Il est deux îles dont un monde
Sépare les deux Océans,
Et qui de loin dominent l'onde,
Comme des têtes de géants.
On devine, en voyant leurs cimes,
Que Dieu les tira des abîmes
Par un formidable dessein ;
Leur front de coups de foudre fume,
Sur leurs flancs nus la mer écume,
Des volcans grondent dans leur sein.
Ces îles, où le flot se broie
Entre des écueils décharnés,
Sont comme deux vaisseaux de proie,
D'une ancre éternelle enchaînés.
La main qui de ces noirs rivages
Disposa les sites sauvages
Et d'effroi les voulut couvrir,
Les fit si terribles, peut-être,
Pour que Bonaparte y pût naître,
Et Napoléon y mourir !
« _ Là fut son berceau ! _ Là sa tombe ! »
Pour les siècles, c'en est assez.
Ces mots, qu'un monde naisse ou tombe,
Ne seront jamais effacés.
Sur ces îles à l'aspect sombre
Viendront, à l'appel de son ombre,
Tous les peuples de l'avenir ;
Les foudres qui frappent leurs crêtes,
Et leurs écueils, et leurs tempêtes,
Ne sont plus que son souvenir !
Loin de nos rives, ébranlées
Par les orages du sort,
Sur ces deux îles isolées,
Dieu mit sa naissance et sa mort ;
Afin qu'il pût venir au monde
Sans qu'une secousse profondes
Annonçât son premier moment ;
Et que sur son lit militaire,
Enfin, sans remuer la terre,
Il pût expirer doucement !
Extrait du recueil Odes et ballades
Livre troisième (1824-1828), ode sixième.
Les deux îles, poème (1825)
Auteur(s) : HUGO Victor (1802-1885)