Le rêve américain et caraïbe de Bonaparte : Le destin de la Louisiane française. L’expédition de Saint-Domingue

Auteur(s) : LAHLOU Raphaël
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La cession de la Louisiane française aux États-Unis, consentie et achevée, à la surprise générale, par Bonaparte en 1803, a souvent été jugée d'une manière négative ; or cette perception de la question correspond, partiellement au moins, à une idée reçue, une de plus sur l'oeuvre du Premier consul… En effet, il est un peu rapide de dire que la vente de la Louisiane est le résultat d'un échec, d'une simple volonté d'abandon. Sur la question de Louisiane, comme sur celle de Saint-Domingue, Bonaparte a certes dû nourrir quelques illusions, mais face à l'acharnement britannique, son pragmatisme reprit rapidement le dessus : il avait tenté de reconstituer l'empire colonial de la vieille monarchie française (et le rétablissement de l'esclavage s'inscrit dans cette perspective, ce que saluera un vibrant Chateaubriand, provisoirement rallié au Premier consul ; ajoutons que la loi sur l'esclavage précise non son  » rétablissement  » mais son  » maintien « , un maintien que Toussaint Louverture avait déjà réalisé, en un sens, et sous certaines conditions, par pragmatisme). Bonaparte avait même sans doute vu plus grand que ses prédécesseurs. Mais le rêve ne céda probablement jamais chez lui au réalisme politique.
Si l'action devait mener à un grave échec à Saint-Domingue, la cession de la Louisiane était dans l'ordre des choses : elle correspondait à la situation de  » monnaie d'échange  » de la vieille colonie française. De plus, la politique coloniale de Bonaparte, dès son accession au pouvoir, se trouvait contrariée par d'importantes complications maritimes avec l'Angleterre, et par voie de conséquence, avec la nouvelle puissance américaine, officiellement  » neutre  » et souvent condamnée au rôle de victime consentante – par souci de profits importants – des heurts entre les deux grands et pugnaces belligérants. La cession de la Louisiane était un coup de joueur d'échecs, à court et à long terme… Bien plus qu'une  » bonne affaire « , selon le mot, pour une fois un peu court, de Talleyrand.

Les enjeux des relations franco-américaines entre 1794 et 1802

Depuis le mois de mai 1801, le président de la République des États-Unis d'Amérique, Thomas Jefferson (qui avait représenté son pays à Paris pendant les premières années de la Révolution française, et qui avait pourtant signé, au début du mois d'octobre de l'année précédente, un traité d'entente avec la France), avait officiellement des raisons d'être terriblement inquiet relativement aux intentions françaises quant à l'Amérique.
Conclu au château de Mortefontaine (1), le traité franco-américain, qui aurait dû l'apaiser, réglait officiellement les différends d'ordre naval entre les deux pays.
Mais, comme l'a remarqué avec justesse Ulane Bonnel, l'indépendance des États-Unis d'Amérique n'avait pas suscité un enthousiasme unanime dans l'ensemble de l'Europe : ce nouvel acteur qui entendait bien jouer un rôle important dans le commerce international embarrassait un certain nombre de puissances du Vieux Monde. Et en particulier à cause de la vitalité croissante des marchands et des armateurs américains. Les navigateurs d'outre-Atlantique fréquentaient depuis longtemps déjà les ports du littoral européen : façade atlantique, Baltique et Méditerranée.
Pour ce qui concernait leur allié français, ces problèmes étaient survenus particulièrement à partir de 1794 : époque où, poussés par les Anglais (2) et agacés par les actions de certains de nos corsaires, les Américains avaient été très près de nous déclarer la guerre (on parlait même, à l'époque, à partir de la fin de 1796, d'une  » guerre non déclarée « , donc d'une guerre froide : celle-ci fut marquée par un gel des relations diplomatiques, par la saisie de plus de 300 navires marchands par la marine française en un an (et les prises effectuées, selon les rigoureuses recherches de Ulane Bonnel (3), furent, au moins, entre 1797 et 1815, de la part des Français, de 1 385 vaisseaux américains). Elle donna même lieu, entre 1797 et 1800, à quelques chaudes confrontations entre nos vaisseaux de guerre respectifs (en particulier, le 18 juin 1799, entre le brick américain Robertson, venant de Norfolk et armé de douze canons – et qui était en outre porteur d'une lettre de marque l'autorisant à attaquer les navires français armés –  et l'un de nos corsaires qui le captura près du cap Saint-Vincent. Le navire américain fit face pendant deux heures à la canonnade, puis fut conduit à Cadix : là, le navire et sa cargaison (sucre, tabac, cacao, cigares…) furent vendus aux enchères, en deux temps, par le consul de France à Malaga, M. Chompré, et laissé sans consigne aucune de la part des autorités françaises ; Chompré n'eut rien à répondre aux reproches des autorités espagnoles. Mais ces dernières réclamèrent en vain le bénéfice de la prise et furent placées devant le fait accompli.

