LES DESCENDANTS
PROPAGANDE ET LEGENDE

PERPLEXITES DE L'HISTOIRE


De son vivant le prince Eugène avait fait l'objet d'éloges de circonstance dont la flagornerie n'est plus guère supportable aujourd'hui, fussent-ils signés de Foscolo76 ou mis en musique par Rossini77, et de portraits peints ou sculptés par les artistes les plus estimés de France, d'Allemagne ou d'Italie, à l'exception de David et de Canova. Par ailleurs, il avait trouvé sa juste place dans les compositions officielles destinées à perpétuer le souvenir des hauts faits de Napoléon : bataille des Pyramides par Gros, batailles des Pyramides, de Marengo et de la Moskowa par Lejeune, proclamation de l'Empire par Roget, Sacre et distribution des aigles par David, couronnement de Milan dans les Fastes d'Appiani, entrée de Napoléon à Venise par Borsato, mariages de la princesse Auguste par Ménageot et de l'archiduchesse Marie-Louise par Roget, dîner aux Tuileries par Casanova.

Trop conscient peut-être de la méfiance de son maître, il n'avait passé lui-même que tardivement des commandes artistiques concernant sa propre saga et ne vécut pas assez longtemps pour en voir toujours la réalisation. Le dessinateur français Jacob produisit peu. Le peintre bavarois Adam, emmené en Russie, en tira quelques tableaux, gravures ou lithographies et, à partir de 1828, un album de Voyage pittoresque que seule l'intelligence qu'il avait eue de partir avant la retraite empêche de rivaliser avec l'oeuvre plus connue de Faber du Faur78. L'anecdote du vice-roi arrachant des griffes des Cosaques son officier d'ordonnance polonais Klicki et récupérant son portefeuille de musique à Möckern près de Magdebourg en 1813, qui aurait dû être le sujet d'un tableau commandé à Géricault par Denon pour le Salon de 1814 mais, cas de force majeure, jamais exécuté, fut peinte en fin de compte par Heideck avec lithographie par Adam.79

Ce fut pourtant lui qui donna le mot d'ordre de sa vie dans deux proclamations rédigées à Vérone au début de février 1814. L'une était adressée à l'armée d'Italie : " Soldats, voici ma devise : Honneur et fidélité. Qu'elle soit aussi la vôtre. " L'autre aux soldats italiens de cette armée : " Honneur et fidélité, telle est ma devise et la vôtre ; vous ne l'oublierez pas. " Le commandant de Turin le félicita immédiatement pour " son cri de ralliement, honneur et fidélité, si bien entendu de ces braves qui retrouvent en lui un Bayard, un grand Condé et un Turenne "80. Le Chant héroïque sur la devise du prince vice-roi d'Italie conservé par la Bibliothèque nationale de France fut sans doute commis peu après par un grenadier anonyme de la cohorte de Riom. En voici le début :

" Il a retenti dans la France,
Et nous le répétons en choeur,
Ce noble cri de la vaillance,
Elan sublime d'un grand coeur.
Ton dévouement t'immortalise,
O Prince plein de loyauté !
Tous nous adoptons ta devise :
Honneur et fidélité.81 "

Cette devise – qui a aussi été appliquée en substitution de Honneur et patrie à la Légion étrangère française et aux régiments suisses à l'étranger - avait pour Eugène une origine lointaine. Depuis plusieurs siècles, les Tascher se proclamaient Honori fidelis (fidèle à l'honneur)82. Et les deux termes s'étaient retrouvés dans les romances de style troubadour consacrées par la reine Hortense sous l'Empire à des chevaliers sans peur et sans reproche dont l'idéal correspondait assez bien à celui de son frère :

" Au noble voeu fidèle,
Il crie en combattant :
Amour à la plus belle !
Honneur au plus vaillant !83

" Un chevalier rempli d'honneur
Il court défendre sa patrie,
Mais ne sera bon chevalier
S'il n'est fidèle à son amie84. "

" Des guerriers le plus vaillant,
Des Français le plus brillant,
Au cri de l'honneur fidèle
Vole où le danger l'appelle "85

Napoléon lui-même, si l'on en croit Roederer, aurait parlé à celui-ci le 12 novembre 1813 du " vice-roi, un jeune homme qui est aimé et considéré de tout le monde, qui m'a toujours servi avec fidélité et avec honneur ".86

Un peu plus tard, à propos du congrès de Vienne, la comtesse Edling reprit le même thème avec une pointe d'acidité : " Ce n'était même pas un homme d'esprit ; mais un jugement solide, un tact sûr lui avaient fait comprendre de bonne heure que la fidélité et l'honneur étaient le meilleur moyen de réussir à la longue dans le monde "87. La reine Hortense inclinait à moins de sévérité à l'égard de son frère : " Brave, loyal, franc, généreux, incapable de manquer à sa parole, préférant l'honneur à l'éclat du rang, une noble obscurité à un pouvoir mal acquis et un devoir à une jouissance, d'un caractère gai, indulgent, égal et doux, facile pour les plus petites choses de la vie, ferme sur les grandes, d'un esprit plus solide que brillant, ses sentiments plus vifs qu'expansifs, un jugement aussi sain que profond, travaillant toujours pour un homme jaloux de son pouvoir, il prit l'habitude de s'effacer en quelque sorte et de se tenir dans l'ombre "88.

