31 octobre 1849, Louis-Napoléon récuse la "cohabitation"

Auteur(s) : CHOISEL Francis
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31 octobre 1849, Louis-Napoléon récuse la "cohabitation"

Il n’y a pas si longtemps, on disait que pour certains Français, l’Histoire de France commençait à la Révolution et que pour d’autres au contraire, elle s’arrêtait en 1789.
Aujourd’hui, à écouter les débats politiques, à lire la presse, à entendre même les analyses des politologues les plus avertis, on a le sentiment que pour tout le monde, ce qui advint avant la Grande Guerre n’existe pas. Il est fréquent de se référer à l’Entre-deux-guerres, aux ligues, au 6 février 1934 et au Front populaire comme à Munich ou à Vichy. Mais remonter à l’Affaire Dreyfus est exceptionnel et semble relever d’une érudition rare. Quant à citer Jules Ferry, c’est à peu près comme si l’on évoquait Vercingétorix ou Saint-Louis. En un mot, l’Histoire de France commence sous la Troisième République. Avant, c’est de la préhistoire.
Notre siècle est replié sur lui-même, égocentrique, amnésique. Il oublie, ignore ou méprise ceux qui l’ont précédé et que l’on n’enseigne plus dans les lycées. Peut-être, d’ailleurs, est-ce là l’explication du désarroi de nos contemporains face à leur temps et de l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de résoudre les problèmes qui se posent à eux.
Pourtant, avec la naissance de la Cinquième République pour la politique intérieure, avec la chute du mur de Berlin pour les relations internationales, le dix-neuvième siècle, pour le moins, a repris toute son actualité. Sa connaissance est redevenue indispensable à l’honnête homme et au citoyen.
Ainsi la Deuxième République, avec son président élu au suffrage universel direct, est-elle beaucoup plus proche de nous, plus « moderne », que la Troisième et la Quatrième qui lui ont succédé. Son expérience, et pas seulement sa mort violente le 2 décembre 1851, nous fournit quelques clefs d’analyse et peut nous inspirer quelques parallèles utiles avec notre vie politique et constitutionnelle. Y compris en matière de « cohabitation », l’un des grands sujets du jour.

Elu au premier tour de scrutin par trois Français sur quatre

Il est, de ce point de vue, assez remarquable qu’en tête de la liste de nos présidents de la République, on place presque toujours Adolphe Thiers, qui pourtant ne fut qu’un président du Conseil révocable à tout moment, auquel on conféra ce titre par une sorte d’abus de langage. Et l’on oublie Louis-Napoléon Bonaparte qui le fut pour de bon, vingt ans plus tôt, comme on oublia en décembre 1998 de célébrer le cent cinquantième anniversaire de son élection au suffrage universel, une vraie élection face à cinq concurrents, la première du genre et l’une des plus éclatantes.
Qu’on en juge plutôt. Celui qui, normalement, aurait dû l’emporter était le républicain Cavaignac. Dans son camp comme en face de lui, il n’avait guère d’adversaires crédibles. Les hommes de la révolution de février 1848, Lamartine et Ledru-Rollin, étaient déconsidérés après avoir atteint des sommets de popularité ; on leur reprochait de n’avoir pas su concilier, en ces temps troublés, l’ordre et la République, de s’être, en un mot, révélés à l’usage incapables de gouverner. Raspail, quant à lui, représentait un socialisme à peine naissant qui n’était pas encore une force politique ; sa candidature était « de témoignage » comme on dit aujourd’hui ; de même que celle du général légitimiste Changarnier, égaré dans cette compétition électorale malgré les consignes d’abstention du comte de Chambord. Louis-Napoléon Bonaparte, enfin, exilé depuis l’âge de six ans et tout juste de retour en France, était une sorte d’inconnu s’étant surtout fait remarquer par deux complots qui avaient lamentablement échoué à renverser Louis-Philippe ; il apparaissait bien isolé au début de la campagne et peu fait pour attirer des soutiens sérieux.

Le général Cavaignac avait pour lui d’avoir réussi là où Lamartine et Ledru-Rollin avaient échoué : les ayant remplacés à la tête du Gouvernement, il avait fermement réprimé les émeutes de juin et repris le pays en main pendant l’été ; les républicains modérés, qui avaient failli être balayés par la rue, lui en étaient reconnaissants. Comme ceux-ci avaient triomphé largement aux élections d’avril et bénéficiaient ainsi d’une écrasante majorité à l’Assemblée constituante, on n’imaginait pas que, neuf mois plus tard, leur candidat pût être battu. Avec leur soutien officiel et actif, Cavaignac disposait de l’avantage que donne le pouvoir dans une élection nationale : la « prime au sortant » et divers moyens d’influencer l’opinion, dont ne peuvent user les opposants. Il pouvait même espérer rallier nombre de suffrages monarchistes, puisqu’il avait prouvé aux conservateurs, dont c’était la préoccupation principale, que l’ordre était compatible avec la République.
Enfin, pour éviter toute surprise, la Constitution prévoyait que le suffrage universel ne s’exprimerait qu’une seule fois. Si, lors du vote populaire, aucun candidat n’obtenait la majorité absolue des suffrages, on ne convoquerait pas les électeurs pour un second tour ; ce serait alors à l’Assemblée de trancher, entre les cinq premiers. Quel candidat était en mesure de l’emporter dès le premier tour ? Lamartine, Ledru-Rollin, Raspail, Changarnier ? Certainement pas. Cavaignac ? Peut-être. Louis-Napoléon Bonaparte ? Quelle surprise si cela arrivait ! Le plus probable était que personne n’y parviendrait et qu’en conséquence, il reviendrait à l’Assemblée constituante de désigner le vainqueur. Nul doute qu’elle trancherait en faveur de Cavaignac.

