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Le camp de chalons





Soldat

Colonel (R.) Gérard Bieuville

Le camp de Châlons est une ville qui chaque année, entre 1857 et 1870, se crée pendant les mois d'été dans une région jusqu'alors si peu favorisée qu'on l'appela Champagne pouilleuse, puis entre en sommeil durant les mois d'hiver. C'est une ville éphémère mais bruissante de vie, où l'uniforme militaire l'emporte mais où les civils viennent en grand nombre, où la fête est partout présente mais l'activité économique jamais absente, à l'image de cette société du Second Empire à la fois frivole et dynamique. Le camp de Châlons participe à la "fête impériale" puis disparaît sous cette forme avec la chute de Napoléon III. Toutefois, son souvenir demeure et si les pavillons de bois ont disparu, d'admirables photographies permettent d'en restituer l'ambiance et d'en retrouver l'aspect.

les origines du camp de Châlons :
la volonté de Napoléon III,
le choix du lieu,
l'acquisition des terrains

Plusieurs raisons contribuent à expliquer la création du camp de Châlons.

Les camps de manoeuvre sont une tradition française (1). Celui de Boulogne, où Napoléon rassembla ce qui devait être la Grande Armée, est sans doute le plus célèbre. Celui de Compiègne, moins connu, fut l'un des plus durables : de 1666 à 1847, des troupes y furent réunies à seize reprises, pour une durée allant de quelques jours à plusieurs semaines.

Le souci de propagande ne fut pas absent non plus. Le souvenir de la gloire du Premier Empire avait été déterminant dans l'ascension de Louis-Napoléon et dans le rétablissement du régime impérial. Pour le "neveu du grand Empereur" enfin monté sur le trône, il était essentiel de maintenir cet héritage. Les rassemblements du camp de Châlons, par leur vocation militaire mais aussi par les fêtes brillantes qui les accompagnaient, jouèrent en ce domaine un rôle important pendant tout le Second Empire.

Mais il serait inexact et tout à fait injuste de dire que le camp n'eut pour objet que la propagande impériale. Napoléon III était soucieux de doter la France d'une armée à la mesure de sa gloire militaire passée et du rôle qu'il entendait faire jouer à l'Empire restauré sur la scène internationale. En outre, la campagne de Crimée, certes victorieuse, avait révélé bien des imperfections notamment dans les domaines de l'organisation et de la coopération des armes et il était urgent d'y remédier. Enfin, la portée accrue des armes modernes qui s'imposaient progressivement exigeait des espaces plus vastes.

Napoléon III a voulu le camp de Châlons : sans la volonté impériale, déterminante en cette période d' "empire autoritaire", qui levait tous les obstacles et faisait plier toutes les oppositions, jamais le camp n'aurait été réalisé aussi rapidement (2). Les premières études commencèrent en février 1856 et les premières acquisitions de terres à l'été de la même année. Le décret constitutif du camp fut signé à Saint-Cloud le 15 novembre 1856. L'inauguration eut lieu le 30 août 1857.

L'Empereur a suivi toutes les phases de la réalisation et est notamment intervenu dans le choix du lieu. Ce dernier devait répondre à plusieurs préoccupations : un espace assez vaste pour permettre des manoeuvres de masse, une zone présentant de petits mouvements de terrain mais excluant les grands accidents, un sol perméable, des terres peu fertiles et dès lors peu coûteuses, peu ou pas d'habitations, une voie ferrée proche, enfin un lieu stratégique voisin de la frontière de l'est mais pas trop éloigné de Paris (3). Ces considérations firent écarter la candidature de Châlons-sur-Marne, qui depuis longtemps souhaitait une présence militaire plus importante à proximité de l'agglomération, au grand regret des commerçants, hôteliers et propriétaires bailleurs...

La zone retenue était située à une quinzaine de kilomètres au nord de Châlons-sur-Marne, entre Suippes à l'est et Reims au nord-ouest. Elle couvrait plus de dix mille hectares et son périmètre dépassait quarante kilomètres. Elle était bordée par deux rivières, la Suippe au nord-est et la Vesle au sud-ouest.

