Erfurt 1808. L’Empereur décore la littérature allemande

Auteur(s) : GENGEMBRE Gérard
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Introduction

L'année d'Iéna est aussi pour Goethe un grand millésime. Installé depuis 1775 à Weimar où l'avait appelé le jeune duc Carl August de Saxe- Weimar-Eisenach, et où la duchesse Anna Amalia avait déjà attiré Christoph Martin Wieland, avant que Goethe à son tour ne fasse venir Herder puis Schiller, érigeant ainsi cette ville en véritable capitale intellectuelle, il termine son Faust, qui sera publié l'année d'Erfurt, et épouse Christiane Vulpius (1765-1816), qui partageait sa vie depuis 1788.

À Weimar en 1806

Une anecdote mérite d'être relatée : on rapporte que, lorsque des soldats français pillèrent Weimar après la double victoire d'Iéna et d'Auerstedt, Christiane Vulpius se jeta devant la porte de la maison du grand écrivain et retint les soldats, protection qui fut renforcée quand le maréchal Augereau y prit ses quartiers. Il semble que cet acte de courage de Christiane ait eu pour conséquence le mariage, qui eut lieu le lendemain 19 octobre.
 
On sait que Goethe avait vu dans la bataille de Valmy le commencement d'une nouvelle ère, paroles prononcées le jour même de l'événement, si l'on en croit les témoins (Goethe évoquera cette période dans Campagne de France, publié en 1822), mais on en repère aussi la marque dans les Entretiens d'émigrés allemands de 1795, où des nobles, ayant fui la bataille, dissertent dans un château, une pièce de 1798, Hermann et Dorothée, qui met en scène deux bergers pris dans les tourments causés par la Révolution, et dans Eugénie ou la Fille naturelle de 1803, première pièce d'un trilogie jamais achevée qui devait retracer le développement de la Révolution.
 
Il se détache cependant assez vite de la Révolution, réprouvant la violence, et notamment les tentatives de révolution en Allemagne : « Je hais les bouleversements violents, dira-t-il plus tard à Eckermann (27 avril 1825), parce qu'on détruit par là autant que l'on gagne ; je hais ceux qui les accomplissent, aussi bien que ceux qui les rendent inévitables » ; « Je le répète, tout ce qui est violent et précipité me répugne dans l'âme, car cela n'est pas conforme à la nature. » Croyant à une restauration monarchique à bref délai, il constate rapidement que le cours des choses ne va guère dans ce sens. Il ne voit pourtant pas l'Empereur d'un mauvais oeil, mais considère qu'il incarne l'énergie individuelle portée à son pinacle.
 
Quant aux Français, il ne les hait point : « Je ne haïssais pas les Français, car comment pouvais-je haïr une nation qui compte parmi les plus civilisées de la terre ? » (à Eckermann, 14 mars 1830). Juste après la victoire de Napoléon sur l'armée prussienne, Goethe reçoit la visite de quelques Français, dont Vivant Denon qui est chargé d'effectuer des réquisitions. Les collections du duc de Weimar s'en trouvent relativement protégées. Parmi ces visiteurs, se trouve un certain Henri Beyle qui n'est pas encore Stendhal. Mais le grand moment napoléonien de sa carrière est encore à venir.

La rencontre d’Erfurt

L'événement, que peindra Paul Delaroche, est bien connu : à Erfurt, le dimanche 2 octobre 1808, dans la résidence du gouverneur de Mayence, depuis 1699 édifice du pouvoir du gouverneur d'Erfurt en place, devenue, après l'entrée des troupes françaises victorieuses dans la ville le 17 octobre 1806, le siège du gouverneur français impérial, Goethe, qui avait assisté la veille au lever de l'Empereur, est appelé vers 11 heures par Napoléon qui le reçoit pendant son déjeuner en présence de Daru et de Talleyrand. Le 6, après une représentation de la Comédie-Française, se déroule une nouvelle entrevue à Weimar, et l'Empereur se fait également présenter Wieland par l'historien suisse Jean de Müller (que Napoléon avait rencontré à Berlin en 1807), ce qui donne lieu à deux heures d'entretien. Les deux écrivains reçoivent la Légion d'honneur, le 14 selon Goethe. Talleyrand rapporte ceci dans ses Mémoires, auxquels il convient d'accorder une foi mesurée.
 
On n'y trouve pas l'apostrophe fameuse du 2 octobre, « Voilà un homme ! », par laquelle Napoléon aurait salué l'auteur de Werther – qu'il avait lu, ce dont Goethe était très fier : « Tirez-moi un grand coup de chapeau ; savez-vous quel livre Bonaparte avait emporté dans sa cantine en Égypte ? Mon Werther ! » (Conversations avec Eckermann, 7 avril 1829). Elle figure dans les Mélanges de Goethe, qui relate ainsi les choses : « L'Empereur me fait signe d'approcher. – Je reste debout devant lui à une distance convenable. – Après m'avoir considéré un moment, il me dit : “Vous êtes un homme.” Je m'incline. » (« Annales de 1749 à 1822 », année 1808, « Esquisse », dans OEuvres complètes, vol. 10, 1863, p. 307 – Eckermann demandera en vain à Goethe de compléter cette esquisse). Goethe lui retournera le compliment, si l'on en croit Eckermann, quand deux ans après avoir prononcée la fameuse formule, « lui, ce résumé du monde ! » (16 février 1826), il affirme que « c'était là un homme, que nous ne pouvons, bien entendu, égaler ! » (11 mars 1828). L'autre mot fameux de Napoléon est adressé à Wieland, qualifié de « Voltaire de l'Allemagne », rapporté par Wieland lui-même, qui rédige dès le soir le récit de son entrevue et la raconte lors du dîner chez le prince primat. Il conclut ainsi : « Il me sembla, quand [celle-ci] fut terminée, que j'avais causé avec un homme de bronze. »
 
