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Arrivée de l'Aigle
Carnet de bord du capitaine de Surville
Ismaïlia, le 18 novembre 1869.
A Son Excellence Monsieur l’Amiral Rigault de Genouilly
Ministre de la Marine et des Colonies
Paris
Ismaïlia, 18 novembre 1869

Amiral,




En arrivant à Ismaïlia j’ai eu l’honneur de vous annoncer par le télégraphe le mouillage de l’Aigle sur cette rade. Je viens aujourd’hui vous confirmer une dépêche et vous faire connaître par quelques mots écrits très à la hâte et sous la forme confidentielle, les impressions que m’a laissées cette première partie du voyage.

C’est en surmontant les difficultés les plus grandes que le yacht a pu l’exécuter. Je n’exagère rien en disant à Votre Excellence que son arrivée ici a été un véritable tour de force.

Le canal a 22 mètres à peine de plat fond, l’Aigle en mesure 19 hors tambours. Certaines courbes ont un rayon assez restreint et il faut une attention plus que soutenue pour gouverner, car l’embardée la plus légère et presque inévitable à cause du renvoi de l’eau occasionné par le remous suffit pour annoncer un échouage.

Il faut une véritable précision mathématique pour suivre le chenal et Votre Excellence en sera convaincue quand Elle saura que l’Aigle a dû passer à 25 centimètres environ des nombreuses dragues qu’il a rencontrées sur la route et traverser le balisage général en touchant presque avec ses pales des deux bords et en étant obligé quelquefois de couler les bouées.

Au seuil d’El Guisr même le canal n’est encore creusé qu’à 4m80 sur un largeur de 4m seulement et l’Aigle en cale 4,71 à l’arrière. C ‘est à cet endroit que la roue de tribord a frappé sur la berge et qu’il en est résulté le brisement de trois pales et le faussement de quelques articulations.

Les ingénieurs de la Compagnie qui, avec M. de Lesseps, se trouvaient à bord paraissaient inquiets sur l’issue de la mission qu’ils ont fait entreprendre à l’Aigle, à mon avis, trop prématurément, à tous les points de vue. Le jour même de l’inauguration on travaillait encore à grand renfort de bras et de dragues pour élargir les passages les plus difficiles.

On me laisse espérer que la partie comprise entre Ismaïlia et Suez offrira plus de facilité. Je n’en suis pas moins sans appréhension sur l’issue de cette portion du canal comme sur le retour. J’ai vivement invité auprès des ingénieurs pour faire creuser immédiatement les fonds de 4m80 dont j’ai déjà eu l’honneur de parler à Votre Excellence et élargir le canal dans cette partie.

Il est à désirer, Amiral, que la réussite du passage de l’Aigle à travers l’Isthme justifie la présence de l’Impératrice et que, d’un autre côté, elle apporte à la Compagnie des capitaux indispensables au complément de l’œuvre, car, si la communication de la mer Méditerranée à la mer Rouge est aujourd’hui un fait certain il n’en reste pas moins dans ma conviction que le canal n’est actuellement praticable que pour les bâtiments moyens, non pour ceux d’un fort tonnage et surtout pour des navires aussi larges que l’Aigle.

Je résumerai ma pensée, Amiral, en vous disant dès à présent que le canal ne sera véritablement pratique que lorsque sa largeur sera doublée, sa profondeur augmentée et qu’on aura diminué en certains endroits les courbes excessives qui existent.

Toutes les personnes présentes à bord ont parfaitement compris les difficultés et les dangers de manoeuvre qu’a eu à traverser l’Aigle ; l’impression de l’Impératrice a été telle qu’Elle est venue en pleurant sur la passerelle m’adresser ses félicitations. L’émotion de S. M. pendant toute la journée a été si grande que, le soir au mouillage, Elle a été prise d’une crise nerveuse qui heureusement n’a duré quelques instants. Sa santé est néanmoins excellente.

Je suis, avec le plus profond respect, Amiral, votre très obéissant serviteur.

Le Commandant de l’Aigle
J. de Surville