ORIGINES
ANNEES DE FORMATION (1781-1799) 4
ANNEES HEUREUSES (1799-1805)


La désunion du couple Beauharnais ne l'empêcha pas d'avoir encore une fille, Hortense Eugénie Cécile née à Paris le 10 avril 1783, ni de donner au petit Eugène les premiers éléments d'une éducation aristocratique grâce aux soins de la mulâtresse Euphémie, puis à l'enseignement du collège parisien d'Harcourt (actuel lycée Saint-Louis) et d'une Institution de la jeune noblesse voisine du jardin Beaujon.


En 1789, alors que Rose et Hortense séjournaient en Martinique, Alexandre et son frère François étaient tous deux membres de l'Assemblée Constituante ; l'un, qui représentait la noblesse du Blésois, était favorable à la Révolution mais l'autre, député de Paris, y était opposé. Eugène n'oublierait jamais les séances de la Constituante ni la fête de la Fédération (14 juillet 1790). Durant la fuite à Varennes (juin 1791), son père, président de l'Assemblée, exerça l'intérim du pouvoir exécutif ; lui-même, en séjour chez son grand-père à Fontainebleau (aujourd'hui 81 rue de France), s'entendit appeler dauphin.

En 1792, quand la Législative déclara la guerre aux Habsbourg (20 avril) et que la monarchie fut renversée (10 août), Alexandre rejoignit l'armée et refusa qu'Eugène et Hortense émigrent vers l'Angleterre avec leurs amis le prince de Salm-Kyrbourg (dont l'hôtel parisien est aujourd'hui le palais de la Légion d'honneur) et sa soeur la princesse de Hohenzollern-Sigmaringen. Il fit venir Eugène auprès de lui. Le garçonnet partagea son temps entre un collège strasbourgeois et – premier contact avec la vie militaire – le quartier général de Wissembourg.

Durant l'été 1793, démis de son commandement pour avoir mal secouru Mayence assiégée par les Prussiens, le père rentra dans les terres de sa famille. Le fils, abandonné à lui-même, alla chercher refuge auprès de sa mère et de sa soeur. La Terreur, que ces deux enfants de douze et onze ans ressentirent ensemble pendant qu'elle était à l'ordre du jour de la Convention, les unit pour toujours d'un profond attachement. En mars-avril 1794 leurs parents furent arrêtés et enfermés à Paris dans l'ancien couvent des Carmes, rue de Vaugirard (actuel n° 70). Si Alexandre fut guillotiné quatre jours avant le 9 Thermidor (23 juillet), Rose fut libérée peu après (6 août). Entourés d'une gouvernante et de quelques professeurs, domestiques ou amis tels Calmelet ou Darnay, les enfants n'avaient probablement pas pu rendre visite aux prisonniers mais une supplique en leur nom avait été déposée auprès du comité de Sûreté générale (16 mai). Eugène, qui avait dû commencer à apprendre la menuiserie5, dit à Hortense : " Je ne te laisserai pas enlever. Je me ferai soldat ; alors on n'osera faire aucun mal à ma soeur, à ma mère "6. En effet à partir de septembre 1794 il servit plusieurs mois d'ordonnance à Hoche qui, alors chargé de la pacification de l'Ouest et ayant connu et apprécié sa mère au cours d'un bref séjour à la prison des Carmes, s'était pris d'affection pour lui.

A l'automne 1795, Rose les mit en pension à Saint-Germain, Eugène chez l'irlandais Mac Dermot, Hortense auprès de Mme Campan. Non seulement leur savoir s'accrut mais ce fut surtout à ce moment-là que leurs relations s'enrichirent d'éléments typiques de la bourgeoisie comme les Bataille. Leur correspondance montre à quel point ils s'imprégnèrent de la conviction de ce temps et de ce milieu, raillée plus tard par Stendhal7, que le mérite doit toujours trouver ici-bas sa récompense.


De son côté, la veuve Beauharnais tentait d'oublier ses émotions en régnant sur une coterie d'héritiers de la Révolution plus cyniques, plus frelatés, celle du Paris du Directoire. Tallien, à qui sa future femme et elle-même avaient dû leur libération de prison, la choisit pour marraine de sa fille. Barras, qui fut plus que de ses intimes et qui découvrit Bonaparte au 13 Vendémiaire (5 octobre 1795) pour en faire le commandant en chef de l'armée de l'Intérieur puis de celle d'Italie, concourut à leur mariage en la délaissant et en le persuadant que cette union le franciserait. Les deux hommes politiques servirent avec Calmelet de témoins lors de la cérémonie civile du 9 mars 1796.