Napoléon III vint lui-même reconnaître les lieux au mois de juin 1857. Les limites initialement prévues furent alors légèrement modifiées, pour des raisons de commodité assurément, mais sans doute aussi pour des motifs politiques. Les communes qui avaient voté Louis-Napoléon auraient été favorisées au détriment de celles qui s'étaient prononcées pour Cavaignac. Cette modification se serait faite au grand désespoir de certains propriétaires qui à l'annonce d'une probable expropriation auraient majoré le prix de leurs terres.

Ce problème des expropriations fut d'ailleurs traité avec le plus grand soin. Les dispositions de la loi du 3 mai 1841 furent scrupuleusement respectées. Un bureau spécial dit "bureau du camp de Châlons" fut installé à la préfecture. Tous les dossiers furent suivis par M. de Cerval, vérificateur des domaines, en liaison étroite avec la direction du génie. Les offres faites par l'Etat furent assez généreuses. En dépit de ces précautions, les contestations semblent avoir été assez nombreuses. "J'espérais que cette opération pourrait s'effectuer par des cessions amiables" écrit le 15 février 1858 le responsable du bureau du génie au ministre de la Guerre "mais ce mode de procédé ne s'accordait guère avec le caractère lent et méfiant des cultivateurs du pays..." (4). Les prix allèrent dans l'ensemble de 100 francs l'hectare pour des terres de 5ème classe à 500 francs l'hectare pour des terres de 1ère classe. Les actes notariés établissant les origines de propriété font apparaître une grande diversité parmi les propriétaires : cultivateurs et bergers bien sûr, mais aussi aubergistes, tailleurs d'habits, salpétriers, charrons, peigneurs de laine, messagers... Les parcelles expropriées étaient dans l'ensemble de faible taille et les indemnités versées furent le plus souvent de montant peu élevé (5).

Le lieu choisi et les terres devenues propriété de l'Etat, restait à installer le camp lui-même, tâche considérable si l'on songe que 25 000 hommes étaient attendus.

les premières installations, le problème de l'eau, la voie ferrée

Trois officiers jouèrent un rôle essentiel dans la réalisation du projet impérial. Aide de camp du maréchal Vaillant, ministre de la Guerre, le colonel Castelnau fut chargé de choisir l'emplacement exact où serait implanté le camp et d'établir le plan d'ensemble des futures installations. Sur place, le capitaine Weynand (6) et le capitaine Roubaud suivirent jour après jour l'exécution du programme. Bénéficiant de la confiance du ministre, en relation directe avec l'entourage du souverain (7), ils réalisèrent en à peine une année un camp qui fut en mesure d'accueillir dès l'été 1857 plus de 22 000 hommes et près de 6 000 chevaux.

Réaliser au moins l'essentiel de ces installations en moins d'une année n'était pas chose aisée. Les correspondances nombreuses de Weynand et de Roubaud, insistant pour que les régiments ne tardent pas à leur envoyer un renfort de travailleurs, montrent que la tâche fut difficile. Dans certains cas, il fallut recourir à des solutions de fortune : une infirmerie fut ainsi établie à titre provisoire dans le village de Mourmelon-le-Grand. La main-d'oeuvre militaire ne suffisant pas, on dut souvent faire appel à des ouvriers civils (8).

Les premières installations étaient, il faut en convenir, assez sommaires. Officiers, sous-officiers et soldats vivaient sous des tentes (9). Ces dernières étaient soit des tentes dites "ordinaires" à toits inclinés, soit des tentes coniques. La troupe couchait dans la paille. Les officiers avaient droit à du mobilier. Un entrepreneur de Châlons, le sieur Barbier fils, s'empressa de proposer ses services et offrit de louer pour 25 francs un lit, un matelas, un oreiller, un traversin, une couverture, deux paires de draps, quatre serviettes, une table de nuit, une table carrée ou ronde, une chaise, une cuvette avec pot à eau, un pot de nuit, un verre, un bougeoir... et même une commode si l'on acceptait de payer 30 francs pour la durée du camp (10).

