Napoléon et la Vendée (2ème partie)

Auteur(s) : WODEY-COUTURAUD Laurence
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 » Les conquêtes sont aisées… ; elles sont difficiles à conserver… « .
Au lendemain de Brumaire, cette maxime obsédait Bonaparte. Sous les ors défraîchis du Luxembourg comme au détour des allées du parc de Malmaison, une seule question, concrète, synthèse de toutes ses difficultés, taraudait le vainqueur du Directoire : une fois le pouvoir conquis, à l'arraché certes, mais conquis tout de même, comment allait-il se maintenir à la tête d'une France lassée par l'illégalité chronique des gouvernements au point d'agir à sa guise dans moult provinces ?
De fait, le chaos laissé par le Directoire n'était pas uniquement politique, économique, administratif ou diplomatique. Plus gravement encore, il était moral. Si, pour les besoins de sa propagande, Bonaparte exagérait les problèmes matériels et institutionnels constatés par lui dès la campagne d'Italie, point n'était besoin pour lui de le faire concernant l'état l'esprit du peuple. Depuis la Convention thermidorienne, les Français trichaient impunément avec l'État-payant parcimonieusement l'impôt, méprisant ouvertement une administration au demeurant clairsemée -, tandis que les politiques, corrompus et en grande partie inefficaces malgré d'indéniables efforts, se jouaient de la confiance populaire à coups de mesures contradictoires et de mutations gouvernementales abruptes.
À la veille du coup d'État de Brumaire, une région de France atteignait le paroxysme de la détresse : l'Ouest, ou plus exactement la Vendée militaire. Insoumise depuis 1793, héroïne de deux guerres sanglantes engagées contre la République en 1793-94 et 1796, elle ne demandait toujours pas merci en 1799, puisqu'elle avait déclenché en juillet la fameuse  » troisième guerre de Vendée  « . La nouvelle effraya les partisans de la République : certains voyaient déjà les  » rebelles  » opérer leur jonction avec les Anglais sur les côtes atlantiques, permettant ainsi à la deuxième coalition de prendre la France en tenaille ; d'autres, occupés à l'édification de leur fortune, se lamentaient sur les profits perdus ou empêchés par l'événement. Tous enfin, riches ou pauvres, notables ou petites gens, considérant le conflit de l'Ouest comme un cancer national à la progression imprévisible, attendaient avec impatience le retour de la paix intérieure, toujours promis, jamais réalisé.
Sans connaître le détail des événements vendéens, Bonaparte en avait parfaitement compris la signification pour la France révolutionnaire. Les guerres de l'Ouest constituaient l'oeil du cyclone, où toutes les passions blanches ou bleues s'étaient entre-déchirées jusqu'à l'écoeurement. Le dompter, le réduire à néant, c'était satisfaire le voeu le plus cher du peuple – la paix nationale – et prendre de sérieuses assurances pour la conservation du pouvoir. Lejeune Consul s'attela donc à la tâche sans attendre.

La Vendée en brumaire an VIII

Comme à son habitude, l'homme ne se lança pas dans l'aventure au hasard. Bien que la campagne d'Égypte l'ait coupé quelque peu de sources d'informations utiles concernant la situation intérieure française, il avait eu le temps, entre 1793 et 1797, de se faire une opinion sur les différentes solutions tentées pour offrir à la nation la paix vendéenne. Du reste, cela n'était pas bien difficile. Dans les journaux comme sur toutes les lèvres, sur les feuilles imprimées comme dans le secret des salons, l'Ouest revenait tel un leitmotiv aux tristes accents.  » La Vendée est détruite  « , hurlaient aux Bleus les furies de l'abîme vendéen, à chaque combat, à chaque mort.  » La Vendée est détruite ! Courez coiffer les lauriers de la Gloire dans l'enceinte de la Convention  « . Cinq années durant, les généraux, les représentants du peuple, les gouvernants, tous avaient succombé à ce charme. Marceau, Turreau, Hoche, les meilleurs comme les pires, avaient cru un jour revêtir la cuirasse du vainqueur: Marceau, après avoir défait l'armée catholique et royale à Savenay, Turreau, à la tête de ses hideuses colonnes infernales, Hoche enfin, qui accepta un peu vite le surnom de pacificateur de la Vendée après le traité de La Jaunaye, en 1795. Et pourtant, pas un qui ne fût leurré, puisque les tentatives de pacification avaient échoué dans leur totalité.

