeurs au Conseil d'État. Leur éducation finie et leur âge venu, ils eussent un beau jour relevé tous les postes de l'Empire, forts de nos principes et des exemples de leurs devanciers ; ils se fussent trouvés tous douze à quinze ans de plus que mon fils, ce qui l'eût placé précisément entre deux générations et tous leurs avantages : la maturité, l'expérience et la sagesse au-dessus, la jeunesse, la célébrité, la prestesse au-dessous » (5).
 
Les maîtres des requêtes
Entre conseillers et auditeurs l'existence d'un corps intermédiaire semblait nécessaire. Un décret du 11 juin 1806 créait les maîtres des requêtes. Le titre venait de l'Ancien Régime mais la fonction cessait d'être patrimoniale comme à l'époque de la vénalité des charges. Hommes déjà riches d'expérience, les maîtres des requêtes reçurent en charge le contentieux administratif. Ils assistaient aux séances du Conseil avec voix délibérative. Beaucoup furent appelés à des préfectures. Ainsi le journaliste Fiévée, nommé maître des requêtes en mai 1810 (« on dit, note Stendhal, qu'il a été fait maître des requêtes parce qu'il avait tenu une espèce de contre-police ») devient préfet de la Nièvre, le 17 mars 1813 (6).
Le décret du 11 juin 1806 ne limitait pas le nombre des maîtres des requêtes : onze furent d'abord désignés. Au total on a compté soixante-quatorze nominations. Parmi elles, on relève les désignations des secrétaires de Napoléon : Fain, Méneval et Mounier.
Les travaux du Conseil d'État dont les archives ont brûlé en 1871 nous sont connus par les témoignages de Thibaudeau (7), Pelet de la Lozère (8), Pasquier (9), Molé (10), Fain (11) et certains registres de Locré qui fut secrétaire général (12), sans oublier les mémoires, enfin publiés, de Cambacérès.
 
Les séances du Conseil
On doit à Las Cases, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, une bonne description de la salle des séances du Conseil au palais des Tuileries : « C'était une pièce latérale à la chapelle et de toute sa longueur ; le mur mitoyen présentait plusieurs portes pleines, qui, ouvertes le dimanche, formaient les travées de la chapelle ; c'était une très belle pièce allongée. À l'une de ses extrémités, vers l'intérieur du palais, était une grande et belle porte qui servait de passage à l'Empereur, lorsque, suivi de sa cour, il se rendait le dimanche à sa tribune pour y entendre la messe. Cette porte ne s'ouvrait le reste de la semaine que pour l'Empereur, quand il arrivait à son Conseil d'État. Les membres de ce Conseil n'entraient que par deux petites portes pratiquées à l'extrémité opposé » (13).
Puis Las Cases nous décrit le mobilier de la salle des séances avec une étonnante précision : « Dans toute la longueur de la salle, à droite et à gauche, était établie accidentellement et pour le temps du Conseil seulement, une longue file de tables assez éloignées du mur pour y admettre un siège et une libre circulation extérieure. Là s'asseyaient hiérarchiquement les conseillers d'État, dont la place d'ailleurs se trouvait désignée par un carton portant leur nom et renfermant leurs papiers. À l'extrémité de la salle, vers la grande porte d'entrée et transversalement à ces deux files de tables, il en était placé de semblables pour les maîtres des requêtes ; les auditeurs prenaient place sur des tabourets ou des chaises, en arrière des conseillers d'État ».
Et l'Empereur ? Las Cases précise : « À l'extrémité supérieure de la salle, en face de la grande porte d'entrée, se trouvait la place de l'Empereur, sur une estrade élevée d'une ou deux marches. Là était son fauteuil et une petite table recouverte d'un riche tapis, et garnie de tous les accessoires nécessaires ainsi qu'en avaient devant eux tous les membres du Conseil : papier, plumes, encre, canifs etc.
À la droite de l'Empereur, mais au-dessus de lui et à notre niveau, le Prince-Archichancelier (Cambacérès), sur sa petite table séparée ; à sa gauche, le Prince-Architrésorier (Lebrun), qui y assistait fort rarement ; et enfin, à la gauche encore de celui-ci, M. Locré, rédacteur des procès verbaux du Conseil ». Les ministres pouvaient assister aux séances. Des huissiers étaient au service des membres.
L'heure de la séance était indiquée sur la lettre de convocation : c'était en général onze heures. Les travaux pouvaient durer tard dans la nuit.
Arrivé le premier, Cambacérès ouvrait la séance et entamait « le petit ordre du jour », concernant des affaires mineures. Puis le tambour battait au champ, la grande porte s'ouvrait et paraissait l'Empereur précédé d'un chambellan et d'un aide de camp. On passait alors au « grand ordre du jour ». Napoléon choisissait sur cet ordre du jour le problème qu'il souhaitait voir traiter. Le conseiller d'État chargé du rapport en faisait lecture et la discussion s'établissait. Chacun pouvait parler librement. Napoléon résumait le débat et mettait le projet de loi aux voix.
Parfois l'Empereur s'absentait par l'esprit, donnait des coups de canif dans le bras de son fauteuil ou griffonnait sur sa table. Il lui arrivait aussi de s'endormir, Cambacérès prenant alors la direction des discussions. Il prisait ou buvait des verres d'eau.
Les séances avaient lieu de préférence le mardi et le vendredi, le mercredi étant consacré au conseil des ministres. Si Napoléon était à Saint-Cloud, le Conseil d'État se transportait dans ce palais.
Les codes et les grandes lois de la période sont nés au Conseil d'État mais à partir de 1810, l'influence de cette institution décline. Napoléon consulte moins son conseil. C'est que les grandes réformes ont été faites, que, désormais, Napoléon a tendance à décider seul et que, de plus, il est absorbé par la guerre.
Corps napoléonien par excellence, le Conseil d'État, où siégeaient plusieurs régicides dont Berlier et des partisans fanatiques de Napoléon comme Regnaud de Saint-Jean d'Angély, faillit être emporté par la chute de l'Empire.
Vitrolles affirme dans ses mémoires que Talleyrand souhaitait supprimer l'institution. « Voyez, lui disait-il, vous n'avez qu'une chose à faire pour bien servir le roi, c'est une ordonnance. Article unique : « Considérant qu'il n'y a plus de biens nationaux le Conseil d'État est et demeure supprimé. Après cela vous ferez tous ce que vous voudrez. Vous rétablirez même les jésuites, si cela vous plaît » (14).
Impossible de supprimer le Conseil d'État dont l'importance dans le paysage administratif était considérable. Louis XVIII se contenta d'une épuration « de convenance ». Le Conseil d'État n'était pas mentionné dans la Charte. Une ordonnance du 29 juin 1814 le rétablit et les nominations des nouveaux conseillers eurent lieu le 5 juillet. Le roi ne reprit que la moitié des membres du conseil napoléonien. Furent écartés les régicides (Berlier, Thibaudeau, Quinette) et les anciens policiers (Dubois et Réal) (15).
Au retour de l'île d'Elbe, Napoléon annula la plupart des nominations de Louis XVIII et en écarta les partisans du roi. Cette fois furent évincés Louis, Beugnot, Fiévée, Pasquier, Chabrol… Les conseillers durent signer une déclaration collective déniant tout caractère légitime à la Restauration de 1814 et toute force aux engagements contractés envers la royauté. Il fallut jurer, le 14 avril 1815, « obéissance aux constitutions de l'Empire et fidélité à l'Empereur ». Le 18 juin c'était Waterloo. Louis XVIII, par une ordonnance du 23 août 1815, modifia l'organisation du Conseil. Mais l'institution, qui avait perdu ses auditeurs en 1814, survécut à la crise. 
 


