A son Excellence Monsieur lAmiral
Ministre de la Marine et des Colonies
Paris |
En mer, 26 novembre 1869
Monsieur lAmiral Ministre,
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Conformément aux indications que jai eu lhonneur de fournir
à Votre Excellence dans ma dernière dépêche officielle datée du
13 novembre, lAigle a quitté la rade dAlexandrie le 15 du même mois et est arrivé
le lendemain matin, de très bonne heure, en vue de Port-Saïd.
Le yacht était à peine aperçu que la division navale sous les
ordres de lAmiral Moulac et les escadres anglaises, autrichiennes,
prussiennes, norvégiennes, danoises, italiennes et égyptiennes
qui se trouvaient au dehors et au dedans de la passe, ont arboré
le grand pavois et ont salué lImpératrice de leur artillerie
et de leurs vivats au moment où lAigle, en faisant son entrée dans le port, défilait au milieu de leurs
lignes.
Quelques instants après le mouillage, S. M. a reçu les visites
de S. A. le Vice-Roi dEgypte, de lEmpereur dAutriche, du Prince
héritier de Prusse, du Prince et de la Princesse des Pays-Bas.
Dans laprès midi et sur un autel dressé au bord de la mer par
les soins de ladministration de lIsthme de Suez, un Te Deum
a été chanté en lhonneur de la cérémonie qui devait avoir lieu
le lendemain.
Le 17, à 8 heures du matin, lAigle, à la tête de tous les bâtiments qui devaient concourir à linauguration
du canal, sengageait entre les deux rives et mouillait , le soir
après une navigation difficile, dans le port dIsmaïlia où de
brillantes fêtes ont été données par le Vice-Roi.
Le 19, à midi, lAigle quittait Ismaïlia et sarrêtait, quelques heures après, dans
les lacs Amers ; il réappareillait le 20 et arrivait enfin à Suez
le même jour à midi et demi au milieu des acclamations de son
équipage heureux davoir accompli sans encombre cette difficile
mission et au bruit des détonations dartillerie de tous les bâtiments
anglais et égyptiens qui saluaient lentrée de lImpératrice dans
la mer Rouge.
M. le V. Amiral Milner, commandant lescadre de la Méditerranée,
qui avait mis son pavillon sur lun des bâtiments de la flottille
anglaise, vint quelques instants après moffrir ses félicitations
sur lheureuse issue du passage de lAigle à travers lIsthme.
LImpératrice a réuni le lendemain dans un dîner cet officier
général et tous les capitaines des bâtiments anglais présents
à Suez .
Pendant les 48 heures quElle a passé sur cette rade, S. M. a
fait une excursion à la fontaine de Moïse et a visité avec le
plus grand intérêt le paquebot lHoogly des Messageries Impériales et le Malabar, transport anglais destiné à porter des troupes dans lInde.
Le 23, lAigle était de retour à Port-Saïd en faisant route le lendemain soir
pour Messine, après avoir complété son charbon.
Jai eu lhonneur, Monsieur lAmiral Ministre, de faire connaître
à Votre Excellence, dans une lettre confidentielle les impressions
que mavait laissées la première partie de la navigation de lAigle dans le canal. Je viens aujourdhui compléter les renseignements
que je lui ai donnés en plaçant sous ses yeux le tableau de toutes
circonstances par lesquelles le yacht a dû passer pour accomplir
sa mission.
En quittant Port-Saïd, le canal débute par une courbe assez prononcée
qui en rend laccès difficile. Il sétend ensuite, à travers le
lac Menzaleh, sur une ligne droite de 40 kilomètres et offre dans
cette partie, une largeur de 100 mètres, un plafond de 22 mètres
et une profondeur de 8 mètres. On arrive ensuite à Kantara où
existe lunique garage entre Port-Saïd et Ismaïlia.
Cest là que sétait retirée la corvette égyptienne le Latif. Ce bâtiment avait été désigné pour essayer le canal avant linauguration
mais, en présence des nombreux échouages quil avait eu à subir
dans les quarante premiers kilomètres, ladministration de lIsthme
avait obtenu du Vice-Roi, contrairement à ce qui avait été décidé,
que la corvette égyptienne le Méhémet Ali, primitivement destinée à prendre le tête de la ligne, ne passerait
pas avant lAigle.
Après Kantara le yacht na pas rencontré de difficultés très sérieuses,
si ce nest celles quil a éprouvées pour gouverner de façon à
se tenir constamment dans les plus grands fonds. Mais, un peu
avant la courbe dEl Ferdane, le passage se rétrécit tellement
que, le bâtiment étant dans laxe, les pales tournaient forcément
sur les balises indiquant le chenal.
En cet endroit même les ingénieurs sétaient aperçus, dans les
premiers jours de novembre, que, sur une longueur assez considérable,
le canal navait été creusé quà 4 mètres. Aussi y avaient-ils
accumulé de nombreuses dragues qui travaillaient encore dans la
matinée du jour de linauguration.
On avait garé ces dragues autant que possible pour laisser passer
lAigle et les bâtiments qui le suivaient ; mais le chenal était si réduit
que, pour ne point séchouer le yacht a dû passer à 50 centimètres
des lignes quelles formaient.
