La Banque de France, une des grandes institutions napoléoniennes

Auteur(s) : PLESSIS Alain
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Les origines

La Banque de France a célébré au début de l’an 2000 son bicentenaire, elle est donc fort ancienne, mais elle est apparue bien après la Banque d’Angleterre, née en 1694, plus d’un siècle avant la naissance de « la vieille dame de la rue La Vrillière ».

Au XVIIIe siècle pourtant deux tentatives avaient été faites pour doter la France d’un institut d’émission de billets de banque. Ce fut d’abord l’expérience de Law (1716-1720), dont la Banque générale devenue Banque Royale s’est effondrée en raison de spéculations effrénées et d’une émission trop massive de billets, suscitant dans l’opinion une méfiance durable pour ce genre de banque.

Il fallut attendre ensuite 1776 pour que, grâce à Turgot, soit fondée sur le modèle de la Banque d’Angleterre une Caisse d’escompte destinée à concourir à l’abaissement du taux d’intérêt. Elle comptait parmi ses administrateurs les plus grands noms de la banque parisienne, parmi lesquels les Le Couteulx. Mais, en raison du gonflement de la dette publique, elle devint de plus en plus la banque d’un État aux abois. En 1787, un arrêt du Conseil du roi porte son capital à 100 millions, sur lesquels 70 millions doivent être prêtés au Trésor, et son portefeuille comprenait, à côté des effets de commerce qu’elle avait escomptés, une part croissante d’effets publics. Sous la Révolution, à partir du moment (fin 1789) où la Constituante a fait émettre des assignats par une Caisse de l’Extraordinaire, la Caisse d’escompte, devenue suspecte, se vit interdire toute nouvelle émission de billets et contrainte à une liquidation progressive. Un décret du 24 août 1793 qui entérina sa suppression.

Sous le Directoire

Sous le Directoire, les projets faits par divers banquiers, survivants de l’Ancien Régime comme Le Couteulx ou enrichis par la Révolution comme Perregaux, demandant au gouvernement l’autorisation de créer une nouvelle banque ayant le privilège d’émettre des billets et pratiquant l’escompte ont tous été rejetés : il est donc impossible de fonder en France un tel institut d’émission sur des bases solides. Par contre, sitôt arrivé au pouvoir, Bonaparte réussit à favoriser la fondation de la Banque de France : le rôle personnel qu’il a joué dans sa création et l’appui qu’il lui a accordé à plusieurs reprises durant le Consulat, tout comme les décisions qu’il a prises à son égard durant l’Empire, en ont fait une institution bien particulière.

À la fin du Directoire, la reprise de l’activité économique est paralysée par la situation monétaire. Durant la Révolution, la France avait fait d’abord l’expérience de l’inflation : les assignats émis depuis la fin de 1789, qui ont cours forcé depuis 1793, ont été émis en de telles quantités par un État qui les utilisait pour régler ses dépenses qu’ils ont fini par perdre toute valeur : en 1796, on brûla solennellement place Vendôme la « planche à billets » et on mit un terme à l’émission des assignats. Les mandats territoriaux destinés à les remplacer connurent très rapidement le même sort. Cette hyper-inflation eut de très graves conséquences économiques et sociales, et fut la cause d’une terrible famine. Elle frappa d’un discrédit durable toute émission de papier-monnaie par l’État ou par une Banque d’État.
Mais la disparition brutale de tout papier-monnaie dans un pays dont une partie de la monnaie métallique avait été emportée par les émigrés et la thésaurisation des pièces en France entraîne un fort resserrement monétaire et une violente crise de déflation. On ne trouve plus à emprunter qu’à des taux de 2 ou 3% par mois, ce qui provoque de nombreuses faillites et paralyse le commerce intérieur.

Dans cette conjoncture agitée, le Directoire s’avère incapable de promouvoir en accord avec les négociants et les grands banquiers de la capitale une « banque nationale » semi-publique et privilégiée susceptible de remédier à la situation. La France connaît alors un régime de free banking où des banques privées émettent librement des billets : les plus importantes sont la Caisse des comptes courants, fondée en 1796 par d’anciens actionnaires de la Caisse d’escompte avec un capital de 5 millions, et la Caisse d’escompte du commerce créée l’année suivante (1). Ces établissements privés résistent à diverses crises, mais leur taille demeure restreinte et ils tendent à réserver leurs crédits d’escompte à leurs propres actionnaires. Plus que jamais, le lancement d’un institut d’émission d’une plus ample surface apparaît nécessaire, mais aussi impossible dans le climat d’anarchie qui règne alors.