Carnot, l'homme-clé du Directoire exécutif, s'était montré fort déterminé à lancer le pays dans la guerre. Cette extrémité n'avait été évitée que grâce à l'action conjuguée de l'un des Directeurs, Rewbell, et de l'ambassadeur des États-Unis d'alors, James Monroe, fortement populaire dans l'uuest et dans les États du sud des États-Unis…
De fait, ce n'est que par l'accession au pouvoir de Bonaparte que furent – pour un temps – réglés ces problèmes de commerce maritime et de guerre de course. Moyens de pression, armes de guerre franco-anglaises, ils le restèrent, plus ou moins vivement, jusqu'en 1815. C'est de ces difficultés que devait sortir la guerre de 1812 entre les États-Unis et l'Angleterre. Celle-ci, en termes de prises et d'abus (enrôlements forcés d'Américains, violation répétée de la souveraineté américaine…) avait été beaucoup plus féroce que la France.
L'enjeu était cependant le même : contrôler le commerce maritime atlantique et spécialement s'assurer la domination sur le commerce des nations neutres, donc sur celui des États-Unis davantage encore que sur celui du bloc Danemark-Norvège, par exemple.
Mais les rapports entre les deux jeunes républiques, nées l'une et l'autre de révolutions violentes mais non pas, sans doute, également sanglantes (la décapitation du roi Louis XVI avait consterné l'Amérique) étaient restés tendus.
Le président Jefferson jugeait, à présent, la situation comme devenue inextricable entre les deux États. Dans une lettre particulière d'instructions confidentielles, à la mi-avril 1802, avec le plein accord de son secrétaire d'État Madison (qui lui succédera à la présidence en 1809), il résumait donc brutalement la situation de la République américaine à son nouvel ambassadeur en France, M. Robert R. Livingston (4) qui, par son expérience, lui semblait l'homme idéal pour remplir une mission qu'il savait périlleuse puisque l'avenir même des États-Unis pouvait en dépendre sous peu de temps :
 » Le jour où la France reprendra possession de la Louisiane, nous serons obligés de tomber dans les bras (littéralement : « de nous marier avec la nation et la flotte anglaises ») de l'Angleterre et de sa flotte « .