On ne peut donc pas dire de cette élection ce que leurs détracteurs disent des plébiscites napoléoniens. Non seulement le scrutin fut parfaitement libre et régulier, la participation forte, les candidatures multiples et les résultats incontestés, mais le vainqueur, Louis-Napoléon Bonaparte, qui créa la surprise, était en quelque sorte un candidat d’opposition. On ne peut nier la sincérité du scrutin ni la validité de l’élection.
On le peut d’autant moins que les résultats sont sans appel et la performance inégalée. Louis-Napoléon Bonaparte fut élu au premier tour. Il recueillit sur son nom 74% des suffrages exprimés. Il devint président de la République à l’âge de quarante ans. Trois records qui méritent mieux que le silence gêné de tous ceux, trop nombreux, qui ne voient dans notre premier président que le futur empereur, l’homme du coup d’État, du Mexique et de Sedan.

Une victoire ambiguë

Revenons sur l’ampleur de la victoire. Elle est exceptionnelle et pose de ce fait un problème d’interprétation.
Nous avons dit qu’elle fut une surprise. C’est vrai, surtout dans de telles proportions : Cavaignac ne recueillit qu’à peine 20% des suffrages, Ledru-Rollin 5% et les trois autres quelques miettes. Mais au fil de la campagne, on sentit la vague monter. Même sans instituts de sondages, quand trois électeurs sur quatre s’apprêtent à voter d’emblée pour le même candidat, cela se voit, cela se sent.
A Paris, qui était en dessous de la moyenne nationale, le neveu de l’Empereur obtint tout de même 58% des voix, avec ses meilleurs résultats à l’Est, dans les quartiers populaires. Et dans six départements, à l’inverse, il atteignit plus de 90% des suffrages exprimés : 90% dans la Dordogne, les Hautes-Pyrénées et la Somme ; 91% dans l’Aube ; 94% dans la Creuse ; 95% en Charente !
Ces résultats qui nous semblent à peine croyables ont paru tout naturels à Louis-Napoléon Bonaparte. « La mémoire de l’Empereur me protège et inspire vos suffrages » avait-il écrit par avance dans son manifeste électoral. Depuis son enfance, en effet, il croyait la France foncièrement napoléonienne.

Pour lui, les plébiscites de l’an VIII, de l’an X, de l’an XII et même de 1815 avaient résolu d’autant plus définitivement la question que rien n’était venu depuis les contredire : Louis XVIII était rentré deux fois dans les fourgons de l’étranger ; Louis-Philippe ne tenait son trône que d’une émeute parisienne ratifiée par quelques députés issus d’un corps électoral restreint. Et tout ce qui s’était fait entre 1815 et 1848 l’avait été sans le suffrage universel, c’est-à-dire contre la volonté du peuple. Certes, quand celui-ci avait retrouvé voix au chapitre, en avril, il avait approuvé la République en donnant sa confiance aux listes républicaines qui étaient soumises à ses suffrages. Mais le choix de l’Empire avait-il été proposé ? Plutôt qu’une adhésion à la République, les Français n’avaient-ils pas simplement donné quitus à ceux qui avaient renversé Louis-Philippe et Guizot ? D’ailleurs, là où un Bonaparte s’était présenté, il avait été élu : Napoléon, fils de Jérôme, en Corse ; Pierre, fils de Lucien, en Ardèche et en Corse (1) ; Lucien Murat, fils de Caroline, dans le Lot. Lui-même, en juin puis en septembre, avait été élu dans l’Yonne, la Charente-Inférieure, la Corse encore, la Moselle et la Seine, c’est-à-dire à Paris. L’élection du 10 décembre n’était qu’une confirmation, un lointain et puissant écho du vote de 1804.

Il est vrai que la France était alors telle que l’avait façonnée Napoléon : code civil, concordat, Banque de France et tant d’autres choses. Il est vrai aussi que beaucoup de Français avaient connu l’Empire – Napoléon, s’il n’avait disparu prématurément, aurait fêté ses quatre-vingts ans en 1849 – et qu’ils se rappelaient cette époque sous les traits peut-être un peu enjolivés de leur belle jeunesse. Il est vrai enfin que le règne de Louis-Philippe, prospère peut-être et pacifique aussi, avait été bien terne : « La France s’ennuie » avait clamé Lamartine. Napoléon était le grand homme par excellence. Son oeuvre était unanimement célébrée. Il était la référence. Dans le peuple, les anciens soldats de la Grande Armée, fiers de leurs faits d’arme, formaient une importante et glorieuse cohorte de propagandistes spontanés. Et dans la France officielle, après le purgatoire de la Restauration durant laquelle l’empereur Napoléon n’était plus que « Buonaparte », l’usurpateur honni, la monarchie de Juillet, tentant de récupérer sa gloire à son profit, l’avait placé au plus haut dans le panthéon des grands hommes auxquels la patrie devait sa grandeur et sa puissance. Il est donc sûr – les historiens l’ont maintes fois souligné – qu’en élisant le neveu, c’est à l’oncle que les électeurs adressaient leur hommage presque unanime.

Les « Blancs » face à la République

Les monarchistes développaient une autre interprétation de l’élection. Selon eux, les Français, après en avoir fait l’expérience pendant neuf mois, avaient sanctionné la République et ceux qui l’incarnaient. Pris par surprise en avril, ils s’étaient réfugiés dans les bras des républicains modérés faute de mieux, plutôt pour échapper aux radicaux et à la République sociale – la République des « partageux » – que par adhésion au nouveau régime. Puis l’agitation dans la rue, l’insurrection de juin tout particulièrement qui avait paru comme un assaut contre la société tout entière, le désordre économique, l’impôt exceptionnel « des quarante-cinq centimes », le chômage, les en avaient dégoûtés rapidement. Les élections partielles et locales avaient d’ailleurs révélé cette tendance : les conservateurs rentraient peu à peu en grâce auprès du suffrage universel. Thiers par exemple, l’ancien président du Conseil de Louis-Philippe, qui avait été battu en avril, avait été élu en juin dans plusieurs départements, dont la Seine, comme Louis-Napoléon Bonaparte. C’était un signe, parmi bien d’autres.
Face à ce retournement de l’opinion ou ce retour à la raison, selon le point de vue que l’on adopte, les monarchistes auraient pu présenter un candidat. Ils ne l’ont pas fait. Il faut en effet un certain temps à un parti qui est chassé du pouvoir pour retrouver ses esprits et reprendre confiance en lui ; nous en avons dans l’histoire récente plusieurs exemples.