De son côté, Las Cases inséra dans le Mémorial des considérations personnelles recueillies dans ses voyages en Allemagne, notamment auprès d'Eugène, et applicables à la conjoncture de 1813-1814 : " Honneur et fidélité fut sa constante réponse, et la postérité en fera sa devise "89. Ce glorieux leitmotiv devait en effet être celui du cercueil du prince, de son monument érigé par Klenze, Thorvaldsen et Tenerani en l'église Saint-Michel de Munich (1824-1830) et de plusieurs ouvrages émanant de fidèles : Darnay dans le titre d'une plaquette éditée en 1817 et dans le texte d'un livre plus important de 1830 ;Vaudoncourt dans une publication de 1828 ; Planat de La Faye à la fin d'une brochure de 1857 ; Cusani dans son histoire de Milan (1873)90.

A en juger par les témoignages que le musée de Malmaison a réunis à l'occasion de la présente exposition, son succès fut grand dans les années ayant suivi la chute de l'Empire et précédé le Retour des cendres. Mais en même temps l'épopée napoléonienne devenait une légende, partie intégrante du romantisme français, qui progressivement s'écartait de l'histoire et attirait les satellites dans l'orbite de l'astre principal. Le caractère populaire et quasi religieux de cette légende fait que nous la connaissons moins par des écrits que par des images et cela est particulièrement vrai s'agissant d'Eugène de Beauharnais

Il est pratiquement absent des oeuvres littéraires, par exemple de celle de Victor Hugo dont un frère portait cependant son prénom. Du fonds familial, on ne peut guère retenir que cette histoire extraordinaire diffusée par les Leuchtenberg de Russie, selon laquelle il aurait été récompensé d'avoir protégé le monastère de Zwenigorod sur la route de Moscou en 1812 en se tirant sain et sauf de la retraite et en ayant des descendants établis dans ce pays.91 De la production populaire on doit se borner à extraire cette strophe d'un poème naïf :

" Grâces aux chants de nos jeunes bardes
Tous nos guerriers sont inscrits dans les cieux
Mais cependant nos muses babillardes
N'ont point chanté la fleur des demi-dieux.
Pour le venger des oublis de la haine
Prends ce brevet de l'immortalité.
Il est signé par la postérité
Et Mars le donne au prince Eugène ".92

En revanche, avant et surtout après sa mort, de multiples peintures, statues, médailles, gravures, lithographies, images, assiettes, dessus de boîtes ou de pendules, enseignes de magasins évoquèrent sa personne et les principaux épisodes de sa vie : la Terreur, Vendémiaire, Malte, Raab, Smolensk, la Moskowa, Malo-Jaroslavets, la fin de la retraite, Lützen, la dernière campagne d'Italie, Munich. Ni les sujets (sauf un) ni les auteurs de ces oeuvres n'étaient italiens, ce qui ne saurait s'expliquer uniquement par une censure plus sévère. Souvent de facture populaire, elles tendaient à s'accompagner de textes indifférents aux faits réels (ex. : il serait né en 1780 ; il aurait repassé les Alpes en 1814) et à adapter au cas d'Eugène des thèmes iconographiques concernant d'autres figures plus connues. L'exposition en présente un simple choix, plus facile à décrire qu'à dater.

Dans ses portraits posthumes, le prince était le plus fréquemment représenté en uniforme enveloppé d'un ample manteau de caractère romantique, comme Bonaparte sur le buste de Corbet (1798) ou le Passage des Alpes de David (1801). En général, selon le modèle fixé par l'allemand Stieler et dramatisé par David d'Angers, on ne faisait voir que sa tête et ses épaules. Il était alors rare qu'on l'entourât d'autres personnages ou d'objets plus ou moins symboliques. Quand il était en pied, il pouvait être au repos, le manteau largement ouvert comme sur les statues de Hébert ou Dumont, mais il était le plus souvent au combat avec à la main un sabre ou un fusil. En ce dernier cas, son iconographie rejoignait celle de Ney dans ses combats d'arrière-garde en Russie.

Quand Eugène était à cheval avec ou sans manteau, sa position habituelle était celle du général sur le front des troupes. Toutefois une aquatinte le montrait, sans autre forme d'explication, dans l'attitude de Rapp sur le tableau de la bataille d'Austerlitz par Gérard. Deux thèmes étaient fréquents : le prince décorant ses propres soldats, peut-être pris de Napoléon, et un trait d'humanité de sa part. Le trait retenu était normalement celui du linge donné à un blessé en 1814, mais cela pouvait être aussi celui - emprunté à Bessières – du saut fait pour épargner un blessé autrichien à Marengo (musée de Malmaison, N. 2015), celui de la montre offerte à un soldat sur le champ de bataille de Raab93, ou celui de la jeune mère secourue sur la route de Wiasma.94

Une autre série de scènes relevant de la légende avait une origine plus littéraire : la passion de l'époque préromantique et romantique pour les sépulcres, attestée notamment par Chateaubriand et Foscolo. Cela donnait en l'occurrence des visions presque aussi irréelles que celles de Napoléon au tombeau de Joséphine ou vice versa. Le thème de la mélancolie devant une urne était fort répandu et fort en harmonie avec l'idéal de fidélité. Celui du mourant entouré d'adultes et d'enfants était issu de l'imagerie de Sainte-Hélène.

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