L'ITALIE NAPOLEONIENNE
LE PRINCE EUGENE ET LES ITALIENS (1805-1814)
LE PRINCE EUGENE DANS LA TOURMENTE (1809-1814)
Toutefois il n'y avait pas que l'Italie, il y avait l'Europe. L'esprit du temps n'était pas seulement au progrès, il était surtout à la conquête. Beauharnais n'était pas que vice-roi, il était aussi général en chef. L'armée d'Italie, d'abord confiée au niçois Masséna, avait été mise sous ses ordres après Austerlitz. Elle comprenait deux genres de troupes :
a) les régiments du Royaume non employés dans des expéditions lointaines ;
b) des régiments français souvent
recrutés dans les possessions italiennes de l'Empire et jugés
indispensables à la survie du nouvel Etat, qui payait tribut pour
leur entretien.
Le
premier acte militaire d'Eugène fut l'occupation des anciens Etats
de Venise, dont la Terre Ferme et l'Istrie allaient revenir à son
Royaume. A l'occasion de son mariage avec une princesse de Bavière
(14 janvier 1806), il fut formellement adopté par l'Empereur sous
le nom d'Eugène Napoléon, proclamé prince de Venise
et reconnu, à défaut de descendants directs de l'Empereur,
héritier présomptif dudit Royaume29.
En 1808, celui-ci fut encore agrandi des Marches, prises sur les Etats
pontificaux, ce qui acheva d'en faire la principale puissance de l'Adriatique.
Ce
fut à partir de la cinquième coalition30
que le vice-roi commanda en chef en temps de guerre et que cela devint
son activité principale. Comme dans le domaine politique, les choses
débutèrent mal. L'armée autrichienne profita d'une
imprudence par lui commise pour lui infliger une sévère
défaite à Sacile (16 avril 1809) et bénéficia
aussi de révoltes locales exprimant les divers motifs de mécontentement
auxquels nous venons de faire allusion. L'Empereur s'irrita d'être
mal informé de ce qui se passait et envoya Macdonald en renfort
mais ses succès sur le Danube obligèrent les Autrichiens
à faire retraite vers les Alpes. La poursuite, mieux conduite,
s'acheva par une jonction avec la Grande Armée à Leoben
(26 mai). Après une victoire le 14 juin devant Raab (hongrois :
Györ), Eugène prit trois semaines plus tard sa part de la
bataille de Wagram. Il passa quelques moments heureux à Vienne,
où il retrouva Bessières et Duroc, et il ne revint à
Milan que le 14 novembre après s'être occupé de l'insurrection
du Tyrol. La paix de Schoenbrunn et les arrangements successifs lui firent
perdre l'Istrie mais acquérir le Trentin, portant la population
du Royaume à 6, 7 millions d'âmes.
Alors
se plaça l'intermède du divorce impérial. Convoqué
d'urgence à Paris et averti des intentions de l'Empereur, Eugène
offrit en vain sa démission, dut manifester en plein Sénat
français son acceptation de la nouvelle situation et participa
à l'amorce des négociations en vue du remariage autrichien.
Napoléon lui en sut gré, le combla pendant deux ans de bonnes
paroles, constitua définitivement son apanage et, sans aller toutefois
jusqu'à réaliser le projet de le faire prince de Raab, lui
fit attribuer l'hérédité de Dalberg, archevêque
de Mayence puis prince-primat de la Confédération du Rhin,
au grand-duché de Francfort (17 février 1810)31
.
Hortense
calqua son attitude sur celle de son frère mais, délaissée
par son mari, courtisée par Charles de Flahaut, elle connut d'autres
soucis. Après avoir assisté à Paris au baptême
du roi de Rome (9 juin 1811), Eugène annonça à Milan
que sa soeur viendrait bientôt le voir. Sous prétexte d'inspecter
les travaux (finis) de la route du Simplon, il partit à sa rencontre
et revint sans elle (16-24 septembre). Pendant ces quelques jours sa trace
devient floue, comme d'ailleurs celle de Flahaut. Cela coïncide avec
un bref arrêt de la reine à Saint-Maurice-en-Valais et avec
sa décision de ne pas aller plus avant. En réalité
ce fut là que naquit le futur duc de Morny. Il est probable que
le vice-roi et Flahaut y passèrent. Nous n'en savons pas plus et
l'Empereur en sut encore moins.32
Il
était plus préoccupé par les bruits qui avaient circulé
sur son remplacement éventuel en cas de décès, par
Murat d'abord, par Eugène ensuite. Le prince n'y était sans
doute pour rien mais il le paya quand son nom fut en vain mentionné
au sujet d'une sorte de régence à Paris pendant les absences
de l'Empereur ou à propos des trônes de Suède ou de
Pologne.33
En revanche, il obtint en 1812 le commandement des troupes italiennes,
françaises, bavaroises du 4e corps dans l'armée partant
à la conquête de la Russie (à partir du 24 juin).