La Banque de France, fille de Brumaire

C’est le coup d’État de Brumaire (9-10 novembre 1799) qui dénoue la situation ; il établit enfin la stabilité gouvernementale indispensable au lancement d’affaires nouvelles, et il va être le point de départ d’une succession rapide de décisions conduisant à la création de la Banque de France (2). L’initiative est venue d’hommes d’affaires. Le premier texte mentionnant la Banque de France est une lettre des banquiers Le Couteulx, Perregaux, Mallet et Perier du 6 janvier 1800, appuyés par le conseiller d’État Cretet adressée au ministre des Finances Gaudin : ils lui rappellent qu’il a été « déjà instruit par l’envoi d’un projet de statuts généraux d’une Banque, que des citoyens s’occupaient de former cet établissement important ». Ils lui annoncent donc « aujourd’hui la réalisation de ce projet » ; ils vont être les régents de la nouvelle Banque, et à ce titre ils exposent « les points généraux de protection et d’accession qu’ils demandent au gouvernement » (3). En effet, le capital prévu, qui est d’un montant de 30 millions, ne pourra pas être réuni si on s’en tient aux apports des particuliers, et il faut donc que le gouvernement leur vienne en aide. Ils souhaitent plus précisément que la Caisse d’amortissement, créée le 27 novembre et placée sous la direction de Mollien, verse à la Banque le cautionnement des nouveaux receveurs généraux des finances établis dans chaque département, et que la moitié de la somme ainsi déposée soit convertie en actions de cette même Banque.

Dès le 18 janvier 1800, un arrêté des Consuls exauce le voeu des régents. Aussi le 18 mars la Caisse d’amortissement prend-elle une part prépondérante à la souscription du capital de la Banque de France, en retenant 5 000 des 30 000 actions de 1 000 F constituant celui-ci : elle en est, de loin, le premier actionnaire. Le Premier consul fait plus encore, puisqu’il s’inscrit lui-même en tête des souscripteurs pour trente actions, ce qui incite sa famille et son entourage à l’imiter : on lit à la suite de son nom, sur les registres de souscription, ceux de Joseph et de Jérôme Bonaparte, d’Hortense de Beauharnais, etc…
Mais le risque d’une compromission entre la Banque et l’État suscite la méfiance de ceux qui, comme l’écrit un rapport de police du 20 janvier, insinuent que « la Banque ne peut inspirer de confiance puisque elle tiendra au gouvernement » (4). Pour dissiper la crainte d’une mainmise de l’État sur la Banque de France, qui pourrait être forcée ainsi à lui faire des avances, ce qui conduirait à l’émission de nouveaux assignats, il est précisé que la Caisse d’amortissement, son plus fort actionnaire, ne pourra disposer que de quatre voix lors des assemblées générales, et une note insérée au Moniteur le 27 janvier souligne que le capital de la Banque de France n’est pas comme celui de la Banque d’Angleterre livré au gouvernement ; cette note ajoute pour bien dissiper les inquiétudes : « La Banque de France, par la nature des opérations auxquelles elle se restreint, ne court aucune chance de se trouver en avance avec le Gouverne-ment : elle n’aura pour débiteurs que des particuliers solvables et contraignables ».

Le 13 février 1800, la première Assemblée générale des actionnaires de la Banque parmi lesquels figurent le Premier Consul, sa mère, les Beauharnais, Murat, etc…, approuve ses premiers statuts fondamentaux, assortis d’un préambule énonçant l’espoir que « l’intérêt public et l’intérêt privé concourent d’une manière prompte et puissante au succès de l’établissement projeté ». La Banque a pour principales opérations l’escompte d’effets de commerce revêtus de trois signatures, et en contrepartie l’émission de billets payables en espèces, au porteur et à vue. Ces billets seront émis dans des proportions telles qu’au moyen du numéraire réservé dans les caisses de la Banque et des échéances du papier de son portefeuille, elle ne puisse dans aucun temps être exposée à différer le paiement de ses engagements au moment où ils lui seront présentés ». La Banque est une entreprise totalement privée, « administrée par quinze Régents et surveillée par trois Censeurs choisis par l’Assemblée générale » (5). Cette même assemblée générale invite les régents (et plus particulièrement « le Citoyen Perregaux »), à poursuivre les pourparlers qu’ils avaient engagés avec les administrateurs de la Caisse des comptes courants depuis le 19 janvier afin de réunir les deux établissements. Ceux-ci aboutissent trois jours plus tard, soit le 16 février, et la Caisse des comptes courants doit se résoudre à une fusion plus ou moins forcée.