 
Les documents de travail du Conseil d'Etat sont sur napoleonica.org site d'archives et de documents napoléoniens, créé en 2000 par la Fondation Napoléon.

Notes

(1) Cet article résume les travaux de Jean Tulard : "Le Consulat de l'Empire" dans Le Conseil d'État de l'an VIII à nos jours (1999), Dictionnaire prosopographique des conseillers d'État, maîtres des requêtes et auditeurs (sous presse chez Fayard) et "Le Conseil d'État dans la crise de 1814-1815", Revue administrative, n° spécial (1998).
(2) On consultera pour plus de détails: Charles Durand, Études sur le Conseil d'État napoléonien (1949), Le fonctionnement du Conseil d'État napoléonien (1954). Voir aussi Le Conseil d'État : son histoire à travers les documents (1974).
(3) Ch. Durand, Les auditeurs au Conseil d'État de 1803 à 1814 (1958).
(4) Notice sur Stendhal dans Le Conseil d'État, p.175-177.
(5) Mémorial, éd. Dunan, t. II, p.529.
(6) J.Tulard, Fiévée, p. 146 et suiv.
(7) Mémoires sur le Consulat par un ancien conseiller d'État (1827).
(8) Opinions de Napoléon… recueillies par un membre de son Conseil d'État (1833).
(9) Histoire de mon temps, t. I (1893).
(10) Le Comte Molé. Sa vie, ses mémoires, t. I (1922) et Souvenirs (1943).
(11) Fain, Mémoires (1908).
(12) J.Bourdon, Napoléon au Conseil d'État. Notes et procès verbaux inédits de Locré (1963).
(13) Mémorial, éd. Dunan, t. I, p. 746.
(14) Vitrolles, Mémoires (éd. 1950), t. II, p.97.
(15) Ch. Durand, La fin du Conseil d'État napoléonien (1959).
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
428
Numéro de page :
3-7
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2000
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