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L'armée
du Second Empire

Le camp de Châlons
sous le Second Empire

L'environnement civil
du camp de Châlons

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L'environnement civil





Soldat

Georges Clause

le désert champenois,
une protection pour Paris

En 1792, un camp formé des volontaires que la proclamation de la "Patrie en danger" avait jetés sur les routes de la capitale, s'était constitué à peu près spontanément à Châlons (1). Il n'avait pas laissé de bons souvenirs. Mais au coeur de la Champagne, on est dans ce quart nord-est de la France, où l'on aime l'état militaire. Il n'y eut pourtant de garnison stable à Châlons qu'au temps de la Restauration. La ville, dont l'industrie s'étiolait, sentit vite son intérêt économique ; elle paya sans trop barguigner la construction d'une caserne de cavalerie, à la place d'une abbaye croulante, au moment - 1840 - où le bellicisme de Thiers faisait échafauder un plan de concentration de l'armée autour de Châlons. Dès qu'il fut question d'un chemin de fer de Paris à Strasbourg, les bourgeois châlonnais imaginèrent que leur ville pourrait devenir un "camp retranché" protégeant Paris (2) ! Aussi l'idée d'un vaste terrain de manoeuvres, pouvant devenir éventuellement un lieu de concentration d'armée, ne fut récusée par aucun d'eux.

Il est sûr que les terres de la Champagne ne valaient pas cher. Le terme de "désert" revient souvent à leur propos. La Convention a même entendu que les Prussiens n'auraient jamais osé s'y aventurer en 1792, s'ils n'avaient eu avec eux des traîtres pour les guider ! L'expression "Champagne pouilleuse" date du début du XVIIIe siècle (3) ; en 1880, O. Reclus l'expliquait ainsi : "Pouilleuse ne signifiait pas seulement couvert de poux, rongé de vermine, il voulait dire aussi pauvre, misérable, nu, ce qu'est justement le plateau de la Champagne..." (4). Quand Louis-Napoléon Bonaparte, dans l'Extinction du paupérisme pensait à des terres sans valeur sur lesquelles on pourrait installer des fermes collectives, la Champagne s'imposait sûrement à lui comme une région à coloniser... Il fallait être en 1857 un propriétaire exproprié lors de la réalisation du camp de Châlons pour prétendre que le sol n'était pas stérile (5).

En 1855, le colonel Susane qui menait une troupe de Paris à Metz, avait remarqué que seules les terres situées dans un rayon de deux kilomètres autour des villages étaient cultivées (6). Mais dans ces zones arables les frais de culture étaient presque nuls, un seul cheval labourait le matin, hersait l'après-midi. Certains rares observateurs pensaient que la craie pouvait être un réservoir d'eau. Les paysans, eux, réclamaient de l'"engrais", c'est-à-dire du fumier. On "est prêt à des bassesses" dans ces villages pour loger des cavaliers (7) : la venue de la cavalerie française a fait rêver les amateurs de ce crottin, qui valait de l'or !

joies et déceptions châlonnaises

La ville de Châlons avait alors à peine 15 000 habitants. Le maire était un négociant en vins, Joseph Perrier. Tout ce qui pouvait activer le commerce l'intéressait.

La ville, chef-lieu de département, est la résidence d'un préfet. Il y en eut quatre au temps du Second Empire ; le plus remarquable, en place de 1853 à 1864, est Alexandre Chasseigne-Goyon. Cet ancien avocat auvergnat avait plaidé à Riom avec Eugène Rouher, devenu l'"homme fort" de l'Empire autoritaire. Compétent et affable, bien vu des agriculteurs, il régla les problèmes administratifs que posa l'implantation du camp. On l'a dit aussi très habile pour gagner le clergé (8).