La Banque de France, créée officiellement le 18 février, peut commercer ses opérations deux jours plus tard dans l’Hôtel Massiac, situé place des Victoires, qui était jusque là le siège de la Caisse des comptes courants.
Le premier geste des régents est de présenter les statuts de la Banque aux Consuls réunis le 25 février. Bonaparte répond à Le Couteulx, qui avait prononcé son éloge, « qu’on devait se persuader que le Gouvernement favoriserait de tout son pouvoir la Banque de France, non pour faire un usage particulier du crédit qu’il pouvait obtenir, mais pour atteindre de grands résultats d’utilité générale dans la circulation et l’intérêt de l’argent ; qu’on ne devait pas douter des vues du Gouvernement à cet égard, lorsqu’au milieu de ses besoins, il faisait le sacrifice d’une partie si importante de la recette qu’il obtenait par les cautionnements, pour la convertir en actions de la Banque » (6).Ce texte explique clairement, selon nous, les raisons déterminantes de l’intervention constante de Bonaparte dans ce processus de création de la Banque de France.

Pendant les deux premiers mois de l’année 1800, Bonaparte, alors accaparé par tant d’autres tâches pressantes, s’est donc efforcé de rassurer tous ceux qui craignaient une mainmise de l’État sur la Banque de France, tout en multipliant les gestes et les décisions destinés à favoriser la réussite du lancement de cette institution : il s’est engagé ainsi personnellement dans une opération fort délicate, en raison du manque de capitaux et de la vive défiance qu’inspire désormais aux Français le papier-monnaie.
On peut s’interroger sur les objectifs qu’il poursuit alors. Les adeptes des conceptions « conspiratoires » de l’histoire (7) y ont vu la récompense promise à l’avance par Bonaparte aux banquiers qui auraient « financé » le coup d’État. Il est certain qu’il a eu une première rencontre en janvier 1796 avec Le Couteulx, qui, devenu rapidement un de ses intimes, a participé à des discussions sur le coup d’État (8) ; il est probable aussi que Bonaparte ait pris contact avec Perregaux avant Brumaire. Ceci ne suffit pas pour établir la preuve d’un financement d’un coup d’État par les banquiers promoteurs de la future Banque, financement dont on voit mal de plus en quoi il était nécessaire. Ce qui est certain, c’est que Perregaux, Le Coulteux, et quelques autres partisans de la création d’une puissante banque d’escompte appuyée par l’État ont fait partie du groupe de banquiers qui, le 24 novembre, deux semaines après le coup d’État, ont apporté leur soutien financier au nouveau régime. Mais ce n’est pas là une explication suffisante de son appui aux promoteurs de la Banque de France.

On pourrait penser aussi que Bonaparte a pour objectif de trouver dans cette nouvelle institution une ressource susceptible d’aider le Trésor, qui doit affronter de graves difficultés financières. Mais il s’en est défendu lui-même vigoureusement, et il semble effectivement être soucieux à cette époque d’éviter que la Banque ne s’engage dans la voie d’avances permanentes à l’État: elle pourra rendre des services au Trésor et l’aider à assurer le paiement des dettes publiques « en temps et en lieu », mais, pour que ses billets inspirent confiance, elle ne saurait être en relation aussi étroite avec le Trésor que ne l’est la Banque d’Angleterre. Il n’est donc pas question de lui demander de prêter son capital à l’État, comme l’a fait la Banque d’Angleterre.

Aux yeux de Bonaparte, la mission prioritaire de la Banque, correspondant à son « utilité générale », n’est pas de secourir l’État, mais de permettre enfin la reprise de l’économie. A vrai dire Bonaparte n’est pas un expert de la théorie des banques, mais il a assimilé les idées et adopté les conseils de Gaudin, un ancien commis à la Trésorerie devenu son ministre des Finances sous le Consulat et l’Empire, et de Mollien. Ce dernier, qui a été sous l’Ancien Régime pendant dix-sept ans Premier commis au Contrôle général, est Directeur de la Caisse d’amortissement, avant de devenir sous l’Empire ministre du Trésor public ; il est parti entre temps, en 1798, volontairement et pour son instruction personnelle, faire un voyage à Londres pour y étudier le fonctionnement de la Banque d’Angleterre. Pour lui, alors que la Banque d’Angleterre fait surtout des avances à la Trésorerie, la Banque à établir en France doit avant tout escompter de bonnes traites commerciales. De plus, leurs idées vont dans le sens de ce que souhaite l’opinion, du moins celle qui s’intéresse aux affaires, et Bonaparte y est alors fort sensible : un rapport de police du 18 janvier 1800 reconnaît justement « qu’on ne voit de ressources que dans l’existence d’une banque formée par une association de particuliers et hors de la dépendance du Gouvernement… Les opérations de cette banque, en doublant le numéraire en circulation, faciliteraient toutes les rentrées et donneraient du mouvement au commerce » (9). L’objectif est donc d’abord d’augmenter la monnaie en circulation, mais ce rôle ne peut qu’être limité, puisque les billets de la Banque étant de très grosses coupures de 1 000 et de 500 F ne sont susceptibles d’être utilisés que par les gros négociants et que leur montant en circulation ne pourra donc pas « doubler » la masse monétaire. Le véritable but, c’est de ranimer le crédit, en offrant des crédits d’escompte à un taux relativement modéré de 6 % l’an. Sur ce point, il y a évidemment convergence entre les intérêts des banquiers et des négociants parisiens et la volonté de Bonaparte de provoquer une reprise de l’économie.