Les cuisines de la troupe étaient également installées dans des bâtiments en planches, équipés de cheminées en briques et de fourneaux et marmites en fonte. Les mess des officiers avaient été particulièrement soignés. Ils comportaient salle à manger, office, cuisine, logement des cuisiniers... Plus sommaires, les lieux d'aisances étaient simplement garnis de tonneaux que deux propriétaires avaient proposé d'installer à la condition de pouvoir récupérer après chaque camp un engrais précieux dans cette région de sol pauvre. Tous les bâtiments, toutes les annexes, indispensables à la vie et à l'entraînement d'un corps d'armée étaient prévus : magasins à poudre construits en briques et couverts en tuiles, magasins à vivres protégés par un toit en zinc, parcs à fourrage entourés de fossés pour éviter l'humidité...

Les chevaux de la cavalerie étaient au piquet. Les huit cents chevaux d'officiers bénéficiaient pour leur part de hangars en planches avec couverture en carton bitumé, garnis de râteliers et mangeoires.

La venue de Napoléon III, la volonté clairement annoncée du souverain de recevoir au camp de Châlons personnalités françaises et étrangères, posaient un autre problème. Ce dernier fut élégamment résolu par la construction du quartier général impérial. Cinq chalets de bois furent érigés. Le pavillon central, "peint extérieurement en imitation de coutil rayé blanc et bleu", fut affecté au service de l'Empereur et de ses invités. Des bureaux, des écuries, un local pour le télégraphe et un autre pour l'imprimerie, devaient compléter l'ensemble. Ces travaux firent l'objet des soins attentifs de Weynand et de Roubaud, en liaison permanente avec le colonel comte Lepic commandant du Quartier général impérial.

Le problème de l'eau avait été difficile à régler, et Napoléon III lui-même s'en était préoccupé. Pour les chevaux, l'eau puisée dans un ruisseau appelé le Cheneu suffisait : les abreuvoirs étaient simplement faits de madriers en sapin calfatés avec soin. Mais il fallait aussi répondre aux besoins de plus de 20 000 hommes. Après quelques essais malheureux, on réalisa que l'on trouverait une nappe d'eau à une profondeur allant de 10 à 25 mètres et qu'il suffisait dès lors de creuser des puits. On utilisa dans ce but soit une tarière, soit une foreuse dont "le mouton [...] en fonte et garni de dents acérées" (11) brisait et désagrégeait la craie. Ces puits étaient ensuite équipés d'une pompe, à raison d'un puits par bataillon.

L'accès au camp fut amélioré par l'aménagement des routes anciennes et la construction de voies nouvelles (12). Mais cela ne fut pas jugé suffisant et l'on décida de construire un chemin de fer de raccordement pour desservir le camp. Cette décision répondait à plusieurs préoccupations. Il y avait d'abord la volonté de Napoléon III, toujours soucieux de faire appel aux innovations techniques et dont le règne fut effectivement marqué par un développement rapide du réseau ferré français. Il y avait ensuite les besoins du camp et notamment la nécessité de transporter dans les meilleures conditions équipements et approvisionnements rendus indispensables par le rassemblement, pendant plusieurs semaines chaque année, de milliers d'hommes et de chevaux. Il y avait enfin le souhait de rendre le camp accessible aux civils dont on pouvait prévoir la venue en grand nombre. Le camp de Châlons allait devenir progressivement pour le régime impérial une "vitrine" et tout allait être fait pour que l'on puisse s'y rendre aisément.

La Compagnie des Chemins de Fer de l'Est fut donc chargée d'établir une ligne reliant la voie ferrée Paris-Strasbourg au camp de Châlons. Le décret de concession fut signé le 3 juillet 1857. On fit appel à près de 2 500 ouvriers : "les poseurs de la voie", a écrit un témoin, "suivaient pas à pas les terrassiers". Le 10 septembre 1857, l'embranchement d'une longueur totale de 25 kilomètres était achevé. Même si certains travaux d'art furent construits à titre provisoire, la prouesse reste remarquable et porte témoignage du dynamisme du Second Empire. Napoléon III inaugura officiellement l'ouvrage le 15 septembre 1857 et reçut à cette occasion le "train impérial" que lui offrait pour ses déplacements personnels la Compagnie. Cadeau magnifique, ce train se composait de cinq voitures somptueusement aménagées et décorées... dans le style de l'époque. Des croix de la Légion d'honneur vinrent récompenser les principaux artisans de ce succès.

