_
__
L'Aigle devant Constantinople
_
__
Palais
du Beylerbey
Carnet de bord du capitaine de Surville
Constantinople, le 14 octobre 1869.
A Son Excellence Monsieur l’Amiral
Ministre de la Marine et des Colonies
Paris
Constantinople, 14 octobre 1869

Monsieur l’Amiral Ministre,




l’Aigle a mouillé à Constantinople dans l’après midi d’hier.

Comme j’ai eu l’honneur de le faire pressentir à Votre Excellence par ma dépêche datée du Pirée, 11 octobre, qui peut-être n’arrivera en France qu’après celle-ci, l’Aigle a trouvé dans le canal d’Oro une très forte brise de N. E. et une mer grosse qui m’ont obligé jusqu'à Ténédos, à ralentir la machine, afin de ne pas fatiguer le bâtiment et surtout pour éviter d’embarquer par l’avant une trop grande quantité d’eau.

Malgré ces mauvaises conditions de temps, l’Aigle, grâce à ses bonnes qualités nautiques, a pu atteindre dans la soirée du 12, les parages de Besika où j’ai essayé, avec des signaux de nuit, de mettre en communication avec le Forbin. Mais en raison de notre départ du Pirée avec un retard de trois heures et du vent contraire que nous avions trouvé à la mer, l’Impératrice me fit connaître son intention de pas être arrêtée de nouveau par cette corvette qui, si nous l’avions attendue, aurait sans doute fait arriver l’Aigle à Constantinople dans la nuit, c’est à dire bien après l’heure fixée par le programme. J’ai du conséquemment faire route directe pour les Dardanelles.

Sur tout le parcours du canal, la côte, les batteries rasantes et bon nombre de bâtiments à l’ancre et sous vapeur s’étaient couverts de feux de toutes couleurs et saluaient le passage de l’Aigle par des hourras et des salves d’artillerie.

A la hauteur du Cap San Stephano plus de trente bâtiments à vapeur de toutes nations pavoisés et chargés d’une foule considérable sont venus au devant de l’Impératrice pour l’acclamer et lui faire escorte.

l’Aigle qui depuis son départ de Toulon, n’a cessé de donner, comme vitesse, des résultats fort remarquables, filait alors quinze noeuds environ. Aussi me suis-je trouvé dans la nécessité de ralentir très notablement afin d’attendre ces bâtiments dont plusieurs étaient cependant réputés très bons marcheurs.

A ce moment nous avons été atteints par un yacht du Sultan et j’ai du stopper tout à fait pour recevoir un chambellan envoyé par sa Hautesse.

Il était deux heures quand l’Aigle a mouillé à Beylerbey au milieu des salves des bâtiments et des forts et des hourras poussés par la population qui s’était littéralement amoncelée sur les deux rives.

Le Sultan n’a pas tardé à venir bord pour saluer l’Impératrice et la prendre dans son caïque pour la conduire au palais qu’il a mis à sa disposition.

Le yacht Impérial a rendu, en cette circonstance, au Sultan tous les honneurs réglementaires.

Par ordre de l’Impératrice l’Etat-major de l’Aigle s’est joint à la suite de S. M. pour l’accompagner à terre.

Après les réceptions habituelles l’Impératrice a commencé l’exécution de son programme par une visite à la Sultane Validé au palais de Dolma Bagtché.

Si aucune modification n’est apportée aux dispositions arrêtées, l’Aigle quittera Constantinople le 18 pour se rendre directement à Alexandrie.

S. M., dont la santé continue à être excellente, paraît toujours très satisfaite de son séjour à bord de l’Aigle.

Préoccupé à la mer par les soins du bâtiment et obligé dans les ports à accompagner
l’Impératrice, j’ai très peu de temps à moi. Aussi ai-je l’honneur de prier Votre Excellence de vouloir bien excuser la précipitation avec laquelle je lui écris mes dépêches.

Je suis, avec le plus profond respect, Monsieur l’Amiral Ministre Votre très obéissant serviteur.

Le Capitaine de vaisseau commandant leyacht Impérial l‘Aigle
J. de Surville