Le conflit de 1799, que l'on qualifie presqu'à tort de troisième guerre de Vendée – il comporta plus d'échauffourées que de batailles -, couvait sous la cendre des regrets depuis de longs mois. En mai 1798, lorsque Bonaparte partit à la poursuite de son rêve oriental, l'Ouest grondait déjà sourdement. Bien sûr, la Vendée de 99 n'était plus celle de 93. Ses chefs légendaires, Cathelineau, Bonchamp, d'Elbée, La Rochejaquelein, Stofflet et Charrette, étaient tombés au champ d'honneur ou sous les balles d'un peloton d'exécution. De son côté, le petit peuple, qui avait formé le gros des troupes blanches sous la Terreur et le Directoire, donnait des signes de lassitude. Ruiné par les luttes incessantes, il aspirait à reconstruire ce qui avait été détruit, à l'ombre des morts dont le souvenir, confinant au symbole, s'intensifiait au fil du temps. Pourtant, sous ce calme apparent, une plaie rongeait les Vendéens, une plaie de l'âme qu'aucune pacification, faute de contenir l'onguent nécessaire, n'avait encore cicatrisée : l'adoucissement des moeurs révolutionnaires à l'égard des populations n'avait pas ramené le respect de Dieu au sommet de l'État. Pour les Thermidoriens comme pour les prédécesseurs, Dieu était indésirable dans la France républicaine. L' ouverture de ses maisons, la liberté de ses servants faisaient l'objet de décisions contradictoires qui exaspéraient ceux dont le sang avait tant coulé en son Nom. Le ferment de la troisième guerre de Vendée se trouvait là. En niant l'existence de Dieu, les Thermidoriens avaient en quelque sorte offert aux Vendéens une paix en monnaie de singe. D'hésitations en vexations, cette situation instable se transforma en mécontentement g&e acute;néral, feutré d'abord, de plus en plus audible après le 18 fructidor, en raison de mesures ressortissant du terrorisme, telles la loi des otages et la reprise des persécutions de prêtres. Comme cela était prévisible, la colère dégénéra en guerre aux premiers rayons du chaud soleil de juillet.

La reprise des combats

Alors, de nouveau, dans les hameaux, les fermes isolées au plus profond des bois ou à l'abri des haies bocagères, le paysan écouta les chefs de bande, nobles ou roturiers, échauffés par le souvenir de 93, qui allaient par les campagnes, incitant à déterrer l'arme cachée dans le jardin ou l'arbre creux. Le pouvoir central, impressionné par un conflit intérieur survenu au moment même où il éprouvait les plus grandes difficultés à conduire l'effort militaire contre la coalition, ne fut pas sans craindre le retour du cauchemar de 93. Heureusement, sur le terrain, un homme veillait. Au milieu de la mêlée, Travot, général émérite, se dépensait sans compter malgré son grand dénuement logistique. En poste depuis 1793, ce digne héritier de Hoche connaissait la Vendée mieux que personne et pensait à juste titre que la clé de la paix résidait dans la clémence. Selon lui, les révolutionnaires devaient convaincre les Vendéens, blessés dans leur dignité d'humains, que la République ne se résumait pas à Turreau ou à Carrier. Elle était un idéal qui produisait des lois douces à vivre et dont il fallait témoigner par des exemples. Ce raisonnement n'intégrait certes pas la dimension religieuse du conflit – la principale pourtant -, mais il avait le mérite d'appliquer un baume apaisant sur le contentieux  » exterminatoire  » de la Terreur. Travot s'attacha donc à respecter scrupuleusement les lois de la Guerre dans sa lutte contre les Vendéens, tout en cherchant à obtenir le maximum d'efficacité de la part de ses unités organisées en colonnes mobiles. Savamment reliées et encadrées, elles firent merveille, défiant jour et nuit les bois et les haies, ces si puissantes haies d'arbres touffus, de quatre ou cinq mètres de haut sur un ou deux de large, plantées sur des terre-pleins bordés de fossés à la lisière des champs, qui formaient d'invulnérables boucliers pour tous les régionaux.