Le privilège

Pour satisfaire ainsi à « l’utilité générale », il faut que la Banque en ait les moyens et que ses opérations connaissent le développement attendu. Ses débuts furent prometteurs, si on en croit le régent Le Couteulx, qui le 21 avril 1800 écrit fièrement : « La Banque de France est encore un enfant au berceau, mais son enfance est celle d’Hercule, et elle a fait un bon et utile usage de ses premières forces ».

Mais c’est là un jugement quelque peu optimiste. La nouvelle institution, malgré tous les efforts de Bonaparte, n’inspire qu’une confiance mitigée, et le placement de ses actions ne s’effectue d’abord qu’avec beaucoup de lenteur ; elle ne s’accélère qu’après le rétablissement de la paix sur le continent en avril 1801. Il a fallu au total deux ans et demi pour placer les 30 000 actions de départ, la Caisse d’amortissement ayant pour sa part revendu en 1802 avec bénéfices à un groupe de banquiers les actions qu’elle avait acquises. Il faudrait donc renforcer ses moyens d’action.
Cependant le 2 avril 1802 les régents, venus féliciter Bonaparte pour la paix d’Amiens, saisissent cette occasion pour dénoncer « les inconvénients qu’il y a à tolérer dans l’enceinte de Paris plusieurs banques particulières qui, en concurrence avec la Banque de France, émettent des billets au porteur et à vue » ; ils demandent « qu’il n’y ait à Paris qu’une seule banque de circulation » (10). Les six établissements dont l’existence est ainsi menacée s’emploient à justifier leur maintien. Avant de trancher, Bonaparte et ses conseillers souhaitent se documenter, et ils demandent au conseiller d’État Cretet et au ministre du Trésor public Barbé-Marbois d’étudier la question. Le rapport de Cretet, en date du 30 juillet 1802, conclut à la suppression de la libre émission, tout comme le fait Barbé-Marbois dans son Rapport aux Consuls de la République sur les Banques (11).

Bonaparte, qui place alors la Banque au premier rang de ses préoccupations, s’entretient plusieurs fois de cette question avec Mollien. Celui-ci a laissé des comptes rendus de ces discussions dans ses Mémoires, où apparaît le ton possessif de Bonaparte lorsqu’il traite de la Banque et l’intérêt qu’il lui porte. Ainsi dans ce passage : « Il me rappela le dernier entretien qu’il avait eu avec moi sur les banques de circulation, et particulièrement sur celle qu’il regardait comme sa création et qu’il avait nommée la Banque de France ; il me demanda… si les deux établissements parallèles qui tenaient concurremment un bureau d’escompte ouvert à Paris éprouvant une secousse, la Banque de France ne serait pas ébranlée par le contrecoup ; si, selon la saine théorie des banques, cette concurrence de plusieurs ateliers d’escompte dans la même ville ne pouvait pas être dangereuse, et pour chaque banque et pour le gouvernement, même dans les temps les plus calmes » (12). Mollien signale que Bonaparte était alors impressionné par la lecture de la traduction d’un pamphlet anglais critiquant la concurrence de banques parisiennes incapables de faire face à une éventuelle inquiétude du public. Les négociations avec les diverses banques s’avèrent délicates.