Rapidement les wagons beaucoup plus modestes mis à la disposition du public par la Compagnie allaient être pris d'assaut par d'innombrables visiteurs.

la vie militaire, les visiteurs civils, quelques zones d'ombre

La vie quotidienne au camp de Châlons présentait deux visages, l'un militaire et l'autre civil.

La vocation du camp était d'abord militaire et Napoléon III avait tenu à le souligner dans son ordre du jour du 1er septembre 1857 : "Ce Camp ne sera donc pas un vain spectacle offert à la curiosité publique, mais une école grave que nous saurons rendre profitable par des travaux soutenus, et dont les résultats seraient évidents si jamais la patrie avait besoin de vous".

Les troupes étaient "régies par l'ordonnance du 3 mai 1832 sur le service en campagne" et l' "ordre général" fixait le "service journalier" (13). Un coup de canon donnait le signal du réveil à 4 heures et demie du matin. Immédiatement après, les troupes prenaient le café puis effectuaient les corvées de propreté. De 5 heures et demie à 8 heures, les soldats qui n'étaient pas désignés comme travailleurs faisaient l'"exercice" (14). La "soupe" était distribuée à 10 heures, suivie à 11 heures et demie d'un appel. L'après-midi était consacrée de 2 heures à 4 heures soit à "l'exercice", soit à la "théorie", selon les ordres des généraux de division. Le travail cessait à 4 heures et demie et la "soupe" du soir était distribuée à 5 heures. Une parade avait lieu à 5 heures et demie. À 8 heures, un coup de canon donnait le signal de la "retraite", suivi d'un appel à 8 heures et demie. L'extinction des feux était fixée à 10 heures, heure limite pour la "rentrée" au camp des sous-officiers. Ce programme était modifié les jours de grande parade ou de grande manoeuvre : pour ces dernières en particulier, les troupes se rassemblaient à 11 heures sur le "front de bandière" (15).

Onze grandes manoeuvres furent organisées lors du séjour de la Garde impériale au camp de Châlons en 1857. Elles furent placées sous le "commandement immédiat" de l'Empereur, le général Regnaud de Saint-Jean d'Angély étant commandant en chef de la Garde impériale et major général du camp. Ces manoeuvres étaient, il est vrai, assez conventionnelles. Tout était prévu à l'avance, notamment les mouvements de l'"ennemi". Les descriptions qui en sont données font plus penser aux batailles du Premier Empire qu'aux opérations d'une armée dont le matériel évoluait rapidement et qui pouvait disposer désormais du chemin de fer et du télégraphe. Le programme du 7 septembre 1857 (16) indique ainsi : "six batteries d'artillerie à cheval passant par la droite s'avancent au galop, s'établissent à 400 mètres en avant des têtes de colonne de la cavalerie en laissant entre elles un intervalle égal au front d'un régiment et ouvrent le feu. Aussitôt que la canonnade a porté le trouble dans les masses ennemies qui se retirent, la brigade de lanciers et de dragons charge en ligne déployée...". Certaines manoeuvres s'efforçaient d'ailleurs de reproduire les grandes batailles du Premier Empire. L'ordre donné le 6 septembre 1860 (17) indique clairement : "Demain, 7 du courant, on recommencera la grande manoeuvre n°.7 représentant la bataille d'Auerstaedt" (18). En outre, ces exercices répétés indéfiniment sur les mêmes lieux perdaient à la longue une grande part de leur intérêt. On connaît l'anecdote de ces sous-officiers d'un régiment de cavalerie qui, las de charger toujours en direction du même arbre, coupèrent une nuit ce dernier... soulevant le lendemain la colère d'un général qui machinalement avait répété son ordre habituel sans s'assurer au préalable que son arbre favori était toujours là. Il est juste de noter toutefois que les manoeuvres effectuées plus tardivement (19) révèlent l'apparition de préoccupations nouvelles : accent mis sur l'emploi de l'armement moderne de l'infanterie et sur ses conséquences, souci de la sûreté et des mesures à prendre pour éviter la surprise, meilleure utilisation de la cavalerie, recours aux techniques nouvelles et notamment au télégraphe de campagne... Cet effort, sans doute accéléré par les événements de 1866, venait malheureusement bien tard.