Les colonnes de Travot conduisirent ainsi la guerre de bout en bout. De juillet à septembre, de petites bandes vendéennes éparses menèrent une série de petites actions, aux Herbiers et à Cholet, sans réelle conséquence stratégique (1). En octobre, l'affaire se corsa : le comte d'Artois, réfugié à Edimbourg, ordonna à la Vendée d'organiser un conflit fatal à la République. Le marquis d'Autichamp, prenant la tête de la rébellion, parvint alors à organiser une armée de quelques huit mille hommes. La victoire dédaigna pourtant ces valeureux combattants. Après les avoir effleurés de son aile au Mans, à Nantes et à Saint-Brieuc, elle s'enfuit pour toujours aux Aubiers, le 13 brumaire an VIII (4 novembre 1799) lorsque les soldats d'Autichamp, inexpérimentés et mal armés, se débandèrent devant les six cents Bleus aguerris du général Dufresse. Par la suite, la guerre se limita à des combats de grand chemin, habilement remportés par les hommes de Travot, tant et si bien qu'au début du Consulat, ce dernier tenait en ses rets la majorité des troupes vendéennes.

Les propositions de Bonaparte

De Bonaparte, Travot attendait des renforts. Grâce à son intelligence, le Consul lui donna bien plus. Après s'être informé sur la nature du problème vendéen auprès de lui et du général Hédouville, également compagnon de Hoche, le nouveau chef de l'État s'enquit de la collaboration d'un Blanc capable de lui rendre un compte précis de la personnalité régionale, dont il voulait satisfaire les aspirations tout en les conformant à l'intérêt national. Il interrogea donc Hédouville sur le personnage le plus propre à la réalisation de semblables desseins. Le général lui indiqua sans hésiter l'abbé Bernier, haut responsable spirituel de la révolte vendéenne. Contacté en décembre 99, l'abbé résista d'abord aux appâts placés sur sa route par le pouvoir. Certes, le Consul, avant même d'avoir accompli quoi que ce fût, jouissait d'une grande popularité. N'avait-on pas récemment entendu crier  » Vive le roi ! Vive Bonaparte !  » dans les rangs de la révolte blanche (2) ? Plus généralement, parmi les royalistes, ne voyait-on pas Bonaparte jouer le rôle de Monk auprès de Louis XVIII ? L' abbé Bernier restait pourtant sceptique : quelles garanties le général offrait-il ? Sa paix vaudrait-elle plus que celle des gouvernements précédents ? Saurait-il entendre la voix de la Vendée, cette voix profondément religieuse que ni l'extermination ni le déni des idéaux n'avait jamais réussi à briser ? Et puis, pour son compte personnel à lui, Bernier, le servant presque emblématique des Blancs, comment parviendrait-il à concilier sa cause avec le service du Consul ? Autant de craintes, de doutes, qui conduisirent l'ecclésiastique à sus pendre la question de sa coopération jusqu'en janvier 1800.