Les témoignages sont unanimes : ce fut le grand moment de sa vie
militaire. Il se conduisit en héros dans l'offensive à la
Moskowa (7 septembre), dans la contre-attaque à Malo-Jaroslavets
(24 octobre) après l'incendie de Moscou, dans la retraite où
il sauva le maréchal Ney entre Krasnoié et Orcha (20 novembre).
Beaucoup s'étonnèrent de ce qu'à son départ
de Smorgoni, Napoléon, ayant à choisir entre deux hommes
dont chacun répugnait à servir sous l'autre, eût préféré
remettre le commandement des débris de l'armée à
Murat (5 décembre)34.
Quand
celui-ci s'éclipsa à son tour le 16 janvier 1813, Eugène
s'imposa et mena la retraite de Posnanie jusqu'en Saxe, sans pouvoir empêcher
les Prussiens de se joindre aux Russes. Il gardait confiance dans l'étoile
impériale et dans la sienne mais la paix, dont il avait longtemps
espéré le maintien ou le proche retour, lui semblait désormais
une nécessité. Rendu prudent par le souvenir de Sacile,
il cherchait surtout à éviter un désastre en retraitant
sans trop combattre. Ses dispositions furent critiquées par l'Empereur
et il se vit de nouveau reprocher de ne pas lui donner assez de renseignements.
Il protesta : " les grands intérêts tombés passagèrement
dans mes mains réclament encore plus de talent que de zèle,
et sont peut-être supérieurs à tous les efforts de
mon dévouement. Si donc Votre Majesté pense, comme toutes
Ses lettres ne me portent que trop à le croire, que je ne puis
remplir Ses vues, je La prie de ne pas me laisser plus longtemps dans
un poste où je puisse Lui déplaire " (15 mars)35.
Et Napoléon de répondre : " Les observations que je fais
sur les différents mouvements sont pour le bien du service, et
vous auriez tort d'y donner d'autre interprétation36 "
(20 mars).
Après
qu'ils se furent retrouvés à Lützen et y eurent renoué
avec la victoire ( 1er-2 mai) 37,
Eugène fut invité à regagner Milan et le 12 mai 37
quitta son père adoptif pour toujours. Diverses faveurs furent
accordées sinon à lui-même38
du moins à sa famille ou à son entourage, mais il perdit
ses amis Bessières et Duroc, victimes de boulets adverses (1er
et 22 mai). Si l'Empereur avait
renvoyé Eugène en Italie et si quelques semaines plus tard,
à la suite d'une seconde victoire à Bautzen (20-21 mai),
il accepterait un armistice (4 juin), c'était en particulier que,
craignant l'intervention de l'Autriche, il désirait avoir le temps
de préparer la défense de son domaine méditerranéen.
Eugène fut chargé de se tenir dans une position menaçante
au nord des Provinces illyriennes mais au mois d'août, quand la
trêve fut rompue et que les Autrichiens ouvrirent les hostilités,
il lui apparut très vite que ni les Bavarois ni les Napolitains
ne l'aideraient. Se trouvant dès lors en état d'infériorité
numérique, il reprit sa tactique de repli sans bataille décisive
et finit par se réfugier dans la position essentielle du Quadrilatère
de Mantoue, où il resta plus de cinq mois. Le 20 novembre, dictant
ses instructions à Danthouard, Napoléon avait songé
à une audacieuse manoeuvre d'enveloppement en direction de Trévise
mais il avait reconnu que cela dépassait les capacités de
tout autre que lui-même.
De
leur côté, les Autrichiens, comptant sur l'évolution
générale du conflit, s'étaient contentés de
suivre à brève distance le vice-roi. En octobre-novembre
celui-ci avait appris la déroute française à Leipzig,
la perte de l'Allemagne et surtout le ralliement de la Bavière
aux Alliés sous la condition en particulier qu'il recevrait un
trône en Italie s'il faisait lui aussi volte-face. Des offres en
ce sens lui furent faites le 22 novembre par un émissaire bavarois,
le prince de Tour-et-Taxis, venu le trouver à Vérone. Il
les repoussa et en informa aussi bien l'empereur Napoléon que le
roi de Bavière, sous la protection duquel il se plaça néanmoins39 .
A partir de ce moment il persista à espérer en une paix
rapide mais il avait compris l'irrémédiabilité de
la défaite de Napoléon. S'il n'acceptait pas de le trahir,
il ne voulait pas non plus prendre trop de risques. Comme l'a dit un observateur
italien, l'heure n'était pas à la guerre mais à la
politique et à la tromperie armée40.
Dans ce jeu ambigu, convaincu que le seul spectacle de ses mérites
lui assurerait le trône d'Italie, il adopta une attitude morale.
Par
contraste Murat, roi de Naples, avait secrètement embrassé
la cause des coalisés. Le 17 janvier 1814, l'Empereur ordonna à
son fils adoptif de repasser les Alpes aussitôt que cette défection
serait officielle. En dépit de fracassantes proclamations de part
et d'autre, Murat, marchant sur Bologne, resta en relations avec Eugène
et se garda bien de l'attaquer directement. Le vice-roi se replia de l'Adige
sur le Mincio et s'arrêta là. Il redoutait, s'il allait plus
loin, que ses soldats italiens ne désertassent et que le Royaume
ne fût perdu pour longtemps. Napoléon confirma l'ordre de
retraite le 8 février et convainquit l'impératrice Joséphine
de se joindre à ses instances. Soutenu par sa soeur, Eugène
se vexa. Comme il avait remporté un petit succès en avant
du Mincio le même 8 février et que la campagne de France,
fondée sur le genre de stratégie que Napoléon n'avait
pas voulu lui imposer, avait fort bien commencé, il obtint, par
l'intermédiaire de Tascher de La Pagerie, de rester en Italie
(18 février41).