Il est vrai que le diocèse de Châlons présentait la particularité d'avoir à sa tête un prélat libéral, sinon républicain (9). Guillaume Meignan, originaire de la Sarthe, était lié à Mgr Maret, ancien disciple de Lamennais, à qui Pie IX refusa toujours un diocèse. Frotté de théologie et d'exégèse allemandes, l'abbé Meignan avait été un enthousiaste du mouvement de 1848... Pie IX ratifia sans plaisir sa nomination à l'évêché de Châlons. Les prêtres en vue du diocèse ne partageaient pas forcément les opinions de l'évêque et Mgr Meignan allait être par la force des choses l'évêque du camp de Châlons, célébrant souvent la "messe impériale" devant 20 000 hommes, genou à terre au commandement et ayant des rapports privilégiés avec l'Empereur et l'Impératrice...

Le camp aura des effets sur la vie municipale châlonnaise (10). En effet, en 1861, profitant de dissensions dans le corps municipal, Napoléon nomma comme maire de la ville de Châlons un colonel retraité, M. Philippe, ancien aide de camp du général Randon, ministre de la Guerre de 1853 à 1867. Car si les conseillers municipaux étaient élus, le maire, considéré comme fonctionnaire, restait à la discrétion du pouvoir exécutif. M. Philippe, battu peu après à la députation, démissionna, laissant la place à Eugène Perrier...

Mais l'organisation du camp avait fait l'effet d'une douche froide. Le "Grand-Mourmelon", qui était aussi proche de Reims que de Châlons, était le lieu des installations fixes. Il paraît qu'en 1848, il y avait eu à Mourmelon moins de "Cavaignacs" qu'ailleurs ! Une voie ferrée fut rapidement construite de Châlons à Mourmelon. Mais déjà, la garnison de Châlons était remise en question. La caserne Saint-Pierre semblait vouée à n'être qu'un hôpital militaire pour les besoins du camp.

La ville fut consternée (11). On s'attendait au chômage, les logeurs allaient perdre leur gagne-pain, le fumier de la cavalerie allait faire défaut aux maraîchers. Une pétition se couvrit de signatures. Le maire Joseph Perrier alla voir le maréchal Canrobert qui commandait les troupes de l'Est, puis le général Randon. Ce dernier promit son appui si l'on réservait assez de lits pour les militaires à l'hôpital civil. Il ne restait plus qu'à rencontrer Napoléon III lors de sa première visite au camp. Du coup, la situation se retourna. Les plus hautes personnalités allant au camp descendirent dans les hôtels de Châlons, devenue comme le pivot de l'armée française. Entre le 25 mai et le 16 juin 1859, dix régiments passèrent par la ville, et il fallut les faire cantonner jusqu'à dix kilomètres à la ronde. En 1864, le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, fut reçu en grande pompe, alors que l'Empereur passait fréquemment, mais plus discrètement.

Mourmelon : la fête impériale ou le Far West français ?

Mourmelon-le-Grand comptait 500 habitants en 1850, 1750 en 1870... et bien davantage grâce aux trains spéciaux des dimanches d'été. L'agglomération forma une cité singulière, sortie du sol à la manière des bourgades du Far West, avec des structures volantes ou extensibles, où les planches et les toiles jouaient un grand rôle. Les hôtels, cafés, auberges étaient les commerces les plus nombreux (12) : leurs noms étaient banals - Hôtel de France, Brasserie ardennaise -, évocateurs - À la prise de Pékin, À Malakoff, Café Napoléon -, ou pittoresques - Le café au lait et au Noir (le serveur était sénégalais), Au zouave galant, À l'Amour-melon... La Brasserie Dreher faisait venir sa bière de Vienne en glacières. Et pour se distraire, il y avait Le grand café chantant (ou Concert Pazat), le Tivoli impérial, qui, dit-on, pouvait accueillir jusqu'à 2 000 personnes, l'arène du boxeur sénégalais Gika... et des "maisons de société" - telle celle dont l'enseigne était À la grande patte de chat - diversifiées selon les grades. La même ségrégation se retrouvait dans des "bals publics" ou "champêtres", où l'on rencontrait des danseuses de Paris, surtout de Châlons... Le commissaire de police affecté à Mourmelon en 1864 ne manquait pas de besogne. Les "Mourmelonnes", qui charmaient le repos des guerriers du camp, inquiétaient parfois les responsables de la santé. Car des filles reconnues saines par les médecins du camp laissaient ensuite des souvenirs cuisants à la garnison de Châlons. D'où des polémiques entre les praticiens civils et militaires, les premiers prétendant que les seconds n'entendaient rien à la pathologie féminine (13) !