Situation de la Louisiane avant la restitution de 1800 : un empire manqué…

La Louisiane française qui, originellement, couvrait, d'une façon partielle ou complète, l'étendue de vingt et un des États actuels des USA (5) et ne se limitait donc pas à la région de la Nouvelle-Orléans, avait, en effet, été restituée à la France par l'Espagne l'année précédente (au moment même où, officiellement, étaient réglés les contentieux de la France avec les États-Unis), par le traité secret de San Ildefonso (1er octobre 1800, 9 vendémiaire an IX).
Cette restitution concernait la rive droite du Mississippi et la France consulaire de Bonaparte, selon les termes mêmes de l'accord conclu, pouvait différer son retour selon sa convenance. Elle avait ainsi le choix de la date et des moyens de ses retrouvailles avec la Louisiane : et naturellement, il fallait d'abord mettre un terme avantageux à la guerre qui opposait la République française et l'Angleterre.
En échange, les Espagnols obtenaient des garanties et des bénéfices d'agrandissements sur le duché de Parme pour le gendre du roi d'Espagne.
Les diplomates américains et leur jeune nation venaient d'être mis au courant de l'existence du traité (le secret avait été bien mal gardé), mais sans en connaître toutes les dispositions ; les Américains avaient donc des motifs de sérieuse inquiétude (et le rapprochement de dates entre le traité de Mortefontaine et celui de San Ildefonso leur faisait suspecter une arrière-pensée française dont la nature, par ailleurs, leur restait insaisissable), d'autant que certains bruits faisaient état d'une possible restitution à la France de la Floride. Ils voulaient donc en savoir plus long et les Anglais, au courant aussi, de même.
De fait, par ce traité franco-espagnol, en un sens, était lavée l'humiliation de la guerre de Sept-Ans et du douloureux traité de Paris auquel Choiseul avait dû consentir en février 1763. Or, si le rêve de la Nouvelle-France canadienne avait alors été brisé par la défaite de nos armes sous les murs de Québec puis par la reddition de Montréal, il ne pouvait pas en être dit autant de la destinée de la Louisiane française, restée invaincue.
Choiseul avait donc pris une précaution cependant, afin de contrarier, autant que possible dans notre position affaiblie d'alors, les intérêts anglais : en 1762, le traité de Fontainebleau assurait à l'Espagne la jouissance de la rive droite du Mississippi et de la Nouvelle-Orléans ; elle en profita pleinement dès 1766. Mais les Louisianais ne s'estimaient pas concernés par ces tractations ; leur credo était le suivant :  » Ne dépendant plus du Roi de France, nous ne dépendons que de nous-mêmes « . Ainsi, lorsque le souverain espagnol, Charles III, avait voulu appliquer les lois de son royaume sur sa nouvelle possession, et en particulier les obligations de taxes et de diverses formes de fiscalité, il s'était heurté à l'hostilité des Louisianais qui, malgré leurs propos un peu vifs et amers, restaient attachés à la couronne de France et cultivaient de fait un véritable  » irrédentisme  » français, centré essentiellement sur la langue et les coutumes. Le contrôle de l'Espagne s'était donc naturellement durci…
La réaction des Louisianais va, au fil des mesures prises, en s'aigrissant de même. La plus grave crise éclatera à l'automne de 1768. Cette année-là, une rébellion des Français restés dans l'ancienne colonie éclata : elle fut froidement réprimée par la couronne de Madrid, quelques mois plus tard, dans le moment même de la naissance de Bonaparte : à cette occasion, la cour de Versailles n'avait pas bougé ; Choiseul, malgré l'appel pressant de ses anciens compatriotes, n'entendait pas reprendre possession des territoires immenses qu'il ne pouvait ni défendre ni développer par une politique de peuplement.
Quand Jean Noyan et les autres chefs du soulèvement furent passés par les armes, ils devinrent, pour la communauté louisianaise, des martyrs (6).
Du reste, la révolte avait été une leçon comprise, de sorte que le pouvoir espagnol sur la Louisiane avait pris par la suite une nature et une forme beaucoup plus conciliantes ; mais les membres de la colonie française avaient conservé leur caractère particulier.
La situation se fixa ainsi et s'apaisa pendant plus de trente ans.