Pour l'essentiel, les entretiens portent avec Goethe sur Werther, avec les deux auteurs sur Tacite, ce « détracteur de l'humanité » selon Napoléon (Talleyrand, Mémoires, tome I, p. 442) – que Wieland défend, ce qui donne un débat de haute tenue – et sur le théâtre, auquel l'Empereur s'intéresse fort. Talleyrand cite une phrase parfaitement plausible quand on connaît les positions de Napoléon sur le genre dramatique le plus noble, situé à certains égards « au-dessus de l'histoire » : « Une bonne tragédie doit être regardée comme l'école la plus digne des hommes supérieurs » (ibid.). Notons que Goethe pense de son côté qu'« un grand poète dramatique […] peut faire que l'âme de ses drames devienne celle du peuple » (Conversations avec Eckermann, 1er avril 1827). Même si les propos sont arrangés, on mesure là la hauteur des considérations qui pouvaient être échangées dans une conversation entre le plus grand homme politique de l'époque et deux des meilleurs esprits du temps.
 
Selon Talleyrand toujours, il engage Goethe à assister aux représentations prévues à Erfurt, choisies avec art, puisque privilégiant les temps héroïques et les grands événements de l'histoire présentant quelque analogie avec le moment présent : « Cela ne vous fera pas de mal de voir représenter les bonnes tragédies françaises » (ibid., pp. 426- 427). Auprès de Wieland, il critique le drame, genre hybride, que défend l'écrivain. Selon Goethe, l'Empereur désapprouve les « pièces fatalistes » et énonce à cette occasion un mot profond : « Que nous veut-on aujourd'hui avec le destin ? disait-il. Le destin, c'est la politique » (« Esquisse », op. cit., p. 308).

Un double enjeu littéraire et politique

L'entreprise de séduction impériale s'explique par le souhait de rallier les suffrages de grands Allemands, d'obtenir une caution littéraire et culturelle à portée européenne. Avoir pour soi les grands écrivains représente un enjeu de taille pour Napoléon, qui s'est aliéné de grand plumes françaises, celles de Mme de Staël et de Chateaubriand. De là la distinction de la Légion d'honneur. Il s'agit moins de consacrer le romantisme que d'honorer des grands hommes d'un siècle auquel Napoléon imprime sa marque.

On sait combien Goethe et Wieland admirent l'Empereur. D'après Talleyrand, Wieland aurait déclaré à Napoléon, en qui il voit d'abord un « homme de lettres », qu'il le rendait « l'homme le plus heureux de la terre ». Eckermann consigne nombre de sentences goethéennes plus dithyrambiques les unes que les autres : « Les hommes étaient certains d'atteindre leur but sous sa direction » (6 avril 1829) ; « On pouvait bien dire de lui qu'il se trouvait dans une fut d'un éclat tel que jamais le monde n'en avait vu de pareil avant lui, et jamais peut-être n'en reverra après lui » (11 mars 1828).
 
L'événement de 1808 laisse à Goethe une profonde impression. On raconte qu'il porta ostensiblement sa décoration en recevant chez lui, après la chute de l'Empire, un délégué de la Sainte Alliance, et que, en guise de réponse aux critiques qui lui reprochaient d'arborer cette croix, il la plaça parmi une brochette de décorations sur une chaînette. Comme on lui demandait laquelle il préférait, il désigna la Légion d'honneur avec un sourire. Au-delà de l'anecdote, il faut comprendre que, pour Goethe, Napoléon incarne le génie, et le triomphe de l'individu volontaire et visionnaire. En somme, il s'agit d'un héros tel que le romantisme le conçoit, même si Goethe a pris ses distances avec ce mouvement esthétique et intellectuel. L'on sait comment ce mouvement littéraire et culturel européen s'appropriera la figure napoléonienne pour en faire le Prométhée des temps modernes. À Erfurt et Weimar, Goethe et Wieland ont pris la dimension historique de ce génie auquel s'attachait le romantisme allemand depuis la fin du XVIIIe siècle.

Bibliographie

– « Goethe et Napoléon à l'exposition de la Bibliothèque nationale,
28 octobre – 17 décembre 1932 » dans Revue des études napoléoniennes, n° 36, XXIIe année, tome XXXVI, janv.-juin 1933, « Chronique napoléonienne », pp. 46-50.
– Andreas Fischer, Goethe und Napoleon, Frauenfeld, 1900.
– Ch. Florange et Mme A. Wunsch, Entrevue de Napoléon Ier et de Goethe (1808) suivi de l'entretien avec Wieland, Paris, Florange, 1932.
– Johann Wolfgang von Goethe, Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie, 1822-1832, recueillies par Eckermann, trad. par Émile Delerot, précédées d'une introduction par Sainte-Beuve, Paris, Charpentier, 1883, 2 vol.
– Johann Wolfgang von Goethe, Entrevue de Napoléon Ier et de Goethe, suivie de notes et commentaire par S. Sklower, Paris, Vanackère, 1853.
– Johann Wolfgang von Goethe, OEuvres complètes, vol. 10, Mélanges, « Annales de 1749 à 1822 », trad. Porchat, Paris, Hachette, 1863.
– Gustav Stresemann, Goethe et Napoléon, Paris, Éditions Attinger, 1929.
– Bernhard Suphan, Napoleons Unterhaltungen mit Goethe und Wieland in Goethe-Jahrbuch, XV. Band, Frankfurt am Main, 1894.
– Maurice de Talleyrand-Périgord, Mémoires, Paris, Garnier, t. I, 1891.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
466-467
Mois de publication :
Août-novembre
Année de publication :
2006
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