les fermes, souvenir de "l'Extinction du paupérisme"

Les besoins alimentaires du camp stimulaient la production locale. Le maraîchage était depuis des siècles une activité bien châlonnaise et les melons, offerts jadis aux chefs des soudards qui dévastaient la campagne, avaient été comme une arme secrète pour détourner les dangers de la ville. La demande en viande était si forte, qu'il fallut faire venir des bestiaux de tout l'est. Un abattoir créé à Mourmelon-le-Petit en 1861 causa des nuisances. Des marchés furent autorisés dans plusieurs communes d'alentour. Mais à Mourmelon où des magasins de Châlons (14), voire de Paris, ouvraient des succursales, des artisans ou des boutiquiers rêvaient de s'intituler "fournisseurs de l'Empereur", sinon de l'armée.

Mais on a surtout retenu les "fermes impériales", qui furent comme un écho d'une idée de l'extinction du paupérisme. Cependant l'Empire n'avait plus les chômeurs de 1840 et il ne s'agissait que de stimuler l'agriculture locale. Dès 1857, 1 200 hectares furent affermés sur la liste civile à la périphérie du camp et les bâtiments de huit fermes furent mis en chantier. Les fermes de Vadenay, de Cuperly, de Bouy, de Jonchéry, de Suippes, de Piedmont et du quartier impérial étaient à peu près achevées en 1859 (15). Des sommes considérables avaient été investies dans les constructions, les achats de matériels ou d'animaux sélectionnés, voire importés, de fourrages et dans les salaires du personnel. Les résultats furent honorables - même s'ils sont loin des rendements d'aujourd'hui - : 16 tonnes de laine, 75 tonnes de viande, 121 000 litres de lait en 1862... On vendait à l'entour des béliers, des brebis ou des poulains. Un carrossier châlonnais s'était reconverti en crémier pour diffuser les produits des fermes. Des élèves de Grignon y venaient en stages. Les fumiers du camp, auxquels il faut ajouter l'engrais humain que la chimie a transformé vaille que vaille, ont amélioré les rendements des communes voisines. Des machines agricoles, semoirs et moissonneuses, pompes et machines élévatoires, ont été expérimentées. Et des espaces horticoles, laissés à l'initiative de l'armée, ont apporté une note colorée dans ce qui avait été une parcelle fort ingrate de la Champagne pouilleuse.

à-côtés archéologiques et religieux... avant le naufrage

Napoléon III a manifesté beaucoup d'intérêt pour la recherche archéologique, à qui il demandait un éclairage sur les origines de la nation française. Il encouragea des fouilleurs, le régisseur de la ferme de Piedmont (16) ou l'instituteur de la Cheppe... (17) Des soldats du génie furent même mis à leur disposition ; la plupart des trouvailles, au préalable "raccommodées" (18) pour être présentables, ont été offertes à l'Empereur et ont fini au musée de Saint-Germain. La Marne, exceptionnellement riche en tombes celtiques, a perdu nombre de ses trésors. Et les fouilles, faites sans relevés et sans méthode, ont arraché au sol, selon le mot de l'abbé Favret, éminent archéologue, des "bibelots", plutôt que des "documents". Le "camp d'Attila" intriguait l'Empereur, qui y vint plusieurs fois. Les chercheurs du temps n'ont jamais mis en doute la bataille des champs Catalauniques, ni le camp où le roi des Huns passait pour s'être réfugié, alors qu'aujourd'hui on a envie d'y voir un oppidum celtique, première localisation de la civitas des Catalauni.