Idées américaines et coloniales de Bonaparte

En 1800, Bonaparte, nouveau maître de la France, a mis un terme à dix ans de bouleversements révolutionnaires intérieurs et internationaux ; il a renoncé aussi, au moins pour un temps pense-t-il, à l'Égypte et à l'Orient.
Il était grand lecteur de l'abbé Raynal (les écrits de jeunesse de Bonaparte publiés par Frédéric Masson ou, de façon plus récente, par Jean Tulard prouvent cela sur abondamment), auteur, en 1770, d'une Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, où, comme Voltaire, l'abbé approuve le renoncement français au Canada.
Son autre thèse, que Bonaparte ne devait pas oublier, soutenait que la France avait eu tort de céder la Louisiane à l'Espagne : cette conception, politique chez Raynal, trouvera encore, dans l'opinion de 1800, un écho correspondant à une critique généralisée du règne de Louis XV.
Bonaparte ne se limite pas à cette vue idéologique et critique : il désire ardemment que la France soit en mesure de retrouver sur mer l'influence qu'elle a perdue. Et c'était en Amérique, dans les régions du Sud (et l'influence de Joséphine n'y est pas étrangère), que le Premier consul qui venait d'asseoir notre puissance en Europe (en offrant à la France la prédominance en Belgique, ce traditionnel  » pistolet braqué sur l'Angleterre  » mais aussi dans les provinces Rhénanes, en Hollande, en Suisse, en Italie et en Espagne) espérait en trouver le moyen, en renouant en somme avec la politique coloniale et maritime de la monarchie.
Dès le début de son action de gouvernement, il souhaita avoir les mains libres en matière coloniale ; aussi, l'article 91 de la Constitution de l'an VIII précisera que les colonies seront organisées par des lois spéciales et à venir ; les représentants des colonies sont également exclus des assemblées de la Nation (ce qui n'empêchera pas l'existence de lobbies coloniaux).
Mais surtout, il s'entoure d'un grand nombre d'anciens administrateurs de la monarchie ; ses conceptions obéissent à la fois à des principes des milieux  » mercantilistes  » et à une certaine vision messianique de l'héritage (déjà !) révolutionnaire .
Il arrête donc ses vues coloniales, principalement sur la possession de la Louisiane et de Saint-Domingue, île agitée mais qui avait été la plus florissante de nos colonies : elle exportait, en effet, pour 168 millions de produits et fournissait une activité constante à 20 000 de nos marins…
Il fallait renoncer au Canada, à ses  » arpents de neige « , et jouer sa carte, en revanche, dans des régions chaudes et riches. Sans doute aurait-il fallu aussi s'assurer de quelque solide base arrière dans la région des Grands Lacs… Les moyens nous manquaient encore.
Mais, d'autre part, de tels projets sont difficiles à
mener ; le Premier consul ne l'ignore pas. Sa politique qui s'inscrit dans une volonté de revanche éclatante sur l'Angleterre, sa marine et son commerce, devra louvoyer entre divers écueils : l'Espagne et les États-Unis d'Amérique. San Ildefonso réglait apparemment les difficultés avec l'Espagne.
Le roi Charles IV savait qu'il n'avait plus les moyens de conserver la Louisiane.  Son influence y était grignotée méthodiquement, depuis 1795, par les États-Unis qui, à cette date, avaient pu obtenir un entrepôt commercial à la Nouvelle-Orléans : cela leur donnait, enfin,  » un débouché primordial du Mississippi vers l'extérieur  » (7).

L’île-clé de Saint-Domingue s’agite : une maladresse générale ; l’action complexe de Toussaint Louverture