Or, pour Bonaparte, le temps pressait. Dans une très large mesure, l'obtention rapide de la concorde nationale conditionnait la pérennité de son pouvoir, notamment en rassurant les élites, appui présomptif du nouveau régime. Aussi le Premier Consul résolut-il de se passer provisoirement des services de l'abbé. Fort de son intelligence, de son intuition, de sa force de persuasion, de ses fidèles militaires, et pardessus tout de son implacable volonté, il engagea seul avec les Blancs de l'Ouest le bras de fer de l'entente. Au reste, il désirait la paix en Vendée comme il avait voulu le pouvoir en brumaire : qui pouvait sérieusement songer à l'arrêter ?
 » La première Vendée [ … ] , expliqua Napoléon dans ses Commentaires, était le mouvement spontané d'une population [ … ] composée d'hommes simples et ignorants qui, séparés de toute civilisation et du reste de la France par le défaut de grandes communications et surtout par les circonstances des localités impénétrables de leur pays, ne connaissaient d'autres lois que le respect à la religion, à la royauté, à la noblesse :  » Mais, ajouta-t-il significativement  « . La Vendée n'a point combattu sous l'étendard royal : son armée s'est proclamée  » Armée catholique  » ; elle s'est levée sous l'étendard de la foi  » (3). Bien que postérieure, cette source correspond à la conception du problème vendéen qui émanait de la ligne de conduite choisie par le Premier Consul en décembre 1799. En l'absence de documents contemporains, elle sert donc de référence pour établir l'originalité de la pensée napoléonienne qui consista à séparer hardiment la cause royaliste de la cause religieuse, la première ne formant plus qu'une conséquence épiphénoménale de la seconde. La Révolution n'avait pas osé franchir ce Rubicon, persuadée qu'un pas vers Dieu la précipiterait dans l'enfer monarchique. Bonaparte tint un tout autre raisonnement. D'après lui, une République respectueuse de la religion deviendrait chère au coeur des Vendéens, fervents catholiques avant tout, qui, rassurés sur ce point, finiraient par oublier les Bourbons.

Pressé de joindre l'acte à la pensée, il exposa ses vues à d'Andigné et Hyde de Neuville, héros de l'Ouest, lors d'une entrevue au Luxembourg, le 26 décembre :  » Il n'a que trop coulé de sang français depuis dix ans, leur dit-il. Vous avez très bien fait de vous défendre contre un gouvernement oppresseur [ … ] Mais les circonstances sont changées [ … ] les lois révolutionnaires ne viendront plus dévaster le beau sol de la France Rangez-vous du côté de la gloire  « . Malgré cette ouverture, les Blancs s'entêtèrent à défendre les Bourbons:  » Notre place est ailleurs [ … ] (Nous voulons) deux choses, Louis XVIII pour roi légitime et Bonaparte pour le couvrir de gloire ! [ … ] Si les royalistes ne viennent pas à moi, lança Bonaparte, ils seront exterminés  » (4). Ce jour-là, Bonaparte fixa les termes de la paix : en contrepartie de la reconnaissance de leur valeur et du respect de leurs idéaux religieux, les Blancs devaient abandonner toute espérance de restauration bourbonienne et accepter le principe de l'unité de la nation placée sous la tutelle d'un gouvernement issu de la Révolution. Le Premier Consul  » enfonça le clou  » les 8 et 11 janvier 1800, en publiant deux proclamations sans équivoque, dans lesquelles il rappelait que compte tenu de sa mansuétude, il ne pouvait plus  » rester armés contre la France que des hommes sans foi comme sans patrie, des perfides, instruments d'un ennemi étranger ou des brigands noircis de crimes (qu'il aurait tôt fait de supprimer par) le glaive de la force nationale  » (5).