Moins connues peut-être, les expérimentations militaires du camp de Châlons n'en sont pas moins intéressantes. Elles touchent tous les domaines.

Les balles étaient récupérées dans les buttes de tir et leurs déformations systématiquement étudiées. Plus tard, le célèbre fusil Chassepot fut expérimenté au camp : les dimensions de ce dernier permettaient notamment de mesurer les effets des tirs effectués à grande distance. Plusieurs modèles de tentes furent essayés afin de reconnaître les avantages et les inconvénients des unes et des autres et de choisir à la fois la meilleure forme et le meilleur tissu. On expérimenta des conserves de pommes de terre mises au point par la maison Chollet. Une note du 26 juillet 1857 en précise le mode de cuisson... et donne quelques recettes (20). On étudia systématiquement lors des venues au camp les effets des transports par wagons sur les chevaux. Un rapport établi le 17 juillet 1857 (21) souligne que les chevaux se livrèrent en sortant des wagons "à des mouvements de gaieté extraordinaire" qui témoignent de leur excellente forme après le voyage... Ce même rapport propose - déjà - de fixer à huit le nombre de chevaux par wagon. On utilisa enfin pour la première fois le télégraphe de campagne, permettant ainsi d'accélérer la transmission des ordres.

Mais ces recherches, menées de façon systématique, ne retenaient guère l'attention des visiteurs civils. C'est l'éclat des cérémonies militaires, c'est la présence de l'Empereur et des dignitaires de l'Empire, c'est le pittoresque de cet immense rassemblement de troupes, qui attiraient ces derniers. Leur venue donnait au camp son visage civil. Le camp de Châlons exerça pendant tout le Second Empire une extraordinaire attirance sur le monde civil. Il faut dire que rien n'était négligé pour qu'il en fût ainsi. Les journaux rendaient compte régulièrement de la venue de l'Empereur et de ses faits et gestes, de l'arrivée de l'Impératrice (22) et du Prince impérial, du passage des hautes personnalités étrangères (23), de la présence des dignitaires du régime impérial (24). Les cérémonies, prises d'armes, réceptions... étaient chaque fois annoncées et toujours largement commentées. Enfin, le prestige de l'uniforme, la réputation des troupes au retour de leurs campagnes, la curiosité aussi pour certains corps somptueux comme les Cent-Gardes ou inhabituels comme les zouaves, contribuaient à faire accourir les visiteurs en grand nombre. Ces derniers venaient de toute la région et les anecdotes ne manquent pas sur l'ébahissement de ces paysans champenois arrivés en carrioles et découvrant subitement un camp militaire de plusieurs milliers d'hommes et de chevaux. Mais il en arrivait de beaucoup plus loin et notamment de Paris (25). Certains jours, et notamment pour les messes solennelles, les trains ne suffisaient plus et ceux qui n'avaient pu monter dans la première rame se désespéraient de n'arriver qu'au moment de la dispersion des troupes. La variété des "distractions" qu'offrait le camp aux visiteurs, à côté des fastes purement militaires, explique cet engouement. Les régiments rivalisaient d'ardeur pour orner leur front de bandière de monuments sculptés dans la craie : cette dernière est malheureusement fragile et il n'est pratiquement rien resté de ces... oeuvres d'art si ce n'est quelques photographies pour les plus remarquées.

Si les prises d'armes, rehaussées par les uniformes flamboyants du Second Empire, avaient toujours la préférence du public, d'autres manifestations s'offraient aux visiteurs. Concerts et pièces de théâtre étaient régulièrement présentés par des soldats, artistes amateurs.