L’effondrement de la monarchie de Juillet avait constitué pour les orléanistes un choc d’autant plus grand qu’il avait été inattendu et rapide : trois jours avaient suffi. Et ils n’en étaient pas encore remis. Le suffrage universel aussi, nouveauté radicale qu’ils avaient toujours refusée, les effrayait un peu. Quant aux légitimistes, l’idée même de participer à une telle élection les révulsait : c’eût été admettre la souveraineté populaire, c’est-à-dire renier leurs principes. En un mot, les uns n’avaient pas de présidentiable en mesure de l’emporter, ou croyaient ne point en avoir ; les autres n’en voulaient pas. Les monarchistes se trouvaient ainsi dans une situation similaire à celle des vieux routiers de la Quatrième République qui s’opposèrent, lors du référendum de 1962, au principe de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, et qui, en 1965, se trouvèrent à contre-pied quand il fallut présenter un candidat face au général de Gaulle.

En outre, les monarchistes, divisés en deux camps dynastiques qui se haïssaient, étaient incapables de s’entendre sur un nom qui soit issu de leurs rangs. De ce fait, ils n’avaient aucune chance de l’emporter : avec deux candidats, c’était l’affrontement, le discrédit dans l’opinion conservatrice, la neutralisation réciproque, la dispersion des voix ; avec un seul, par forfait de l’un ou l’autre camp, l’espoir n’était guère plus grand, faute de pouvoir rassembler toutes les voix potentielles.
Pourtant, leurs forces réunies étaient loin d’être négligeables. Ils étaient, un an plus tôt, encore aux commandes ; ceux qui avaient été députés, pairs de France, ministres, préfets, conseillers généraux ou maires, et qui pour certains avaient gardé ou retrouvé leurs mandats, n’avaient pas perdu complètement l’autorité morale que donnait le prestige et l’exercice durable de ces fonctions. La plupart des légitimistes et des orléanistes étaient placés en haut de la hiérarchie sociale, et occupaient un rang qui, s’il n’inspirait pas la jalousie, commandait alors le respect ; ces notables, riches et instruits, disposaient d’un pouvoir social qui leur permettait de peser sur ceux qui dépendaient d’eux ou leur faisaient confiance, surtout dans les campagnes, où résidaient les trois-quarts de la population. L’Église enfin leur était acquise, et avec elle son pouvoir d’influer sur les consciences de nombreux électeurs, en un temps où la déchristianisation n’avait pas atteint les proportions d’aujourd’hui.
Ayant renoncé à présenter un candidat, il leur restait le choix de rester spectateurs impuissants de la lutte, ce qui était risquer le pire, ou bien d’engager résolument toutes ces forces en faveur de l’un des compétiteurs. Sauf quelques légitimistes, ils optèrent pour la seconde solution qui leur permettrait, pensaient-ils, d’être maîtres du jeu ou, tout au moins, d’obtenir des garanties d’autant plus substantielles du futur élu que leur soutien pouvait être décisif.

C’est dans cet esprit que les principaux d’entre eux, qui formaient un comité se réunissant rue de Poitiers, entamèrent une négociation avec Cavaignac. Alliés à une partie des républicains, les monarchistes pouvaient constituer une majorité présidentielle bien ancrée à droite. Au cours de l’été, cette coalition avait d’ailleurs été esquissée dans certains votes à l’Assemblée constituante. En attendant mieux, elle écarterait tout risque de radicalisation de la République. Mais Cavaignac, trop sûr de sa victoire peut-être ou trop honnête pour abuser ses interlocuteurs, leur apparut finalement comme trop rigoureusement républicain, trop à gauche dirions-nous aujourd’hui.

L’autre candidat qu’ils pouvaient raisonnablement soutenir était Louis-Napoléon Bonaparte. Plus habile, il répondit favorablement aux ouvertures qu’on lui fit et leur sembla, en fin de compte, représenter une meilleure garantie pour l’ordre et pour la religion. Si cette alliance comportait un risque de restauration dynastique concurrente, le danger le plus pressant n’était pas pour l’instant de ce côté mais de celui de la République. Contre elle, qui venait de triompher, il pouvait paraître sage de faire bloc avec celui qui y était le moins attaché. Ensuite on aviserait. De plus, au fil des semaines, la vague de l’engouement populaire pour ce Napoléon s’enflait. Battre Cavaignac, Ledru-Rollin, Lamartine et Raspail tout à la fois était peut-être possible. Et si l’on y parvenait, ce serait une grande victoire symbolique contre la révolution de février, un coup fatal porté à la République.
Accord fut donc passé. Tout les réseaux conservateurs et catholiques, les parlementaires, les journaux, les relais en province et, plus discrètement mais tout aussi efficacement, les évêques et les curés, firent campagne pour le prince Louis-Napoléon. C’était là, pensèrent les monarchistes au lendemain de l’élection, la vraie raison de son écrasante victoire.