Des engagements fermement appliqués

Quelle audace ! De fait, au vu de la situation française du moment, le choix de Bonaparte semblait une gageure. Primo, était-il bien prudent de proposer aux Vendéens un compromis fondé sur la tolérance religieuse alors que la Révolution s'était battue contre ce principe pendant une décennie? Secundo, dans la mesure où la deuxième coalition faisait rage aux frontières, était-il bien réaliste de ruiner les espoirs monarchiques des Blancs, au risque de voir ces hommes pactiser ouvertement avec l'Anglais, si menaçant sur les côtes ? Malgré les apparences, Bonaparte n'avait pas ouvert la boîte de Pandore. En premier lieu, la paix de Campo-Formio lui avait appris ce que les Français, lassés de la guerre, accorderaient leur admiration, leur attachement, à qui établirait promptement la paix. En deuxième lieu, la Révolution avait lutté contre la religion dix ans durant, mais dix ans seulement. Et malgré le mouvement de déchristianisation enclenché au début du XVIIIe, siècle, la France était profondément chrétienne. Dès lors, troquer l'intransigeance révolutionnaire contre la tolérance relevait d'une réelle habileté politique, d'une profonde connaissance des hommes, et non de la ténacité. En troisième lieu, en janvier 1800, Bonaparte bénéficiait d'un soutien capital, resté hypothétique jusqu'à cette date : Bernier, l'abbé tant courtisé, avait fini par céder à ses instances.  » Le Premier Consul a la plus haute opinion de vos talents (qu'il désire) [ … ] employer dans un poste éminent  « , lui avait fait savoir Hédouville, porte-parole de la volonté consulaire (6). Tout à la fois flatté, charmé et confiant dans la compréhen sion de la cause vendéenne, l'ecclésiastique s'empressa de satisfaire son nouveau maître. Pendant seize jours, il se démena auprès des chefs de la rive gauche de la Loire, convainquant les uns, raccommodant les autres, visitant et argumentant sans relâche jusqu'à obtention de résultats probants. Le 18 janvier, les officiers conduits par Autichamp capitulèrent enfin, désespérés de la faiblesse de leurs troupes, de la vacuité de leurs dépôts de munitions, mais éclairés d'une petite lueur d'espoir grâce à la promesse consulaire de liberté religieuse, chaudement défendue par l'abbé Bernier, leur guide spirituel. Au comble de la félicité, ce dernier put annoncer dans la journée à Hédouville la conclusion de la paix à Montfaucon (7), suivie de peu par la reddition de Cadoudal, courant février.

Le Premier Consul pouvait-il pour autant crier victoire ? Parce qu'ils n'étaient pas suivis d'engagements bilatéraux concrets, combien de textes de paix n'avaient-ils pas été signés en Vendée, puis rendus caduques quelques mois plus tard ? En réalité, ces précédents fâcheux fragilisaient le nouvel accord. D'une part, Bonaparte n'avait aucune confiance dans la population vendéenne. Ruinée moralement, matériellement et démographiquement, elle était par ailleurs habituée à l'illégalité depuis trop longtemps pour s'en défaire en quelques semaines. En outre, quelques fanatiques continuaient d'errer par les chemins, cherchant au gré de leurs rencontres à rallumer le brandon de la guerre. Dès lors, comment être sûr que cette  » anti-France  » ne renaîtrait pas une nouvelle fois de ses cendres ? D'autre part, les habitants de l'Ouest avaient  » avalé trop de couleuvres  » révolutionnaires entre 1795 et 1799 pour ne pas se méfier du Premier Consul. C'est pourquoi celui-ci s'empressa de traduire l'accord en actes, d'une manière conforme à sa conception de l'intérêt vendéen : la reconnaissance des souffrances infligées par un gouvernement inique, le droit à la bienveillance consulaire et la liberté religieuse devait recevoir en contrepartie la fidélité de la région, son respect de la légalité et donc sa réintégration dans le giron français.

Pour dompter la Vendée, Bonaparte ganta de velours sa main de fer. A l'urbanisation autoritaire du territoire, à la surveillance parfois assortie de mesures répressives quand il découvrait un complot contre sa personne, le jeune Consul joignit un secours matériel aux indigents, des primes à la reconstruction, des mesures en faveur de l'instruction, des exemptions d'impôts et une réelle modération dans les réquisitions en hommes. Surtout, il s'occupa de soulager les âmes. Attentif au règlement de la question religieuse, il remplaça le serment de haine à la royauté par un serment de fidélité à la Constitution qui permit aux prêtres d'exercer leur culte sans crainte (8). Puis, conseillé par l'abbé Bernier, il entama des négociations avec le Saint-Siège qui aboutirent au Concordat du 16 juillet 180 1, monnaie d'échange  » miraculeuse  » contre la  » réunion  » de la Vendée à la France. De la même manière, s'il commanda aux anciens  » rebelles  » l'oubli du passé, il ne manqua jamais, lui, de rappeler à quel point il admirait leur peuple  » de géants  « .
Au reste, ses efforts furent couronnés de succès. Assez rapidement, il put observer les premiers résultats de sa politique. Le 23 septembre 1801, l'état d'esprit de la région ne lui sembla plus nécessiter la présence de l'armée de l'Ouest, dont il ordonna la dissolution ; plus notoirement encore, devenu empereur, il s'entendit répondre par un Vendéen à son embarrassante question :  » cause-t-on encore des Bourbons ? – Sire, il y a longtemps que votre gloire et vos bienfaits les ont fait oublier  » (9).
 