L'Empereur, souvent présent dans la Marne, a été généreux envers les églises, sur la recommandation de l'Impératrice, qui visitait les lieux de culte, tandis que son époux s'occupait des choses militaires (19). L'art officiel diocésain était le néo-gothique, que régentait l'architecte de Grandrut. Le clocher de Mourmelon-le-Grand fut refait, l'église de Vadenay fut construite, mais Napoléon III suivit de près à Châlons la restauration par Lassus de l'église Notre-Dame-en-Vaux, à laquelle il s'intéressait depuis 1854. L'Impératrice, frappée par la pauvreté des églises rurales, mit à la disposition de l'évêque des séries d'images encadrées des stations du chemin de croix. Le camp de Châlons n'a pas favorisé que la débauche !...

Les mobiles de la Seine, rassemblés au camp en août 1870, désoeuvrés, qui saccagèrent tout, étaient-ils des militaires ? La République mettra dix ans à rétablir un terrain de manoeuvres, ou de parade devant des alliés potentiels, à la grande satisfaction des Mourmelonnais et de leurs voisins. Et bientôt elle offrira des pistes dans les savarts débroussaillés pour des "drôles de machines" avec lesquels des "fous-volants" avaient envie de monter à la conquête du ciel. Mais il s'agit là d'une autre histoire et d'un autre siècle.



1. G. Clause, "Châlons dans la crise de l'été 1792", Mém. Soc. Agr. Comm. Sc. Et Arts de la Marne, 1989.

2. Arch. Com. Châlons-en-Champagne, reg. conseil municipal, 1843.

3. L'expression apparaît sur une carte de Guillaume de l'Isle en 1713.

4. O. Reclus, France, Algérie et colonies, Paris, 1880, p. 131.

5. Bablot-Maître, Étude sur la Champagne agricole et l'amélioration du sol champenois, Châlons, 1866.

6. Colonel Susane, La Champagne pouilleuse, Metz, 1857.

7. Ibid.

8. A. D. Marne, 1 M 14 et 1 M 16 ; Dictionnaire de Biographie française, t. VIII (1959), art. "Chasseigne-Goyon" par J. Domergue.

9. H. Boissonnat, Le cardinal Meignan , Paris, 1899.

10. M. Guillaume, "Jacques Goërg (1815-1890), député de l'opposition sous le Second Empire", Étude Champenoises, Univ. De Reims, 1978-3.

11. G. Clause, "La ville qui voulait des soldats" Châlons, 2000 ans d'Histoire, Châlons-sur-Marne, 1975.

12. J. Berland, Le camp de Châlons sous l'Empire, Paris, S.H.A.T., s.d. [1955] (ouvrage exhaustif, avec les défauts d'une publication posthume).

13. Arch. Com. Châlons-en-Champagne, 2 H 27.

14. Le 1er octobre 1867 une vendeuse d'un magasin de nouveautés de Châlons qui livrait à Mourmelon une robe retouchée, fut tuée accidentellement par un véhicule de l'artillerie de la Garde. Une collecte produisit 1 455 francs, que le colonel de Rochebouët vint remettre à la famille (Arch. Com. Châlons-en-Champagne, 2 H 1).

15. J. Berland, op. Cit., pp. 195-215.

16. Bénoni Le Laurain, qui se paraît du titre de "Directeur des Antiquités du camp d'Attila" !

17. P. H. Létaudin, Étude historique sur la Cheppe, le camp d'Attila et les environs, Châlons-sur-Marne, 1869.

18. Le mot est du capitaine de Reffye.

19. Voir G. Clause, Histoire du diocèse de Châlons, Paris, 1989, et "La religion-spectacle sous le Second Empire", Histoire et Traditions de Champagne, Châlons-sur-Marne, 1979.

[Une promenade photographique au camp de Châlons]

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