Comme la Banque subit alors une crise et voit sa réserve de métaux précieux s’amenuiser dangereusement en raison du contexte de reprise de la guerre avec l’Angleterre, Bonaparte décide de précipiter les choses : le 15 mars 1803 il écrit à Mollien : « Je ne veux pas de trois banques en concurrence ; ces machines sont toujours inquiétantes. Je convoquerai demain soir un conseil d’administration de finances dans lequel j’entendrai les régents ; je vous y ferai appeler. Après-demain je ferai parler le Conseil d’État sur le projet, et je signerai le décret le jour même, pour que ce soit chose finie » (13). Finalement son gouvernement saisit l’occasion de la réforme monétaire du 7 avril 1803, qui définit le franc, nouvelle unité monétaire, par un poids de 5 grammes d’argent, pour donner une nouvelle extension à la Banque de France, afin de lui permettre de mieux assumer sa mission.

C’est l’objet de la loi présentée au Corps législatif le 4 avril et promulguée le 14 avril 1803 : sa clause principale concède à la Banque de France le monopole exclusif d’émettre des billets de banque à Paris pendant quinze ans. Du coup, la Caisse d’escompte du commerce est absorbée grâce à l’intervention directe du Premier consul, d’autres établissements disparaissent ou cessent d’émettre des billets. Le privilège ainsi concédé à la Banque n’a pas nécessité de sa part la moindre avance à l’État. Comme Mollien l’écrivit dans ses Mémoires, « c’est la première fois qu’il arrivait à un gouvernement dont toutes les caisses étaient épuisées, de donner de l’argent, au lieu d’en demander à ses actionnaires pour prix de ce privilège » (14). En échange, la Banque doit porter son capital à 45 millions (il fallut encore deux ans pour que 15 000 actions nouvelles trouvent preneur), plafonner à 6 % le dividende de ses actions, et améliorer les conditions de l’escompte dans la capitale. Bonaparte tient en effet avant tout à ce qu’elle contribue à l’extension du crédit.
Le 24 novembre 1803, écrivant à Perregaux pour lui dire l’intérêt qu’il porte à la Banque ainsi dotée d’un monopole et les services accrus qu’il en attend, il conclut : « Je fonde un grand espoir sur la Banque ; je l’aiderai dans toutes les circonstances, mais il faut qu’elle se pénètre de sa puissance et de son utilité » (15).

À la fin du Consulat, la Banque a vu ses opérations progresser sensiblement, elle est en passe de devenir un établissement puissant, fédérant les principaux banquiers de la capitale. Tout en bénéficiant constamment du patronage du chef de l’État, elle apparaît libre et complètement indépendante. C’est encore « une véritable république financière dans l’État, dont elle ne dépendait que par la préférence qu’il lui avait accordée et par la protection dont il l’honorait » (16).

Napoléon et « sa Banque »

Après le temps de la fondation, l’Empire représente celui où le pouvoir se soucie de mieux contrôler l’institut d’émission. Le régime impérial est, dans ce domaine comme dans d’autres, plus autoritaire que le Consulat.

Mais dès le 25 janvier 1804, dans une lettre qu’il adresse aux régents par l’intermédiaire de Barbé-Marbois, Bonaparte critique une politique de l’escompte qui était devenue plus souple, mais qu’il persiste à trouver trop restrictive : « Le Premier Consul, écrit-il, n’a fait de sacrifices, n’a pris tant de soins pour fonder et consolider la Banque que pour amener la réduction de l’intérêt, sans lequel ni le commerce, ni les manufactures ne peuvent prospérer. Ce résultat ne peut être atteint qu’en multipliant autant qu’il sera possible les escomptes » (17).
Il aurait voulu une plus large extension de ses opérations d’escompte, en faveur surtout des receveurs généraux et des fournisseurs de l’État, ce qui était un moyen indirect d’obtenir des avances. Il songe déjà à imposer à la Banque une certaine subordination vis-à-vis du gouvernement. Mollien le pousse à agir en ce sens dans une lettre du 27 février 1804 : « Il est vrai que la Régence de la Banque de France n’a pas suffisamment amélioré son système d’escompte, qu’elle est fort au dessous des devoirs que lui impose la nouvelle loi, que la Banque de France, au lieu de devenir un grand instrument public, reste le comptoir à peu près exclusif de quelques banquiers » (18).