Le plus célèbre des théâtres fut en 1857 celui du "Prince impérial". Elevé au centre du camp par le 1er régiment de grenadiers, il contenait 2 000 places, réservées il est vrai aux militaires du camp selon un ordre précis. L'Empereur, accompagné du duc de Cambridge, l'honora de sa présence lors de la représentation du 17 septembre 1857. Les visiteurs de passage au camp ne manquaient pas d'aller le visiter et L'Illustration en donna un dessin dans l'une de ses éditions.

Rien ne manquait pour distraire soldats et visiteurs... et le sieur Godard, "aéronaute", proposa même à l'Empereur d'organiser "[...] des ascensions avec ou sans trapèze, avec ou sans descente en parachute" (26) !

Plus majestueuse, plus fascinante encore pour les visiteurs qui s'y rendaient en nombre toujours croissant, était la messe solennelle du dimanche. Napoléon III souhaitait rallier l'opinion catholique. Dès sa proclamation du 14 janvier 1852, rappelant l'oeuvre de son oncle, il avait évoqué le Concordat et souligné son influence heureuse sur les relations de l'Eglise et de l'Etat. Il avait fait décider par la Constitution que les cardinaux seraient membres de droit du Sénat. Le camp de Châlons était une occasion supplémentaire de manifester avec éclat cette alliance souhaitée de l'Eglise catholique et du régime impérial.

L'autel installé en 1857 fut commandé à Paris. "Ses dimensions", note l'un des observateurs, "sont suffisantes et son ornementation sobre et presque sévère le met en harmonie avec l'aspect général du camp" (27). Il s'agissait d'ailleurs d'une simple location pour la durée du camp, fort onéreuse au demeurant, et le capitaine Weynand s'attacha dès l'année suivante à réaliser un autre autel, définitif cette fois et conforme aux désirs du grand aumônier de la Couronne. La cérémonie elle-même était grandiose. Les troupes étaient massées autour de l'autel, l'infanterie occupant l'un des côtés, la cavalerie assistant à cheval à l'office sur un autre côté, l'artillerie avec ses pièces garnissant le troisième côté du carré (28). Drapeaux et étendards, musiques, sapeurs, se tenaient de part et d'autre, près des degrés de l'autel (29). Au moment de l'élévation, l'armée exécutait le mouvement du "Genou terre !", les fantassins présentant les armes et les cavaliers saluant du sabre. 20 000 hommes entonnaient ensuite le Domine Salvum. La vision était extraordinaire et jusqu'à la fin de l'Empire la messe au camp de Châlons attira des foules considérables.

A côté de cette grandiose solennité, la place des autres cultes semble modeste. Il fallut notamment trois ans au Consistoire protestant de Sedan pour obtenir l'ouverture d'un temple au camp (30).

Sur ces terres jusqu'alors assez déshéritées les "jardinets" soigneusement entretenus par les régiments de passage au camp et les arbres plantés à la demande de l'Empereur n'étaient pas les seuls espaces verts que les visiteurs civils pouvaient également venir admirer.

Soucieux de développement économique et féru de progrès agronomique, Napoléon III attacha la plus grande importance à l'installation et au développement des "fermes impériales", au grand dam de certains colonels qui voyaient leurs effectifs fondre au détriment des manoeuvres et au profit exclusif de ces champêtres activités. Les fermes avaient été installées à la périphérie du camp afin de ne pas gêner les évolutions des troupes. Les premières constructions avaient été confiées, une fois encore, au capitaine Weynand aidé par le capitaine Roubaud. Weynand fut reçu à plusieurs reprises par l'Empereur, qui suivait personnellement l'exécution des travaux. Le génie apportait sa participation et les unités présentes au camp absorbaient une part notable de la production. Inséparables du camp militaire voulu par Napoléon III, les "fermes impériales" disparurent avec l'Empire.

Cette description serait toutefois incomplète si elle n'évoquait pas aussi quelques zones d'ombre...