Par une négligence inconcevable on avait laissé accosté sur la
rive, un peu plus loin que les dragues, un petit remorqueur à
roues. Pour ne point tomber sur la berge opposée, lAigle a été obligé de passer de manière à écraser le tambour de ce
bateau.
Quelques mètres plus loin la roue de tribord a frappé sur un épi
oublié dans la canal et il en est résulté la rupture de trois
pales et le faussement de quelques articulations.
Après El Ferdane et le seuil dEl Guisr le canal débouche dans
le lac Timsah par une courbe en S tellement difficile à franchir
que la Compagnie travaille actuellement à la rectifier.
Le mouillage devant Ismaïlia est assez spacieux pour recevoir
un grand nombre de navires ; mais il nest creusé quà 6 mètres.
En sortant du lac Timsah, on entre dans la courbe de Toussoum
immédiatement suivie du passage le plus étroit du canal désigné
sur la carte sous le nom de Séapéum où sur une longueur de 75
mètres, on trouve à peine 4m80 de profondeur (fond de roche).
Viennent ensuite le grand bassin des lacs Amers dont deux phares
indiquent la direction et qui peut être parcouru à toute vitesse,
et le petit bassin du même nom dont les courbes et le balisage
aussi défectueux quailleurs rendent la navigation difficile.
Enfin la dernière section du canal (du seuil de Chalouf à la mer
Rouge) est celle qui est la moins achevée. Dans cette section,
leffet de la marée se fait surtout sentir et comme, pour gouverner,
il est urgent davoir le courant contraire, il faut, en descendant
dIsmaïlia à Suez, franchir le pas difficile de la quarantaine
à marée haute ; tandis que pour remonter et ne pas sexposer à
rester échoué durant tout lintervalle de deux marées, il est
indispensable de profiter de la mer presque basse.
Quoiquau moment du retour la différence de niveau entre la haute
et la basse mer fût moyenne, lAigle a constamment touché pendant plus dun kilomètre et il na pu
franchir quà cause de la nature du fond qui est dargile molle
et grâce à une augmentation considérable de vitesse. En outre
de nombreux barrages ont existé dans cette section ; lurgence
dune inauguration à date fixe na pas donné le temps de les faire
disparaître complètement et sur chacun deux le fond, dans laxe,
est de 4m75 sur une quinzaine de mètres de largeur.
De tout ce qui précède Votre Excellence pourra déduire les difficultés
que lAigle a eu à surmonter pour accomplir le but essentiel du voyage de
lImpératrice en Orient. Votre Excellence sait, en effet, que
ce bâtiment cale à larrière de 4m70 à 4m80, quil mesure 19 m
hors tambours, quil a 82 m de longueur à la flottaison et quil
est par conséquent très lent à obéir à la barre.
Les bâtiments qui le suivaient se sont tous échoués plusieurs
fois tant à laller quau retour. Le Péluse, entre autres, paquebot des Messageries Impériales, quon avait
cependant allégé et mis sans différence, na pas touché moins
de huit fois dans son premier parcours, arrêtant ainsi pendant
plusieurs heures les navires qui venaient après lui.
En résumé, Monsieur lamiral Ministre, je pense quen son état
actuel, le canal ne peut pas recevoir de navires calant, en pleine
charge, plus de 4m50 à larrière, et encore faudra-t-il quils
soient à lhélice et très attentifs à bien gouverner.
Une frégate espagnole destinée pour les Philippines, qui était
venue à Port-Saïd, est obligée pour traverser le canal, de débarquer
son artillerie, son charbon, ses vivres, sa mâture, son matériel
et de diminuer encore son tirant deau au moyen de chameaux construits
exprès pour elle par les soins de ladministration de lIsthme
qui tient à lhonneur de remplir les engagements quelle a pris
avec le gouvernement de Madrid.
Quand la Compagnie aura exécuté toutes les conditions de son programme,
cest-à -dire le redressement des courbes dangereuse et le creusement
à 8 m sur toute létendue du canal avec un plafond uniforme de
22 m, des navires dun fort tonnage pourront utiliser la voie
nouvelle, surtout si ladministration complète son uvre par ladoption
dun ensemble de mesures propres à faciliter la navigation, telles
que la multiplication des garages (de 10 en 10 kilomètres, par
exemple), lorganisation de postes télégraphiques au moyen desquels
on préviendrait les rencontres, un système déclairage pour permettre
la circulation pendant la nuit et enfin une réglementation sévère
qui imposerait aux employés de lIsthme lobligation de veiller
avec le plus grand soin et de ne pas laisser, comme cela est arrivé
au devant de lAigle, des chalands sen aller en dérive.
Si enfin on veut rendre la navigation du canal tout à fait pratique,
je crois quil faudrait doubler sa largeur, de manière à rendre
possible les croisements de bâtiments.
On ma affirmé que la Compagnie en a le projet.
Je suis, avec le plus profond respect, Monsieur le Ministre, de
Votre Excellence le très obéissant serviteur.
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Le Commandant de lAigle
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