C’est la grave crise de l’été et de l’automne 1805 qui entraîne la mise en oeuvre d’une réforme de la Banque allant dans ce sens (19). Elle est due à la guerre, qui suscite un besoin urgent de numéraire pour les approvisionnements militaires et une pénurie chronique du Trésor dont les ressources ordinaires deviennent insuffisantes. Comme l’a écrit Perregaux, la Banque de France se trouve « forcée d’escompter davantage » aux maisons de négoce en rapport avec le gouvernement, et tout particulièrement à la Compagnie des Négociants Réunis, qui a à sa tête un spéculateur de génie, Ouvrard, et le banquier Desprez, régent de la Banque. Grâce à Desprez la Compagnie des Négociant Réunis se fait escompter par la Banque à titre extraordinaire pour des dizaines de millions de traites ne reposant sur aucune valeur réelle. La Banque est amenée ainsi à restreindre considérablement ses escomptes commerciaux, ce qui n’empêche pas son encaisse métallique de fondre, alors que le montant de ses billets en circulation double. D’où inévitablement un discrédit, et un début de panique parmi les porteurs de ses billets qui se précipitent aux guichets de la Banque pour en obtenir le remboursement. Malgré les mesures de sauvegarde prises de concert avec le Trésor, la Banque se trouve dans une situation critique, qui se dénoue miraculeusement dès que parvient la nouvelle de la victoire d’Austerlitz.

Alors que cette crise, survenue en pleine période de tension diplomatique et militaire, était due essentiellement aux besoins accrus du Trésor et des fournisseurs de l’État, Napoléon, resté attentif à la conduite de la Banque durant toute cette période, même quand les événements militaires le retiennent loin de Paris, la critique avec vivacité à plusieurs reprises. « Si la réserve est petite, écrit-il à Barbé-Marbois le 9 août 1805, c’est la faute à la Banque ; c’est qu’on négocie un grand nombre de petits papiers de circulation qui n’ont pas de marchandises derrière » (20). Le 24 août, il affirme que le Trésor public doit aider la Banque à faire face à cette crise, et il ajoute : « Malgré le mauvais esprit et la méfiance dont plusieurs Régents sont animés, j’arrêterai, s’il le faut, la solde de mes troupes pour la soutenir ». Et le 28 août il menace : « S’il arrivait des événements à la Banque, les Régents en seraient responsables, vu l’infraction et les transgressions de la loi » (21).
Au lendemain de la crise, il reprend à son compte les accusations portées contre certains régents, qui auraient acheté des piastres avant de les revendre à la Banque avec un énorme bénéfice, et surtout le 24 février 1806 il demande au Conseil de Régence de désigner quatre de ses membres pour se concerter avec le Gouvernement sur la réforme à réaliser. En fait, la Banque doit accepter un projet rédigé par Cretet, et inspiré par Napoléon. Celui-ci intervient à deux reprises pour bien indiquer sa conception des rapports entre la Banque et l’État, lors de sa discussion au Conseil d’État. Le 27 mars 1806, il déclare : « La Banque n’appartient pas seulement aux actionnaires, elle appartient aussi à l’État puisqu’il lui donne le privilège de battre monnaie… Je veux que la Banque soit assez dans les mains du Gouvernement et qu’elle n’y soit pas trop. Je ne demande pas qu’elle lui prête de l’argent, mais qu’elle lui procure des facilités… ». Et le 2 avril il ajoute, à propos du mode de désignation du futur gouverneur : « Je dois être le maître dans tout ce dont je me mêle, et surtout dans ce qui regarde la Banque, qui est bien plus à l’Empereur qu’aux actionnaires, puisqu’elle bat monnaie » (22).

Le 10 avril, Napoléon décrète que le projet sera présenté le surlendemain au Corps législatif ; voté sans modification, il devient la loi du 22 avril 1806. Elle met fin à l’indépendance complète de la Banque, puisqu’elle place à sa tête un gouverneur, doté de pouvoirs fort importants : chef de son administration, il signe en son nom les traités et les conventions, ainsi que la correspondance officielle et approuve le choix des effets à escompter. Il préside le Conseil Général et, en vertu de l’article 19 de cette loi, « nulle délibération ne pourra être exécutée si elle n’est revêtue de sa signature ; il fera exécuter, les lois relatives à la Banque, les statuts et les délibérations du Conseil général ». Pouvant ainsi refuser de signer les décisions du Conseil, et de les rendre ainsi exécutoires, il se trouve investi d’un véritable droit de veto, sans que ce mot figure dans le texte de loi. Sa mission est donc d’exercer un contrôle sur tous les actes de la Banque, mais il dépend étroitement du chef de l’État, qui le nomme à sa guise, et peut le renvoyer brutalement, ad nutum. Le premier gouverneur nommé par Napoléon est le conseiller d’État Cretet.

L’influence de l’État est d’autant plus importante que la même loi crée deux postes de sous-gouverneurs, dépendants eux aussi du pouvoir, et que parmi les quinze régents qui composent (avec le gouverneur et les sous-gouverneurs) le Conseil Général, trois doivent être pris parmi les receveurs généraux des finances. Désormais la Banque est donc un organisme hybride, une entreprise privée qui a dans ses plus hautes instances, d’une part des dirigeants des grandes entreprises bancaires, commerciales et industrielles et de l’autre des représentants de l’État. C’est là une grande différence avec la Banque d’Angleterre dont tous les dirigeants sont élus par les actionnaires.
La loi du 22 avril 1806, de plus, étend la durée du privilège d’émission jusqu’en 1843, et décide le doublement du capital de la Banque, qui est porté à 90 millions. Ainsi ses moyens sont sensiblement accrus.