Les circonstances de la rencontre ont fait l'objet d'une dictée de Sainte-Hélène : " Ce fut pendant qu'il commandait à Paris que Napoléon fit connaissance de Mme de Beauharnais. On avait exécuté le désarmement général. Il se présenta à l'état-major un jeune homme de dix ou douze ans, qui vint le supplier de lui faire rendre l'épée de son père, qui avait été général de la République. Ce jeune homme était Eugène de Beauharnais, depuis vice-roi d'Italie. Napoléon, touché de la nature de sa demande et des grâces de son âge, lui accorda ce qu'il demandait. Eugène se mit à pleurer en voyant l'épée de son père ; le général en fut touché et lui témoigna tant de bienveillance que Mme de Beauharnais se crut obligée de se rendre chez lui le lendemain lui en faire des remerciements. Chacun connaît la grâce extrême de l'impératrice Joséphine, ses manières douces et attrayantes. La connaissance devint bientôt intime et tendre, et ils ne tardèrent pas à se marier8. "

L'anecdote a été reprise, sous des formes diverses il est vrai, par les héléniens Bertrand, Gourgaud, O'Meara, Warden, par Eugène lui-même, Hortense, Lavalette, Darnay, Vaudoncourt, Constant, Ségur, Fabre de l'Aude et par Barras dans l'une des versions de ses Mémoires ; elle a été directement ou indirectement contestée par ledit Barras dans d'autres versions, par le conventionnel Bailleul, par le financier Ouvrard, par le futur chancelier Pasquier9. S'il est difficile de croire que Bonaparte n'ait pas eu d'autres occasions de rencontrer la ci-devant vicomtesse, il y a moins de raisons de douter de la visite d'Eugène. Il est indéniable que le général appréciait les liens de la jeune femme avec la société du XVIIIe siècle, que les excellentes manières de ses enfants lui en étaient une des preuves et qu'il leur manifesta toute l'affection dont il était capable, au point d'envoyer Jérôme et Caroline dans les mêmes institutions et de les citer en modèles avec une insistance où l'on doit voir l'une des causes de la jalousie du clan corse à leur endroit10.


Au début Eugène et Hortense n'accueillirent pas sans amertume le remariage de leur mère. Il fallut les victoires et les procédés à leur égard de leur beau-père pour changer leurs sentiments en un mélange d'admiration béate, de crainte respectueuse et d'acceptation fataliste d'un destin qui désormais ne dépendait plus d'eux. En juin 1797, à la fin de la première campagne d'Italie, Eugène fut convoqué à la quasi-cour de Mombello afin d'assurer un service d'aide de camp en période d'armistice. Quand le traité de Campo-Formio eut été signé (17 octobre) avec l'Autriche, il fut chargé d'aller porter aux îles Ioniennes la nouvelle de leur rattachement à la France. Sur le chemin du retour, il fut accueilli à Rome par Joseph Bonaparte, ambassadeur depuis peu. L'assassinat sous ses yeux du général Duphot, en qui l'on voyait le futur beau-frère de Joseph, ne lui permit pas de s'y attarder (27 décembre).

Il arriva en France à temps pour pouvoir participer à l'expédition d'Egypte, toujours comme aide de camp de Bonaparte (mai 1798-octobre 1799). Ce fut alors que sous un maître incomparable il apprit réellement le métier des armes, avec ses risques et ses occasions de découvrir d'autres civilisations. Après avoir reçu le baptême du feu à Malte (10 juin 1798), participé à la bataille des Pyramides (21 juillet) et accédé au grade de lieutenant (20 janvier 1799), il fut blessé à la tête devant Saint-Jean-d'Acre (1er avril) mais put combattre à Aboukir (25 juillet). L'intimité où il avait vécu pendant toute la campagne avec le général en chef rendit ses supplications particulièrement efficaces quand, après le retour en France sur la frégate la Muiron, il fallut réconcilier Joséphine et un époux ayant fini par apprendre son infortune conjugale (18 octobre)11.

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