La situation de Saint-Domingue ne pouvait être séparée de celle de la Louisiane, qu'elle conditionnait au fond.
La partie occidentale de Saint-Domingue était française depuis 1697 ; et l'Espagne n'avait cédé à la France la partie orientale de ses possessions qu'au Traité de Bâle, en 1795 (8) (la province espagnole du Nord, soulevée par François Biassou et d'autres chefs noirs, avec le reste de l'île, en 1791, ne sera occupée par Toussaint Louverture (9) qu'en janvier 1801).
À l'arrivée au pouvoir consulaire de Bonaparte, la situation est loin d'être idyllique.
Depuis la retombée des premiers et contradictoires enthousiasmes de la population de la partie française de l'île, en 1789, la situation s'était rapidement détériorée.
L'abolition de l'esclavage, tardive et ambiguë (10), en partie contrariée par les efforts de deux groupes coloniaux de pression à Paris, par la Convention, le 4 février 1794, avait rouvert, en effet, un long bail d'anarchie et de violences.
Les Noirs étaient partis à la conquête de leur liberté : une longue suite de massacres et de déchirements ruineux fut l'immédiate conséquence d'une décision louable, assurément, mais dépourvue de toute organisation et de tout encadrement. Après des années de tergiversation, cette décision essentiellement politique et stratégique n'empêchera pas la grande île de sombrer dans les affres d'une longue guerre sociale.
Car, depuis septembre 1793, les Anglais et les Espagnols avaient déjà pu, naturellement, tirer profit de la situation ; ils n'avaient point hésité et avaient su agir rapidement, en occupant un certain nombre de ports, mettant ainsi la main sur le commerce particulièrement rentable de l'île, et contrecarrant d'une manière évidente nos initiatives malhabiles pour restaurer notre prestige dans l'île qui sombrait dans une sorte de guerre civile et  » ethnique  » autant que de  » classe « . Après avoir affronté les Blancs victorieusement, les Mulâtres, commandés par Rigaud (1761-1811) (11) chassèrent les Anglais de Leogane et Tiburon, en 1794, mais leurs succès furent partiels, limités au sud de l'île.
C'est par méfiance vis-à-vis des Mulâtres autant que parce que la situation de ses troupes est particulièrement rude que le général Étienne Laveaux utilisera un homme d'une stature exceptionnelle : le chef noir, affranchi et propriétaire de quelques hectares, François-Dominique Toussaint, dit Toussaint Louverture (1743-1803), homme d'aspect malingre (on le surnommait  » Fatras-Bâton  » : le contrefait ; il ne mesurait qu'un mètre soixante-trois), mais d'esprit vif qui, en 1791, avait sans doute joué un rôle (quoique celui-ci soit resté assez obscur) dans l'insurrection noire, débutée dans les plaines du Nord puis ralliée aux Espagnols jusqu'en 1794 ; en trois mois, il saura libérer la province du Nord, luttera contre les Anglais dans la zone de Port-au-Prince et fera même des incursions dans les territoires espagnols. Rigaud tient encore solidement le Sud.
Toussaint Louverture prend, dans le reste de l'île, de plus en plus de poids, se débarrassant d'un certain nombre de chefs noirs. Mais les Anglais tiennent encore de fortes positions. C'est au milieu de 1797, après avoir neutralisé brillamment les efforts maladroits des commissaires du Directoire, que Louverture entrera en négociations avec les Britanniques pour obtenir leur départ. Seul maître de l'île, en 1800, il édicte un règlement général des cultures, réorganisant l'économie de Saint-Domingue, en s'appuyant sur des émigrés autorisés à rentrer pour assurer la gestion de leurs plantations. En mai 1801, l'autonomie théorique de l'île fait un grand pas grâce à la rédaction d'une constitution par une assemblée de dix membres. Toussaint Louverture ayant ainsi précisé son projet politique est appuyé par deux lieutenants principaux : Dessalines et Christophe, et par une armée de près de quarante mille hommes : il unifie l'île sous son autorité et occupe le restant des possessions espagnoles de Saint-Domingue.
Peut-être convient-il de préciser davantage l'organisation économique et politique mise en place par Toussaint Louverture ?
Rallié à nous en mai 1794, et reconnu par la France dans un premier temps, utilisé du reste par les autorités de la République comme un instrument essentiel dans sa politique de division du  » groupe des gens de couleur « , Toussaint Louverture est un homme de paradoxes. Mais doué d'une vive intelligence, il a donc tenté d'abord de rétablir l'économie de l'île, que la lutte menée contre les Espagnols, les Anglais, et contre les propriétaires des plantations (parmi lesquels le père de John-James Audubon dont nous reparlerons) et les Mulâtres de Rigaud, avait gravement compromise.
Louverture obligera ainsi les anciens esclaves à revenir travailler, pour une période fixée à cinq années, dans les plantations qu'il restitue aux propriétaires blancs qui reviennent dans l'île. Cela sous certaines conditions que l'on peut résumer ainsi : le bénéfice de l'exploitation d'une partie des terres.
Mais peu à peu, entre 1797 et 1801, le  » Bonaparte des Caraïbes « , le  » Premier des Noirs  » ainsi qu'il se qualifie face à Bonaparte,  » le Premier des Blancs « , ne rêve que d'indépendance pure et simple, de chasser les Français. Ses positions politiques et ses méthodes se radicalisent au point qu'il n'est pas exagéré de parler d'une dictature, au sens romain, de Toussaint Louverture. Promu gouverneur général à vie, il s'octroie le droit de désigner son successeur éventuel. Il organise l'île en six départements ; et Les Gonaïves est érigée en capitale ; pour apaiser les tensions, autant que par piété personnelle, Toussaint Louverture favorise le culte catholique contre le vaudou.