Les rapports avec les visiteurs civils étaient dans l'ensemble excellents mais il n'en allait pas toujours de même avec la population locale. Cette dernière reprochait aux militaires du camp des déprédations voire des vols. Un voltigeur se vit ainsi dresser un procès-verbal par un garde champêtre pour avoir pris dans un bois privé quelques branches de bouleau afin de confectionner un... balai. Il est vrai que certains soirs, des gardes champêtres avaient été pour le moins malmenés.

Les commerçants locaux se plaignaient de la sévérité de l'administration militaire. Les intendants faisaient surveiller la qualité des viandes livrées aux corps et pourchassaient les fournisseurs de vins et alcools médiocres. Il en résultait parfois d'interminables contestations.

Le village de Mourmelon-le-Grand avait été profondément modifié par l'installation du camp. Cette bourgade médiocre était presque devenue un gros bourg. Mais les établissements attirés par la présence d'une importante clientèle étaient de qualité inégale. A côté des succursales de maisons honorablement connues (31), on trouvait des officines moins recommandables. C'est en ces lieux qu'éclataient parfois rixes et altercations, en dépit de la vigilance de la gendarmerie et de la présence des patrouilles.

Des officiers chassaient... sans autorisation. Les maires protestaient et les propriétaires se plaignaient. Il fallait régler ces différends en ménageant à la fois le prestige de l'uniforme, l'inviolabilité de la propriété et le respect des règles administratives.

Dans un domaine tout à fait différent, les questions de préséance posaient parfois elles aussi des problèmes entre les différentes autorités. La voiture d'un préfet se vit un jour interdire l'entrée du pesage, l'accès en voiture à cette enceinte privilégiée du champ de course étant réservé à l'Empereur. Le préfet ignorait cettedisposition. Il protesta hautement. L'incident faillit prendre des proportions graves.

Il ne faut toutefois pas exagérer l'importance de ces faits. La présence du camp de Châlons était une chance pour la région et les habitants le savaient. Le prestige de l'uniforme était considérable sous le Second Empire et la population y était sensible. Tout cela contribuait à maintenir dans l'ensemble un excellent climat entre civils et militaires.

Le camp de Châlons avait été présent aux heures glorieuses de l'Empire. Il fut aussi présent au moment de sa chute.

C'est du camp que partit en 1870 le 2ème corps d'armée français, aux ordres du général Frossard. C'est au camp que vinrent se concentrer les troupes formant, sous les ordres du maréchal Canrobert, le 6ème corps. C'est au camp également que se rassemblèrent les premières unités de la Garde nationale mobile, offrant d'ailleurs le spectacle d'une navrante improvisation et d'une déplorable indiscipline. C'est au camp encore qu'il fut décidé après les premiers revers de concentrer une partie de l'armée. C'est au camp qu'arriva un Napoléon III vieilli et malade. C'est du camp enfin que partit l'Armée de Châlons pour ce qui devait être le désastre de Sedan.

Le camp de Châlons a-t-il au moins rempli sa mission ? A-t-il tenté de donner à la France l'armée dont elle avait besoin ? Non assurément. Il a permis, certes, d'utiles expérimentations. Chaque année, en outre, l'Empereur rencontrait personnellement au camp un nombre élevé d'officiers, lors des prises d'armes, des remises de décorations, des réceptions... Mais le souverain ne remplissait pas vraiment le rôle de commandant en chef auquel il prétendait. Les manoeuvres, très conventionnelles et répétées sur les mêmes lieux (32), tenaient plus de la parade que de l'entraînement véritable au combat. Elles prenaient souvent les apparences de représentations parfaitement réglées. Enfin, il y avait épisodiquement au camp de Châlons plus un rassemblement temporaire de troupes que l'organisation cohérente et méthodique de grandes unités, constituées dès le temps de paix en vue de la guerre.

Les intentions premières de Napoléon III étaient certainement différentes. Mais au fil des ans, l'aspect théâtral semble l'avoir emporté progressivement.

