Le coup d'Etat de Brumaire, auquel Eugène ne participa guère, le fit passer capitaine (22 décembre) et stabilisa quelque peu une existence jusque-là très cahotée.
S'il tint une place honorable dans le nouveau régime, ce ne fut pas seulement parce qu'il était proche du premier personnage du Consulat, mais aussi parce qu'il représentait un bon exemple d'amalgame entre les deux sociétés qu'il s'agissait de réunir. Ainsi ses meilleurs amis, rencontrés au cours des campagnes précédentes, avaient-ils appartenu à l'armée avant 1792 et en conservaient-ils certains traits : Bessières, commandant des guides, puis de la cavalerie de la Garde, et Duroc, prétendant à la main d'Hortense écarté malgré lui, malgré elle, au profit de Louis Bonaparte. On voyait Eugène à son aise aussi bien chez Mme Récamier qu'en compagnie d'acteurs ou d'aventurières parmi lesquelles il rencontrait peu de cruelles. Il avait les belles façons et le talent de danseur de son père, la générosité et la mauvaise dentition de sa mère, les mêmes dons innés que sa soeur pour la musique, le dessin, la comédie. S'il n'était pas le plus bel homme de la cour de Malmaison, il la séduisait par ses bonnes dispositions et en était l'infatigable boute-en-train.
Aux
défauts les plus criants de ses interlocuteurs, quel que fût
leur rang, il savait opposer une réelle ou feinte indifférence.
Toutefois servir d'aide de camp à un chef d'Etat
ne l'amusa pas longtemps. Affecté par Bonaparte à
la compagnie, puis escadron, de ses guides, il en prit la tête
et s'illustra à Marengo (14 juin 1800). Extrêmement
minutieux en matière d'administration, il montrait sur
un champ de bataille le même courage froid que Bessières,
en contraste avec celui de Murat, plus théâtral et, pour
tout dire, de moins bon ton13.
Quand son unité se développa en régiment des chasseurs
à cheval de la Garde, il en fut nommé colonel, portant,
avec d'épaisses moustaches, un uniforme que le Petit Caporal
saurait rendre populaire (13 octobre 1802).
Pour l'instant, il le suivait dans ses déplacements mais
ne résidait ni aux Tuileries, ni au château de Malmaison
près duquel était à sa disposition depuis 1801
La Jonchère, cédée en 1808 aux époux Bertrand
et préservée jusqu'à nos jours14.
A Paris, il reçut en cadeau l'hôtel de Villeroy (1802)
et le fit moderniser par l'architecte Bataille, sous le contrôle
de son intendant Soulange-Bodin et du beau-père de celui-ci,
Calmelet. Indigné par une dépense d'un million et
demi, Napoléon confisqua ce nouvel hôtel de Beauharnais
(1806)15.
Eugène n'y passerait jamais que quelques jours mais pourrait
le revendre au roi de Prusse après la débâcle. C'est
aujourd'hui la résidence de l'ambassadeur d'Allemagne
à Paris, 78 rue de Lille .
Entre-temps
la situation de la France en général et celle d'Eugène
en particulier avaient connu de profonds changements. L'Empire
avait été proclamé le 18 mai 1804. Le fils de l'Impératrice
avait refusé la dignité de grand chambellan mais avait
été nommé, avec de grosses dotations et sans qu'elle
eût rien demandé pour lui16,
grand officier de la Légion d'honneur, général
de brigade et colonel-général des chasseurs de la Garde.
En cette qualité, il avait assisté aux cérémonies
du sacre et de la remise des aigles (2 et 5 décembre). Il avait
aussi présidé le collège électoral du département
familial du Loir-et-Cher. Enfin, le 1er février 1805, il avait
été fait prince et archichancelier d'Etat avec le
titre d'altesse. La communication au Sénat sur ce sujet
disait notamment : " Elevé par nos soins et sous nos yeux
depuis son enfance, il s'est rendu digne d'imiter et, avec l'aide
de Dieu, de surpasser un jour les exemples et les leçons que
nous lui avons donnés17.
" Mais lui-même devait indiquer dans ses Mémoires
: " je n'ai jamais été frappé ni ébloui
par les marques extérieures ni l'appareil de la grandeur,
non plus que par la brillante fortune dont la perspective s'ouvrait
alors devant moi18.
"
Cet
homme heureux, qui serait désormais, à l'image d'un
devancier plus illustre du siècle précédent19,
le prince Eugène, n'était que dans sa vingt-quatrième
année. Il apprit sa promotion alors qu'il était
à la tête des guides sur la route de Milan, où il
devait assister, en qualité de porteur de l'épée,
au couronnement de Napoléon comme roi d'Italie (26 mai
1805).