 
Ainsi, Bonaparte réussit là où la Révolution avait échoué. Par son action, les Bourbons cessèrent pendant quinze ans d'être une solution pour l'État français aux yeux de leurs plus ardents défenseurs, les Vendéens. Subjugués par le personnage, heureux de leur nouvelle liberté, matériellement soulagés, considérés et respectés par le pouvoir, ils adhérèrent au régime napoléonien dans une très large majorité, sans réclamer plus de réparations que celles qu'ils recevaient, ni s'offusquer des méthodes du Premier Consul visant à accélérer leur réintégration dans le giron français: Cadoudal expia son royalisme sur l'échafaud, Auguste de La Rochejaquelein et le jeune Talmond servirent dans l'armée aux côtés de Turreau et ses sbires, l'attachement régional pour Napoléon ne faiblit pas pour autant. Seule la conscription, au poids exorbitant à partir de 1808-1809, eut en partie raison de la réussite impériale. Le Vendéen, tout occupé à reconstruire son pays, se lassa de combattre l'Europe entière aux confins de l'Empire. Alors, en 1814 puis en 1815, il espéra une nouvelle fois en les Bourbons. Pas pour longtemps. La valse-hésitation distante des princes, teintée d'incompréhension à l'égard de la cause régionale, le dessilla à jamais -l'avatar de 1832 n'ayant concerné qu'une poignée de fidèles. En fait, ni Louis XVIII, ni Charles X ne possédèrent l'art d'émailler d'admiration et de respect l'oubli du passé, qui resta l'apanage de Bonaparte consul puis empereur. En reconnaissant le Vendéen pour ce qu'il était – un ancien combattant viscéralement attaché à l'identit&e acute; de sa région, aux convictions sincères, poussé aux limites de la souffrance humaine par un gouvernement exterminateur devenu précisément inhumain -, en lui rendant sa dignité par des initiatives à la fois politiques, morales et matérielles, le grand homme posa les fondations d'une union consentie de l'Ouest à la France, durable dans tous les détails, par opposition à l'union exigée par la Révolution.
Une ombre voile cependant le tableau de la paix napoléonienne. Malgré leur conscience des crimes révolutionnaires commis dans la région, notamment par les militaires, ni le Consul ni l'Empereur ne sanctionnèrent ouvertement les coupables d'exactions (10). La Restauration, la Monarchie de Juillet, le Second Empire puis la République leur emboîtèrent le pas, si bien qu'aujourd'hui encore, une conséquence de ce choix premier reste comme une épine plantée au coeur de la mémoire vendéenne, et à rebours, de la mémoire nationale: les tortionnaires de la région ne furent jamais condamnés, sauf par l'Histoire.

 

Notes

(1) Jean-Clément Martin, La Vendée et la France, p. 333.
(2) Émile Gabory, Napoléon et la Vendée, Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 599.
(3) Napoléon, Commentaires, t. IV, p. 77.
(4) Hyde de Neuville, Mémoires, t. 1, p. 268.
(5) Napoléon, Correspondance, "proclamation du 11 janvier 1800", n° 4506.
(6) Lettre à l'abbé Bernier rédigée par un intermédiaire de Bonaparte et Hédouville, citée par Émile Gabory, op. cit., p. 603.
(7) Émile Gabory, op. cit., p. 604.
(8) Louis Bergeron, L'épisode napoléonien, t. 6 de la Nouvelle histoire contemporaine, Paris, 1971, p. 24.
(9) Propos tenus en 1808 à l'occasion du voyage de Napoléon en Vendée, cités par Émile Gabory, op. cit., p. 745.
(10) Laurence Wodey, Turreau, massacreur décoré ou le paradoxe de la mémoire, diplôme de l'Ecole pratique des Hautes Études, mémoire dactylographié, à paraître aux éditions SPM.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
425
Numéro de page :
53-57
Mois de publication :
oct.-nov.
Année de publication :
1999
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