Le camp de Châlons a participé pendant plus de dix ans à la "fête impériale". Il a été un élément important de la propagande menée en faveur de la dynastie. Dans le même temps, malheureusement, la Prusse forgeait dans l'ombre une armée faite non pour être vue mais pour combattre.

Le camp a survécu à la chute de l'Empire, mais sous une autre forme. L'entraînement au combat l'a emporté sur la parade et les fêtes ont disparu. Il ne reste aujourd'hui pour témoigner du passé que le site demeuré militaire, de rares vestiges des constructions impériales... et quelques albums de précieuses photographies.



1. Cette originalité est soulignée par W. Rüstow, Guerre des Frontières du Rhin (1870-1871), Paris, 1873, p. 259.

2. Certains responsables s'étant inquiétés en présence de l'Empereur des délais qui leur étaient impartis et surtout des lenteurs administratives, Napoléon III avait dit-on simplement répondu : "Vous entendez, Monsieur le Préfet ?". La question impériale aurait suffi pour faire disparaître toutes les difficultés...

3. Notons toutefois un climat rude : hivers froids (-21deg. en décembre 1859), étés chauds et coupés de pluies orageuses... qui souvent obligèrent à interrompre les manoeuvres.

4. S.H.A.T., XE 299.

5. Le nombre des propriétaires expropriés dépassa le millier.

6. Le capitaine Weynand, le plus souvent cité, reçut l'ordre de se rendre à Paris "pour conférer au sujet de l'établissement projeté d'un camp dans les plaines de la Champagne" par une note du 26 août 1856 (S.H.A.T., XJ 23).

7. La correspondance personnelle du capitaine Roubaud est particulièrement révélatrice à cet égard (archives privées).

8. Rapport du 30 avril 1858 signé "Weynand, capitaine Chef du Génie" (S.H.A.T., XJ 25).

9. Même les maréchaux de France furent à l'origine installés sous des tentes, spécialement aménagées il est vrai et dressées à proximité du pavillon impérial.

10. Note du 2 août 1857, S.H.A.T., XJ 23.

11. S.H.A.T., XJ 23.

12. Le ministre des Travaux publics, Eugène Rouher, s'en préoccupa dès le début de l'année 1857 (S.H.A.T., XJ 24).

13. S.H.A.T., XJ 23.

14. Les besoins du camp, les travaux divers, les services variés... prenaient beaucoup de monde et certains chefs de corps s'en plaignaient vivement.

15. Ligne marquée par les emblèmes ou les armes en faisceaux et délimitant le front de chaque corps.

16. S.H.A.T., XJ 23.

17. S.H.A.T., XJ 28.

18. Il s'agissait en réalité d'une simple imitation et non véritablement d'une application de la "méthode historique" en honneur à l'Ecole supérieure de guerre dans les années 1900 (Colonel Delmas, Bulletin de l'Association des Amis de l'Ecole supérieure de guerre, 1973).

19. Notamment en 1867 et en 1868.

20. S.H.A.T., XJ 23.

21. S.H.A.T., XJ 25.

22. Très pieuse, l'Impératrice fit notamment don de vitraux et chemins de croix à plusieurs églises des environs.

23. Le duc de Cambridge, les ambassadeurs du roi de Siam, le roi de Suède...

24. Ministres, maréchaux de France... mais aussi prélats venus célébrer la messe solennelle.

25. En 1862, l'aller et retour Paris-Mourmelon ne coûtait que 10 francs en 2ème classe.

26. Lettre du 6 septembre 1857, S.H.A.T., XJ 23.

27. S.H.A.T., XJ 23.

28. J. Berland, La Messe au camp de Châlons sous l'Empire, Reims, 1928.

29. Le dispositif indiqué ici est plus solennel. Il n'était retenu qu'en présence de l'Empereur et lors de la venue de très hautes personnalités.

30. S.H.A.T., XJ 24.

31. Telle la succursale Dreher de Vienne.

32. Les petits bosquets étaient numérotés.

[Une promenade photographique au camp de Châlons]

[Quartier Imperial] [Zouaves] [Cantonnements] [Manoeuvres] [Messes] [Sculptures] [Scènes de Nuit]