Jusqu’à la fin de l’Empire, Napoléon continue à manifester son intérêt pour la Banque de France, qu’il appelle de plus en plus volontiers « sa Banque ». Il en est d’ailleurs devenu le troisième actionnaire, avec 1 000 actions en 1808 (dont 400 achetées secrètement pour son compte par l’intermédiaire de Gaudin en avril de cette année). Il continue à lui conférer ostensiblement des marques de sa bienveillance, mais il ne ménage pas ses critiques et ses pressions à l’égard de ses dirigeants. Comme il tient surtout à un taux d’escompte aussi bas que possible, la Banque doit réduire le sien à 5 % en 1806, puis 4 % en 1807. Dans la Note de Saint-Cloud du 8 septembre 1808, Napoléon lui rappelle clairement que telle est sa mission : « Le but de l’institution d’une Banque est de produire la réduction de l’intérêt et de le maintenir au taux le plus modéré. En thèse générale, c’est à cette modération du taux de l’intérêt que tient la prospérité des manufactures et du commerce » (22 bis). Mais cette Note exprime aussi sa volonté de faire concourir la Banque au maintien des fonds publics.

Par ailleurs Napoléon exprime dans la Note du Havre son désir qu’elle cesse de « rester la banque de Paris au lieu d’être la Banque de France », « l’utilité » de la Banque doit donc profiter aux provinces de France : aussi les décrets du 16 janvier 1808 et du 18 mai suivant ont-ils prescrit l’établissement de comptoirs d’escompte de la Banque en province. En 1809 la Banque crée ceux de Lyon et de Rouen, et en 1810 celui de Lille. Elle cède sur ces points où la volonté impériale est formelle, mais refuse d’aller au-delà.
Elle ne prend aucune décision importante pour son organisation et son fonctionnement sans en référer au préalable à l’Empereur et avoir obtenu son autorisation. Il en a été ainsi pour les statuts fondamentaux rédigés par le Conseil Général de la Banque : l’Empereur les a renvoyés pour examen au Conseil d’État, avant de prendre un décret d’approbation le 13 janvier 1808. De même, la Banque de France, à l’étroit dans l’Hôtel Massiac, songe depuis juillet 1800 à s’établir dans l’Hôtel de Toulouse, situé à l’angle de la rue de La Vrillière et de la rue Neuve des Bons-Enfants. Bonaparte, qui souhaitait plutôt qu’elle construise un bâtiment commun avec celui qu’il projette pour la Bourse, a refusé en 1803 ; ce n’est que le 6 mars 1808 qu’il autorise enfin à acheter à la Caisse d’Amortissement cet hôtel où se trouvait alors l’Imprimerie nationale.
Evidemment Napoléon n’a pas pu, malgré ses engagements, manquer d’exiger de la Banque qu’elle consente des avances au Trésor public. Dès 1808, elle octroie un prêt de 40 millions de francs au Trésor. De telles opérations ont été renouvelées à plusieurs reprises et la Banque est soucieuse de rentabiliser ses réserves inactives en les prêtant discrètement au Trésor : à la fin de l’Empire, la dette de l’État envers la Banque est d’une cinquantaine de millions. Quoique important, le montant de ces avances à l’État n’est pas tel qu’il compromette la confiance que commencent à inspirer les billets de la Banque au moins dans le milieu des négociants parisiens. Peut-être est-ce dû à la résistance des dirigeants de la Banque face aux exigences de l’État, peut-être aussi cela provient-il d’une certaine modération de l’Empereur dans ses demandes d’argent. Parce qu’il ne veut pas dépendre du bon vouloir des banquiers, comme on le dit souvent, ou, plus probablement, parce que par prudence il n’ose pas abuser des ressources de la Banque : depuis 1800, il demeure convaincu qu’un institut d’émission trop impliqué dans les finances de l’État ne pourrait plus inspirer l’indispensable confiance en ses billets qui deviendraient alors des assignats sans valeur.