Le ministère se moque du président

Bien que porté par cinq millions et demi de suffrages, le nouveau président de la République était un homme isolé au sein du monde politique établi. Il disposait de peu de relais dans l’opinion : quelques fidèles, tous inconnus ; quelques journaux acquis à sa cause et financés sur ses revenus ; des comités bonapartistes constitués pour promouvoir sa candidature et groupés après l’élection en une Société du Dix-Décembre. À peine plus que des réseaux spontanés. Plus grave, il n’existait pas de personnel politique bonapartiste ; et il n’avait pas un ami dont il pût faire un ministre. Lui-même n’avait aucune expérience du gouvernement ni de l’administration.
C’est précisément l’une des raisons pour lesquelles les monarchistes lui avaient apporté leur soutien. Ils ne comptaient pas gouverner avec lui, mais à sa place, à l’abri de sa popularité, de la même manière qu’ils avaient utilisé son nom pour prendre leur revanche sur les républicains. Ayant une piètre idée de ses capacités intellectuelles, l’imaginant rêveur, faible et indécis, le jugeant sans appuis solides dans le pays, ils avaient bien l’intention de ne lui laisser que l’apparence du pouvoir et de s’en réserver la réalité.

Lorsqu’il dut, le 20 décembre, jour de sa prise de fonctions, composer son gouvernement, le président de la République fut contraint à se rendre à l’évidence. L’ouverture qu’il souhaitait en direction des républicains, conformément à l’esprit de son manifeste – électoral, afin de constituer un ministère d’union nationale, était vouée à l’échec. Le soutien des monarchistes, même rebaptisés conservateurs ou parti de l’ordre, l’avait irrémédiablement classé à droite. Il était désormais leur prisonnier. C’est avec eux, et avec eux seuls qu’il devrait gouverner. La logique de l’alliance électorale était là.
Il fit donc appel à Odilon Barrot qui forma, à la manière parlementaire, un cabinet presque exclusivement orléaniste, les légitimistes y étant représentés par le catholique Falloux, chargé de l’Instruction publique et des Cultes, et le républicain modéré Bixio acceptant d’y témoigner bien maigrement, à l’Agriculture et au Commerce, de la volonté présidentielle d’ouverture à gauche.
Entre le président Bonaparte et ce ministère conservateur, qui s’étaient accordés par obligation plus que par inclination, la coexistence ne tarda pas à se révéler conflictuelle. À peine une semaine était-elle passée que, le 27 décembre, éclata un premier incident. Le président de la République, refusant de jouer le rôle de figuration qu’on lui avait réservé, prit l’initiative de réprimander son ministre de l’Intérieur, qui négligeait de lui communiquer toutes les dépêches importantes. Il le fit de manière ferme et solennelle, c’est-à-dire par écrit. « En résumé, concluait-il, je m’aperçois que les ministres que j’ai nommés veulent me traiter comme si la fameuse constitution de Sieyès était en vigueur, mais je ne le souffrirai pas ». Pas plus que son oncle, Louis-Napoléon Bonaparte n’acceptait d’être un « cochon à l’engrais ».
Aussitôt, cet acte d’autorité provoqua une crise : le ministre, Malleville, envoya sa démission et le ministère se solidarisa avec lui, par la plume d’Odilon Barrot : « C’est avec un douloureux regret que nous venons déposer dans vos mains nos démissions. […] Nous savions bien ce que la double responsabilité, encore imparfaitement définie, du président de la République et de ses ministres pouvait jeter d’embarras dans nos rapports officiels ; nous comptions, pour les surmonter, sur notre déférence d’un côté, sur votre confiance de l’autre : nous nous étions abusés. D’autres seront plus heureux, c’est notre voeu ».

Des deux côtés, on voulait, dès le départ, que le bon pli fût pris. Mais le prince Louis-Napoléon n’était pas en situation d’engager l’épreuve de force. Il dut battre en retraite : « Je dois vous dire, écrivit-il en réponse à Odilon Barrot, que je regrette profondément que les termes de ma lettre aient pu vous blesser. Rien n’était plus loin de ma pensée. […] J’ai eu, à la vérité, un moment d’humeur, hier, en pensant qu’on ne me traitait pas, peut-être, comme le chef responsable de l’État. […] Mais, je le répète, si j’ai pu offenser M. de Malleville et le cabinet tout entier, je le déplore de toute mon âme, et j’espère qu’après cette explication, il ne restera d’autre trace de ce différend que mes sincères regrets ». C’était une lettre d’excuse, en bonne et due forme.
Aussi le ministère, à l’exception de Malleville et de Bixio, reprit-il sa démission. Odilon Barrot décida, avec quelque condescendance, que l’incident était clos : « Cet excellent jeune homme est vraiment autant à plaindre qu’à blâmer. Son éducation ne l’a point préparé aux devoirs parlementaires. Son caractère garde encore quelque chose d’impérieux et d’irascible. Mais ses intentions sont droites ». Et Falloux, de qui nous tenons l’anecdote, de conclure : « Nous nous tenions pour avertis que les paroles d’un taciturne ne sont pas toujours aussi méditées qu’elles sont rares, et que l’on n’emploie pas nécessairement à réfléchir le temps que l’on passe sans parler ». On voit en quelle estime les ministres portaient le chef de l’État !
Un autre exemple, également rapporté par le comte de Falloux, nous montre la nature de leurs épineuses relations. Dans son manifeste électoral, Louis-Napoléon Bonaparte avait promis une réconciliation entre les partis et appelé de ses voeux le jour où la patrie pourrait faire cesser toutes les proscriptions. Il voulut donc inaugurer sa présidence, à défaut d’un ministère d’union nationale, par un geste symbolique fort témoignant de sa volonté d' »effacer les dernières traces de nos discordes civiles ». Il proposa, en conseil des ministres, le vote d’une amnistie en faveur des insurgés de juin 1848. Tout le ministère s’y opposa, Odilon Barrot expliquant que, loin de calmer les esprits, ce serait le meilleur moyen de relancer l’agitation dans la rue. « Durant tout le cours de cette démonstration, relate Falloux, l’impassibilité du président ne se démentit pas une minute et quand M. Barrot eut cessé de parler, il dit, de sa voix lente et calme : ‘C’est une question qu’il faut ajourner, je le comprends ; passons à autre chose’ « . Une nouvelle fois, le président de la République avait dû capituler.