Le
mois de mars interrompit le cours des finasseries. Murat affronta l'armée
d'Eugène à Teggio (6 mars) et revendiqua le territoire du
Royaume d'Italie jusqu'à la ligne Taro-Pò, pendant que les
Habsbourg en réclamaient la totalité42.
La capitulation de Paris (30 mars) et l'abdication du 6 avril modifièrent
radicalement la situation. Joséphine écrivit à son
fils : " Tu es libre de tout serment de fidélité. Tout ce
que tu ferais de plus pour sa cause serait inutile. Agis pour ta famille
" (9 avril). Par le traité de Fontainebleau, constatant la renonciation
de Napoléon aux trônes de France et d'Italie, les souverains
coalisés convinrent qu'Eugène bénéficierait
d'un " établissement convenable hors de France " (11 avril).
Bien
qu'il fût averti de l'évolution défavorable de l'opinion
locale et de la nécessité, pour lui en imposer, de se faire
plus italien, le vice-roi n'y croyait pas ou n'en voyait pas assez l'importance.
Aussi gardait-il l'espoir de recevoir enfin le trône qui lui avait
naguère été promis. A peine informé de l'abdication
impériale, il conclut avec les Autrichiens une première
convention concernant les troupes françaises (16 avril), annonça
son intention de ne se consacrer désormais qu'à l'Italie,
convoqua le Sénat de ce pays pour en tirer les conséquences
et se recommanda à l'indulgence des souverains alliés. Mais
Milan se révolta : les notables déclarèrent préférer
les collèges électoraux, la foule dispersa les sénateurs,
le ministre des Finances Prina fut massacré (20 avril). Le prince,
qui ne s'attendait pas à " une telle récompense de [ses]
longs services "44,
déposa ses pouvoirs, fit signer à Mantoue avec les Autrichiens
une seconde convention relative aux troupes italiennes (23 avril) et alla
chercher asile en Bavière45.
Ainsi
à l'âge de trente-deux ans mettait-il fin à sa carrière
active. En matière civile il avait remédié à
l'inexpérience par l'application. Dans le domaine militaire, qui
avait sa prédilection, il n'avait donné sa mesure que sous
l'aile protectrice de l'Empereur. Celui-ci, dans les exposés de
motifs de ses promotions ou en paroles, ne lui ménageait ni les
encouragements ni les éloges. En voici deux exemples. En mars 1806
Hortense écrivait à son frère : " L'Empereur a dit,
il y a quelques jours, à maman : " Je gronde quelquefois ton Eugène,
mais dis-lui que je l'aime toujours bien "46.
" A Sainte-Hélène encore, évoquant l'opportunité
pour un général d'équilibrer son esprit et son caractère,
son talent et son courage, " Il citait alors le vice-roi, chez lequel
cet équilibre était le seul mérite, et suffisait
néanmoins pour en faire un homme très distingué ".47
Certes
il le savait infiniment moins doué que lui-même et, à
l'instar de beaucoup de parents, il avait mal accepté de le voir
grandir. Dans l'une des dernières lettres qu'il lui adressa, il
s'expliquait sur la sécheresse des bulletins de guerre et de la
correspondance à son égard : " Je ne change jamais de style,
ni de ton ['] Je ne vous ai pas fait compliment, parce que vous n'avez
fait que votre devoir et que c'est une chose simple48.
" Mais il ne traitait guère mieux Joseph ou Jérôme.
Sans doute n'était-il que trop porté à se méfier
de l'importance que risquait de prendre son entourage et même à
soupçonner une manoeuvre chaque fois que paraissait un livre ou
article élogieux envers l'un de ses proches. Hortense, tout en
se refusant à y déceler une marque de jalousie, en a bien
apprécié les conséquences : " Entouré à
la fin d'hommes que son génie même a rendus inhabiles, le
jour où il est forcé de les livrer à eux-mêmes,
ils lui manquent et, sans trahison, il est trahi "49.
A quoi
font écho la dernière lettre de Napoléon à
Joséphine : " Ils m'ont trahi, oui, tous ; j'excepte de ce nombre
ce bon Eugène, si digne de vous et de moi. Puisse-t-il être
heureux sous un roi fait pour apprécier les sentiments de la nature
et de l'honneur ! "50
(16 avril) et l'une des dernières lettres d'Eugène à
Napoléon : " En quelque lieu que je sois, Votre Majesté
doit en être sûre, si Elle rend justice à mes sentiments,
Elle aura toujours en moi le fils le plus respectueux, l'ami le plus tendre
et le plus reconnaissant "51
(25 mai).
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