En définitive, il est indéniable que Napoléon a joué un rôle déterminant dans la fondation de la Banque de France, et aussi dans l’organisation qu’il lui a donnée et même imposée, y imprimant là la marque de sa volonté et de l’idée qu’il s’était faite du rôle d’un institut d’émission : de là cette constitution hybride, qui fait d’elle une entreprise privée soumise au contrôle de l’État, fortement représentée au sein de ses instances dirigeantes. La Banque de France à la fin de l’Empire reste sans doute bien plus faible encore que la Banque d’Angleterre, mais elle est devenue, à la différence de ses précédents en France, une institution solide « aux racines déjà profondes » (Ramon), qui a réussi à survivre au régime qui l’avait imposée.
C’est le Second Empire qui lui donnera un nouvel élan. Dans ses rapports avec la Banque de France, Napoléon III se montrera du reste inspiré par les mêmes principes que son oncle : il impose à la Banque un nouvel abaissement du taux de son escompte à 3 % au lendemain de son coup d’État, et ensuite il la force à ouvrir des succursales dans toute la France, étendant ainsi effectivement son monopole à l’ensemble du territoire (23).



La Banque de France a conservé très longtemps intactes les grandes caractéristiques qu’elle avait reçues de la volonté impériale :
ainsi la collaboration nécessaire entre éléments provenant du grand capitalisme privé et représentants de l’État cohabitant à la tête de la Banque s’est maintenue et a finalement bien fonctionné, malgré des époques de tension, jusqu’en 1936, et le gouverneur de la Banque est demeuré un fonctionnaire révocable sur un simple geste du pouvoir jusqu’en 1997. La Banque de France a donc bien été une de ces « masses de granit » dont Napoléon voulait doter définitivement la France.

Notes

(1) Sur les banques d'émission existant à Paris à la fin du Directoire, voir : Bergeron (Louis), Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l'Empire, Paris, H.Champion, 1975, et Crouzet (François), La Grande Inflation. La monnaie en France de Louis XVI à Napoléon, Paris, Fayard, 1993.
(2) Sur la création et les débuts de la Banque de France, voir, outre Bergeron, op. cit., Bruguière (Michel), "Banque de France", in Tulard (Jean), Dictionnaire Napoléon, Paris, Fayard, 1987, Jacoud (Gilles), Le billet de banque en France (1796-1803). De la diversité au monopole, Paris, L'Harmattan, 1996.L'ouvrage classique de Ramon (Gabriel), Histoire de la Banque de France d'après les sources originales, Paris, Grasset, 1929, reste une référence indispensable pour cette période de l'histoire de notre institut d'émission.
(3) Archives nationales, AF/IV/6.
(4) Aulard (François-Alphonse), Paris sous le Consulat, Paris, Cerf, 1903, t. I, p. 118.
(5) Statuts fondamentaux de la Banque de France, 24 et 27 pluviôse an VIII, Archives de la Banque de France.
(6) D'après Ramon, op. cit., p. 27.
(7) Crouzet, op. cit., p. 530.
(8) J.-B. Lecouteulx-Canteleu, "Souvenirs du sénateur comte Le Couteulx de Canteleu", in Lescure (A.M.), Mémoires sur les journées révolutionnaires et les coups d'État, Paris, Firmin-Didot, 1875, t. 2, p. 206-209.
(9) Aulard, op. cit., t.1, p. 95.
(10) Exposé de la discussion qui a eu lieu entre les Régents et Censeurs de la Banque de France dans leur séance du 12 Germinal an X, Archives nationales, AF/IV/1070.
(11) Ibidem.
(12) Mollien (F.-N.), Mémoires d'un ministre du Trésor public, 1780-1815, Paris, Guillaumin, 1898, t. 1, p. 336-337, d'après Jacoud, op. cit., p. 198-199.
(13) Ibidem, p. 353.
(14) Cité d'après F. Crouzet, op. cit., p. 539.
(15) Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie nationale, 1858-1869, t. IX, p. 134.
(16) Exposé des motifs de la loi du 22 avril 1806.
(17) Correspondance de Napoléon Ier, op. cit., t. IX, p. 277.
(18) Cité d'après Crouzet, op. cit., p. 542.
(19) Sur cette crise, cf. la thèse de Bougerol (Pierre), La Banque de France et la crise de 1805, Paris, Faculté de droit et de science économique, 1969.
(20) Correspondance de Napoléon Ier, op. cit., t. IX, p.17.
(21) Ramon, op. cit., p. 66-67.
(22) Ibidem, p.77.
(22 bis) Ibidem, p.77.
(23) Cf. Plessis (Alain), La politique de la Banque de France sous le Second Empire, Genève, Droz, 1985.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
430
Numéro de page :
35-43
Mois de publication :
août-sept.
Année de publication :
2000
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