Mais le « doux entêté » qu’était Louis-Napoléon Bonaparte (selon l’expression même de sa mère), revint à la charge deux semaines plus tard, toujours en conseil des ministres, à l’occasion d’un exposé sur la situation financière. Le ministre des Finances concluant sur un pronostic optimiste, du moins « si l’esprit public reprend confiance », le président saisit la balle au bond : « Vous avez bien raison ; tout dépend de la confiance publique, et un pays ne donne sa confiance qu’à un gouvernement fort. Le meilleur signe de cette force serait l’amnistie. Il faut la demander en même temps que le vote du budget ». Le ministre des Finances, surpris de cette sortie, se récria alors : « Monsieur le président, je remets mon portefeuille à qui osera présenter de la même main le budget qui doit fermer les plaies et une amnistie qui les rouvrirait toutes ! » Devant cette nouvelle menace de démission, le chef de l’État recula encore : « Ah ! si c’est là votre avis, je m’en rapporte à vous » déclara-t-il plein de bonhomie.
L’affaire pourtant n’était pas close. Lors d’un des conseils des ministres suivant, Louis-Napoléon Bonaparte fit une nouvelle tentative à l’occasion d’une discussion sur la politique extérieure : « Vous n’avez pas indiqué suffisamment le moyen d’en imposer à l’Europe. Ce serait de lui montrer tous nos partis réconciliés, et comme gage de cette réconciliation proclamer l’amnistie ». Il n’eut pas plus de succès : « À cette conclusion, aussi inattendue que les précédentes, nous nous récriâmes tous ensemble avec une telle unanimité que le président ne put s’empêcher de rire en disant : ‘Je vois que, décidément, l’amnistie n’a pas de succès auprès de vous’ « . Et il n’y revint plus.
Falloux conclut cet épisode sur le même ton irrespectueux que le précédent : « Nous avions la preuve que s’il était impossible de le convaincre, il n’était pas impossible de l’arrêter ».

Seul face à l’Assemblée

Cette cohabitation – qu’il faut bien appeler maintenant par le nom qu’on donne aujourd’hui à ce genre de situation – fut durable.
Dans un premier temps, le président et les ministres se trouvaient confrontés à un adversaire commun, l’Assemblée constituante, dont – rappelons-le – une large majorité était composée de républicains, modérés et radicaux ; il fallut en effet un certain temps pour faire comprendre à ces derniers que, la Constitution étant en vigueur et le président ayant pris ses fonctions, leur mission était terminée. Tant que l’on n’en était pas débarrassé, il convenait de faire front commun et de ne pas étaler au grand jour les divisions internes de l’exécutif.
D’ailleurs, aucun des protagonistes n’était en mesure de reprendre sa liberté. La légitimité présidentielle était nécessaire aux monarchistes : s’ils affrontaient ouvertement le chef de l’État, sur qui pourraient-ils s’appuyer pour se maintenir au pouvoir et pour gouverner, puisqu’ils étaient minoritaires à l’Assemblée ? Quant à lui, s’il les renvoyait, il s’isolerait irrémédiablement, puisqu’il n’existait toujours pas de personnel politique proprement bonapartiste sur lequel il pût compter ; il se trouverait contraint de faire appel aux républicains qui ne le traiteraient certainement pas mieux. Et si ceux-ci refusaient de se prêter à ce renversement d’alliance, il devrait revenir tout penaud vers ses anciens alliés et s’en remettre encore plus complètement à eux.
En outre, même si la victoire sur l’ennemi commun avait été large à l’élection présidentielle, il était impossible de préjuger le résultats des élections législatives futures. Et si des deux côtés on s’attribuait le mérite du succès de décembre, chacun n’en pensait pas moins qu’il serait bien téméraire de rompre, avant le nouveau scrutin, avec une stratégie d’alliance qui avait si bien fait ses preuves. Mieux valait la reconduire.

En mai 1849, elle fit à nouveau merveille. La – participation fut un peu plus faible – 68% – et la victoire moins large qu’à l’élection présidentielle, mais les républicains, toutes tendances confondues, étaient très nettement battus : ils n’emportaient que 300 sièges environ face à la majorité présidentielle qui, avec 53 % des voix, en enlevait 450.
Toutefois, grande différence avec le scrutin précédent, cette majorité que nous venons de qualifier un peu hâtivement de présidentielle était constituée presque exclusivement de monarchistes. Car leur implantation sur l’ensemble du territoire était infiniment plus forte que celles des partisans véritables du chef de l’État. Ces derniers n’avaient pu se présenter sous leurs propres couleurs que dans quelques rares départements ; et ailleurs, ils ne figuraient qu’en tout petit nombre sur les listes conservatrices. Par rapport à décembre, la situation entre les deux alliés se trouvait ainsi inversée : dans un cas, faute de présidentiable, les monarchistes avaient dû se résoudre à suivre un Bonaparte ; dans l’autre, faute de candidats, le prince Louis-Napoléon avait à son tour dû se décider à soutenir partout des orléanistes et des légitimistes.

