L'ITALIE NAPOLEONIENNE
LE PRINCE EUGENE ET LES ITALIENS(1805-1814) 21
LE PRINCE EUGENE DANS LA TOURMENTE(1809-1814)


Le prince Eugène, qui n'avait encore exercé aucune fonction civile ni aucun haut commandement militaire, se trouva donc promu responsable d'un Etat de près de 4 millions d'habitants, y compris de son Grand Orient en qualité de grand maître22. Les instructions impériales de juin 1805 commençaient ainsi : "en vous confiant le gouvernement de notre Royaume d'Italie, nous vous avons donné une preuve de l'estime que votre conduite nous a inspirée pour vous. Mais, encore dans un âge ou l'on ne connaît pas la perversité du coeur humain, nous ne saurions vous recommander trop de circonspection, et de prudence23". Il entreprit de s'acquitter de sa tâche avec zèle et circonspection mais son intelligence ne tarda pas à révéler des limites et son caractère des faiblesses, le bon sens ou l'honnêteté ne pouvant à eux seuls remplacer toujours le génie. Les choses commencèrent mal, par le refus du corps législatif de voter le budget de 1805-1806. Certains législateurs prirent des allures de matamores. L'Empereur se mit très en colère et contre eux et contre son beau-fils : " vous ne devez, sous aucun prétexte, la lune menaçât-elle de tomber sur Milan, rien faire de ce qui est hors de votre autorité 24 (6 août)". L'assemblée cessa d'être réunie et fut remplacée en 1809 par un Sénat consultatif plus accommodant. Dans l'intervalle on légiféra par décrets royaux ou vice-royaux.

Un remarquable effort fut fait pour l'embellissement de la capitale, dont l'animation frappait tous les visiteurs. On poursuivit, sans le terminer, le remplacement des bastions du XVIe siècle par des allées d'arbres entrecoupées de portes néoclassiques : porte du Tessin ou de Marengo, porte de Verceil, porte du Simplon marquant l'arrivée d'une nouvelle route transalpine, porte Amélie. Bals et spectacles alternèrent au théâtre de la Scala, qui avait été ouvert sous le règne de l'impératrice Marie-Thérèse une trentaine d'années auparavant et pour le soutien duquel Eugène fonda un conservatoire de musique. Au musée du palais de Brera, siège de l'Académie des beaux-arts, furent réunis les principaux tableaux saisis dans des couvents sécularisés. Au Dôme, immense bloc de briques du XIVe siècle recouvert de marbre, la façade fut achevée au plus vite selon un mélange assez critiqué de gothique et de baroque. Des bâtiments existants furent rénovés et affectés aux nouvelles institutions. Le prince lui-même s'installa soit au Palais royal ou au château voisin de Monza, qui appartenaient à la Couronne, soit à la villa Bonaparte (aujourd'hui Villa royale), qui relevait de son propre apanage ; il y vécut dans une atmosphère de luxe n'excluant pas la tenue de comptes forts stricts.

Lorsqu'il visitait les provinces, ce qui jusqu'au printemps 1809 lui arrivait cinq ou six fois par an, il pouvait descendre dans les palais de la Couronne à Brescia, Mantoue, Modène, Venise, dans la villa de Strà, dans son propre palais d'Ancône ou dans celui de sa fille aînée à Bologne. Outre les voies de communication (ex. : canal de Pavie, pont de Boffalora), les principales agglomérations tirèrent quelque avantage du régime : Venise avec l'achèvement de la place Saint-Marc, l'aménagement d'un palais royal dans les locaux de l'actuel musée Correr, l'ouverture du musée de l'Académie ; Bologne avec la création d'un autre musée ; Vérone avec la restauration des Arènes ; Mantoue avec la célébration du souvenir de Virgile, etc. Mais la tâche principale était de mieux unir des villes fort diverses ayant jusqu'alors vécu très séparément, parfois sous domination étrangère, et d'en éradiquer l'esprit particulariste. A cet égard la période française ne fut qu'une étape dans le processus qui devait conduire à plus d'unité et à une véritable indépendance.

Pris entre son maître et ses sujets, Eugène tentait de se persuader que, puisque le premier menait une grande oeuvre tendant en particulier au " bonheur de [ses] peuples d'Italie25" et qu'il l'y aidait consciencieusement, les seconds ne pouvaient que lui en avoir de la reconnaissance. C'était négliger les rapports qui lui parvenaient régulièrement sur l'état de l'opinion publique, assez différente de ce que la propagande de l'époque a voulu faire croire et de ce que certains courants du XIXe siècle ont cru, sans aller toutefois jusqu'à la même animosité que dans une ville comme Rome26. Le devoir des chercheurs est de le dire, en s'inspirant de l'adage de Fénélon : " Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays : quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte en rien27". "

On avait entrepris d'introduire de nouveaux principes dans le Royaume sans toujours se demander si les conditions sociales ou culturelles s'y prêtaient. Le nombre et l'ampleur des réformes consignées au bulletin des lois sont impressionnants. Celles qui s'imposaient le plus évidemment ou s'inscrivaient dans la ligne du despotisme éclairé du siècle précédent survécurent en 1814 ou réapparurent un peu plus tard, par exemple les codes, l'état civil, l'ordre de la Couronne de fer, le Conseil d'Etat, la garde des finances, les pompiers, certaines institutions éducatives ou culturelles. D'autres se heurtèrent à de vives oppositions, particulièrement en matière religieuse comme cela s'était déjà produit sous l'empereur Joseph II. Y ajoutant, au cri de " La France avant tout ! " 28, une touche de brutalité, Napoléon fit régner un sentiment de précarité et se vit reprocher l'augmentation des impôts, la conscription, le blocus.

Le vice-roi29, instrument docile des volontés du maître, n'essaya vraiment de résister qu'à l'égard du blocus. Ses sujets lui en voulurent. Ils lui trouvèrent de l'hypocrisie, de la fatuité, un air de petit-maître. Lui-même, sous l'influence d'une tendance tout aristocratique à la sélectivité, se cacha de moins en moins de préférer sa mère et sa soeur aux Bonaparte et aux Murat, les châteaux privés aux palais officiels, les Français aux Italiens. Au moment de la création du Royaume, ceux-ci avaient demandé que les fonctions publiques leur fussent réservées. Et en effet les grands officiers de la Couronne et les ministres civils furent tous des autochtones. La présence de Français dans leurs administrations resta exceptionnelle, mais il n'en fut pas ainsi dans l'armée ni surtout dans l'entourage immédiat du vice-roi. L'un des ministres de la Guerre Caffarelli, les aides de camp Bataille, Danthouard, Delacroix, La Bédoyère, Méjan fils, Louis de Tascher de La Pagerie, Triaire, le secrétaire des commandements Méjan père, les autres secrétaires Darnay, La Folie, Soulange-Bodin, le trésorier de la Couronne Hennin n'étaient certes pas gens indifférents et plusieurs feraient encore parler d'eux après 1814, mais leur tort était de n'être pas italiens.

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