Ainsi, l’union ayant prévalu et les monarchistes s’étant généralement réclamés de leur soutien au président de la République pour se faire élire, l’ambiguïté qui pesait sur la volonté profonde du corps électoral subsistait : en 1848, on avait pu croire la France bonapartiste et déclarer seul vainqueur le neveu de l’Empereur, malgré le soutien des monarchistes ; en 1849, on pouvait la dire royaliste et attribuer le mérite de la victoire au seul ministère, malgré le soutien du président.
Hors l’élimination des républicains, la situation n’avait donc guère évolué. Cinq mois après son élection triomphale, le président de la République restait plus que jamais isolé. Et plus que jamais, il devait s’en remettre à ses ministres. D’une double cohabitation à trois, entre l’exécutif et le législatif en même temps qu’à l’intérieur de l’exécutif, on était passé à une cohabitation à deux qui nous est plus coutumière entre un président réduit à la portion congrue face à un ministère tout puissant bénéficiant du soutien d’une large majorité parlementaire.

Le président passe à l’offensive

Ce rôle effacé devait rester le sien jusqu’à la fin de son mandat, dont le terme était fixé, comme celui de l’Assemblée, au mois de mai 1852 : la Constitution ne lui permettant pas d’user de l’arme de la dissolution, ne serait-ce qu’à titre dissuasif, il ne pourrait avoir le dessus en cas de conflit avec la majorité monarchiste. Et pour comble de malheur, il lui était interdit de solliciter un deuxième mandat. Telle n’était pas l’idée qu’il se faisait de sa mission historique. Il lui fallait donc réagir.
Il le fit de plusieurs manières, dont le point commun était de s’appuyer sur la seule force à sa disposition : l’opinion. Il entreprit en particulier d’entrer en contact direct avec les Français à l’occasion de voyages dans les départements. Cette pratique, qui nous paraît aujourd’hui banale, était alors nouvelle. Elle doit certainement beaucoup aux facilités procurées par le développement des chemins de fer et au prétexte des inaugurations, mais plus encore à l’attachement du président de la République au suffrage universel et à la soif de l’ancien exilé de connaître enfin son peuple et son pays. Au cours de l’été de 1849, il s’adressa ainsi aux habitants de Chartres, d’Amiens et de Ham, d’Angers, Saumur et Nantes, de Tours, de Rouen, du Havre, d’Elbeuf et de Louviers, d’Epernay, de Sens, à qui il rappelait, selon la nature de son auditoire, tantôt l’oeuvre bénéfique de son oncle, tantôt la confiance que le peuple lui avait personnellement accordée, tantôt les maximes de réconciliation, d’ordre, de prospérité et de bien-être qu’il avait inscrites dans son manifeste électoral. Ces allocutions étaient courtes mais l’essentiel n’était pas dans le contenu de ces messages, encore que leur simplicité et leur brièveté lui permissent d’être mieux compris des plus humbles : il était dans le lien physique créé avec les électeurs, par-dessus tous les intermédiaires, à une époque où n’existait ni la télévision, ni la radio, et si peu la photographie.

Une autre technique qu’il affectionnait et qu’il utilisa plusieurs fois par la suite, était de rendre publique une lettre adressée à un correspondant particulier, dans laquelle il affirmait son autorité suprême ou se démarquait de la politique du ministère. Il le fit en mai, pendant la campagne électorale, dans une lettre au général Oudinot, commandant en chef de l’expédition de Rome, pour soutenir cette intervention ; puis en août, en écrivant au lieutenant-colonel Edgar Ney, son aide de camp détaché au sein du corps expéditionnaire, pour y définir ses vues personnelles sur la façon de dénouer la question romaine.

Plus solennellement, et de façon très classique, il s’adressa aussi au peuple français tout entier, par deux fois : le jour de l’insurrection du 13 juin, par une proclamation où il se posait en premier défenseur de l’ordre et de la Constitution ; et le 31 octobre, sous la forme d’un message à l’Assemblée législative.
Ce dernier message mérite qu’on s’y arrête car il fit date, plus encore que la lettre à Edgar Ney ou que la proclamation du 13 juin. Il accompagnait en effet un acte majeur du chef de l’État : le renvoi des ministres. Et il en expliquait la raison : « Depuis bientôt un an, j’ai donné assez de preuves d’abnégation pour qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions. […] L’unité de vues et d’intentions a été entravée, l’esprit de conciliation pris pour de la faiblesse. […] La France, inquiète parce qu’elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté de l’élu du 10 décembre. Or cette volonté ne peut être sentie que s’il y a entière communauté d’idées, de vues, de convictions entre le président et ses ministres, et si l’Assemblée elle-même s’associe à la pensée nationale dont l’élection du pouvoir exécutif a été l’expression ».

Le conflit qui éclatait ouvertement le 31 octobre, bien plus qu’une question de personnes ou qu’une querelle d’idées, était le résultat d’une profonde divergence d’interprétation du texte constitutionnel. Pour les orléanistes, qui avaient contribué à faire éclore et à façonner la monarchie de Juillet, le régime parlementaire représentait un idéal politique indépassable. C’est pour l’établir qu’ils avaient renversé Charles X, pour en exiger l’application intégrale qu’ils avaient contesté Louis-Philippe, jusqu’à ébranler son trône. Installés dans la République, ils en appliquaient tout naturellement les maximes, comme si ses pratiques étaient chez eux une seconde nature. Au fond, peu importait que le président de la République eût triomphé de son seul fait ou grâce à leur soutien, et que la majorité parlementaire ait dû sa victoire à ses propres vertus ou à la popularité du président dans l’opinion. De toute manière, selon leur credo, c’est le ministère qui devait gouverner. Depuis longtemps Adolphe Thiers avait forgé la formule en forme de commandement : « Le roi règne et ne gouverne pas ». Le président, devait donc se contenter de présider et ne pas se mêler de gouverner.
Le message du 31 octobre prenait le contre-pied de cette théorie en affirmant la primauté de l’élection présidentielle et du président : « Tout un système a triomphé au 10 décembre. Car le nom de Napoléon est à lui seul tout un programme. […] C’est cette politique, inaugurée par mon élection, que je veux faire triompher avec l’appui de l’Assemblée et celui du peuple ». Pour cela – il n’est pas inutile d’y revenir et d’insister sur cette expression – il doit y avoir  » entière communauté d’idées, de vues, de convictions entre le président et ses ministres ». C’est à eux de s’aligner sur ses choix et non l’inverse. Et l’Assemblée, loin de déterminer la politique de la Nation et de chercher à la conduire par ministère interposé, doit se contenter modestement de « s’associer à la pensée nationale dont l’élection du pouvoir exécutif a été l’expression ». Son rôle n’est que d' »appuyer » le président de la République. On ne pouvait pas dire plus nettement que le président de la République était la clef de voûte des institutions et que le régime ne devait pas être parlementaire mais présidentiel. Imagine-t-on d’ailleurs qu’un Bonaparte pût envisager les choses autrement ?

Trois ans pour mettre fin à la cohabitation

La thèse du président était parfaitement conforme à l’esprit comme à la lettre de la Constitution du 4 novembre 1848, qui lui donnait raison sans ambiguïté. Celle-ci en effet, n’était pas comme la nôtre, semi-parlementaire ou semi-présidentielle, avec la possibilité d’en varier la géométrie. Elle était présidentielle, à l’américaine. La séparation stricte du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif était la règle. Le président ne pouvait dissoudre l’Assemblée, qui se trouvait ainsi fortifiée dans son rôle de législateur ; mais il recevait délégation personnelle et directe du suffrage universel pour exercer pleinement le pouvoir exécutif, qui lui appartenait sans partage. Il nommait et révoquait les ministres ; ceux-ci n’étaient nullement responsables devant l’Assemblée ; et ils ne dépendaient en conséquence que de lui seul.
En refusant de se conformer aux instructions du chef de l’État, Odilon Barrot et ses collègues avaient contrevenu aux règles constitutionnelles. Et Louis-Napoléon Bonaparte, en acceptant plus longtemps l’abaissement de sa fonction, aurait failli à son devoir. Il les renvoyait donc.
Parmi leurs remplaçants, on trouve Eugène Rouher à la Justice, Achille Fould aux Finances, Bineau aux Travaux publics, Jean-Baptiste Dumas à l’Agriculture et au Commerce, ainsi que Pierre Magne, nommé dix jours plus tard sous-secrétaire d’État aux Finances. Ils occupaient pour la première fois un poste gouvernemental (2) ; et ils furent ensuite des hommes-clefs du régime napoléonien. Deux autres, le général comte d’Hautpoul à la Guerre et Ferdinand Barrot – le frère d’Odilon – à l’Intérieur devinrent sénateurs de l’Empire, de même que le vicomte de La Hitte, à qui, le 19 novembre, furent confiées les Affaires étrangères. Signe qu’ils se comportèrent en bons serviteurs du chef de l’État.

Mais ce coup d’éclat, qui avait l’allure d’une prise de pouvoir, n’était en réalité et ne pouvait être que l’affirmation d’un principe, la désignation d’un but. Car la nomination d’un nouveau ministère plus respectueux de la fonction présidentielle ne changeait rien en soi à la réalité objective des rapports de force : la majorité monarchiste de l’Assemblée restait maîtresse du jeu ; elle était en mesure d’imposer sa volonté au président ; et les nouveaux ministres devraient, comme les anciens, compter avec elle. Ils étaient d’ailleurs issus du parti de l’Ordre et leur politique ne différa en rien de celle de leurs prédécesseurs.
Peu à peu, cependant, le président de la République gagnait des fidèles parmi les membres de l’Assemblée et ceux de la haute administration. Beaucoup parmi les monarchistes n’étaient pas attachés à une dynastie plutôt qu’à une autre, et étaient même prêts à accepter la République pourvu qu’elle fût conservatrice. Ceux-là, que l’esprit partisan n’aveuglait pas, découvrirent dans l’héritier du trône impérial un véritable homme d’État, ayant du sang-froid, de l’autorité, une certaine habileté aussi, et sachant parler au peuple. Au fil de ses déclarations et de ses actes, les ralliements se firent plus nombreux. Un « parti de l’Élysée », c’est-à-dire un parti du président, se constitua au sein de l’Assemblée. Il était minoritaire, mais renforcé tantôt de monarchistes, tantôt de républicains, ou même des deux, il réussissait parfois à réunir autour de lui des majorités d’idées conformes aux vues du chef de l’État.

Le président avait une claire conscience de la situation précaire dans laquelle il se trouvait. Aussi, dans son message, à côté des fermes affirmations qu’on a relevées, avait-il annoncé de façon plus nuancée qu’il voulait s’entourer de ministres « aussi préoccupés de [sa] propre responsabilité que de la leur ». C’était faire une concession à l’orléanisme et annoncer une pratique plus « semi-parlementaire » que réellement présidentielle. De fait, c’est ainsi que fonctionnèrent désormais les institutions.
D’autres crises suivirent en conséquence. Le ministère Odilon Barrot avait duré dix mois ; celui du 31 octobre se maintint quatorze mois, c’est-à-dire à peine plus longtemps. Et l’année 1851 vit s’en succéder quatre autres. Seul le coup d’État qui balaya l’Assemblée, et le plébiscite qui posa les bases d’un nouveau régime permirent que s’établisse enfin une pratique exactement conforme aux vues du prince Louis-Napoléon.
Dans son préambule, la Constitution de 1852 reprenait l’argumentation du message du 31 octobre, dans des termes qui n’en étaient guère différents : « Il faut que l’action [du chef que vous avez élu] soit libre et sans entraves. De là l’obligation d’avoir des ministres qui soient les auxiliaires honorés et puissants de sa pensée, mais qui ne forment plus un conseil responsable, composé de membres solidaires, obstacle journalier à l’impulsion du chef de l’État, expression d’une politique émanée des chambres, et par là même exposée à des changements fréquents qui empêchent tout esprit de suite, toute application d’un système régulier ».
Et cette fois, les dispositions nécessaires étaient prises pour que le principe soit suivi d’effet : « Les ministres ne dépendent que du chef de l’État, soulignait sans ambiguïté l’article 13 de la Constitution ; ils ne sont responsables, que chacun en ce qui le concerne, des actes du gouvernement ; il n’y a point de solidarité entre eux ». L’article 44 ajoutait : « Les ministres ne peuvent être membres du corps législatif », ce qui était une sécurité supplémentaire. Le refus de la responsabilité ministérielle figurait même parmi les cinq bases plébiscitaires du régime.

On inventa aussi la « candidature officielle », c’est-à-dire l’investiture formelle par le chef de l’État de candidats s’engageant à seconder son action, investiture pouvant être retirée lors de l’élection suivante aux députés indociles. Grâce à cette innovation, grâce aussi, bien sûr, au rétablissement du droit de dissolution, une majorité compacte et disciplinée, conforme aux résultats de l’élection présidentielle de 1848 et à ceux du plébiscite de 1851, s’installa durablement au Corps législatif à partir des élections de mars 1852. Chantage aux investitures et menace de dissolution: on ne procède pas différemment aujourd’hui pour parvenir au même résultat.

Conclusion

Ainsi prit fin une « cohabitation » qui avait duré près de trois ans et qui était aux antipodes de la conception bonapartiste du pouvoir. Elle ne devait reparaître que dix-huit ans plus tard, après les élections de 1869, avec le ministère Ollivier. On était alors bien loin du message du 31 octobre 1849. L’Empire était à son tour tombé dans l’ornière du parlementarisme.

Message adressé le 31 octobre 1849
par le président de la République
à l’Assemblée législative

« Monsieur le Président,
Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, l’accord qui doit régner entre les différents pouvoirs de l’État ne peut se maintenir que si, animés d’une confiance mutuelle, ils s’expliquent franchement l’un vis-à-vis de l’autre. Afin de donner l’exemple de cette sincérité, je viens faire connaître à l’Assemblée quelles sont les raisons qui m’ont déterminé à changer le ministère, et à me séparer d’hommes dont je me plais à proclamer les services éminents, et auxquels j’ai voué amitié et reconnaissance.
Pour raffermir la République menacée de tant de côtés par l’anarchie ; pour assurer l’ordre plus efficacement qu’il ne l’a été jusqu’à ce jour ; pour maintenir à l’extérieur le nom de la France à la hauteur de sa renommée, il faut des hommes qui, animés d’un dévouement patriotique, comprennent la nécessité d’une direction unique et ferme, et d’une politique nettement formulée ; qui ne compromettent le pouvoir par aucune irrésolution, qui soient aussi préoccupés de ma propre responsabilité que de la leur, et de l’action que de la parole.
Depuis bientôt un an, j’ai donné assez de preuves d’abnégation pour qu’on ne se méprenne pas sur mes véritables intentions. Sans rancune contre aucune individualité, comme contre aucun parti, j’ai laissé arriver aux affaires les hommes d’opinions les plus diverses, mais sans obtenir les heureux résultats que j’attendais de ce rapprochement. Au lieu d’opérer une fusion de nuances, je n’ai obtenu qu’une neutralisation de forces. L’unité de vues et d’intentions a été entravée, l’esprit de conciliation pris pour de la faiblesse. À peine les dangers de la rue étaient-ils passés, qu’on a vu les anciens partis relever leurs drapeaux, réveiller leurs rivalités, et alarmer le pays en semant l’inquiétude. Au milieu de cette confusion, la France, inquiète parce qu’elle ne voit pas de direction, cherche la main, la volonté de l’élu du 10 décembre. Or cette volonté ne peut être sentie que s’il y a communauté entière d’idées, de vues, de convictions entre le Président et ses ministres, et si l’Assemblée elle-même s’associe à la pensée nationale, dont l’élection du pouvoir exécutif a été l’expression.
Tout un système a triomphé le 10 décembre.
Car le nom de Napoléon est à lui seul tout un programme. Il veut dire : à l’intérieur, ordre, autorité, religion, bien-être du peuple ; à l’extérieur, dignité nationale. C’est cette politique, inaugurée par mon élection, que je veux faire triompher avec l’appui de l’Assemblée et celui du peuple. Je veux être digne de la confiance de la nation en maintenant la Constitution que j’ai jurée. Je veux inspirer au pays, par ma loyauté, ma persévérance et ma fermeté, une confiance telle que les affaires reprennent et qu’on ait foi dans l’avenir. La lettre d’une constitution a sans doute une grande influence sur les destinées d’un pays ; mais la manière dont elle est exécutée en exerce peut-être une plus grande encore. Le plus ou moins de durée du pouvoir contribue puissamment à la stabilité des choses, mais c’est aussi par les idées et les principes, que le gouvernement sait faire prévaloir, que la société se rassure.
Relevons donc l’autorité sans inquiéter la vraie liberté. Calmons les craintes en domptant hardiment les mauvaises passions et en donnant à tous les nobles instincts une direction utile. Affermissons le principe religieux sans rien abandonner des conquêtes de la révolution, et nous sauverons le pays malgré les partis, les ambitions et même les imperfections que nos institutions pourraient renfermer.

Louis-Napoléon Bonaparte »

Notes

(1) L'élection se déroulait dans le cadre départemental ; les candidatures multiples étaient autorisées.
(2) À l'exception de Magne, qui avait déjà été sous-secrétaire d'État chargé de l'Algérie à l'extrême fin de la monarchie de Juillet.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
429
Numéro de page :
49-59
Mois de publication :
juin-juillet
Année de publication :
2000
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