La réaction " coup de poing " de Bonaparte (1801-1805)

Entre temps, Bonaparte, soulagé quant à l'Atlantique et aux Anglais, peut frapper un grand coup. Il le fera sans doute plus vite qu'il ne le souhaitait.
Pressé par son entourage, ses ministres et les colons encore puissants à Paris, il décide de reprendre la situation en main. Mais il voit plus loin, plus grand qu'eux.
Les troupes françaises débarquent à Saint-Domingue en février 1802. L'objectif est ensuite, sous les ordres civils du préfet de Laussat et le commandement militaire du général Victor, remplaçant Bernadotte, d'orchestrer une véritable opération de reconquête en Louisiane. C'est la fameuse expédition de Flessingue, dont le véritable objet est de cingler vers La Nouvelle-Orléans. Saint Domingue a donc été la tête de pont d'un véritable projet de reconstitution de l'Empire français d'Amérique. Un premier échelon fondamental.
L'ampleur des moyens déployés à Saint-Domingue, ainsi que l'abbé Garnier dans son pertinent ouvrage Bonaparte et la Louisiane, l'a montré, prouve qu'à l'été et l'automne de 1802, les projets américains de Bonaparte étaient expansionnistes et obéissaient à un vaste effort colonial. D'un point de vue militaire au moins, l'affaire de Saint-Domingue n'aurait donc pas été aussi hâtivement préparée qu'on a coutume de le penser.
Mais l'on n'avait pas prévu l'échec.
L'expédition Victor, minutieusement préparée et dont le corps expéditionnaire Leclerc représentait les premières forces concrètes, n'aura jamais lieu, bien qu'en 1803 elle soit encore activement préparée par le préfet de Louisiane, Pierre-Clément de Laussat (mort en 1835, après une belle carrière de préfet colonial).
Les troupes expédiées à Saint-Domingue (12), fortes de près de 25 000 hommes, auxquelles il faut ajouter une soixantaine de navires de guerre, semblent avoir été choisies d'une façon tout à fait déterminée dans les effectifs des armées françaises du Nord et du Rhin : pour leur ténacité dans la lutte.
Peut-être faut-il y voir aussi l'une des raisons de notre échec final, dû essentiellement à une ravageuse épidémie de fièvre jaune, peu connue sur les rives du Rhin… Les troupes doivent faire face à une guerre de guérilla, d'embuscades et d'incendies. Une trêve, en mai, permet à Toussaint, fortement harcelé tout de même, de souffler. Il fait sa soumission, et se retire sur ses terres (13). Arrêté par ruse, il sera déporté en France où il mourra, en 1803.
Sa mort ne causera aucune agitation dans l'île, il est vrai que les chefs de Saint-Domingue seront occupés à se disputer le pouvoir. Son rôle ne sera célébré en Haïti que bien des années plus tard. Cependant, à la date où Leclerc, beau-frère de Bonaparte, obtient la reddition des chefs de la rébellion noire, on peut croire que tout sourit aux projets ambitieux du Premier consul : Saint-Domingue est reconquise, la Louisiane ne va pas tarder à revenir dans l'escarcelle de la France.
Les Anglais, de leur côté, assurent leur redéploiement en Méditerranée d'abord, et en Atlantique, une fois rompue la  » fausse paix  » d'Amiens, pour rendre définitif ce renoncement de Bonaparte au  » rêve oriental  » et à tout projet menaçant leur situation.
À Saint-Domingue, et cela devait donc, par voie de conséquence, avoir un grave effet en Louisiane, avec la rupture de la paix d'Amiens, en 1803, les Français qui avaient pu se maintenir, malgré l'épidémie, seront pris au piège, bloqués dans les ports de l'île par la flotte anglaise ; comme nous l'avons dit, la fièvre jaune tuera 15 000 ou même, selon les sources, jusqu'à 19 000 de nos soldats. L'expédition sur Saint-Domingue se solde donc par un échec dramatique dont le chef lui-même, le général Leclerc, mourra, le 2 novembre 1802, sans avoir pu saisir tous les meneurs noirs ni avoir pu rétablir l'Exclusif. Son remplacement par Rochambeau ne permettra pas aux Français de se maintenir. En effet, le nouveau chef du corps expéditionnaire fera sa reddition dès la reprise des hostilités avec les Anglais… La rupture entre Saint-Domingue, dont l'indépendance sera proclamée le 29 novembre 1803 – et l'île reprendra son ancien nom indien d'Haïti – et la France sera définitivement consommée le 20 avril 1805…
Après le départ des Français, Dessalines se proclamera rapidement souverain de l'île sous le nom de Jacques Ier. Une page étonnante de l'histoire coloniale française était tournée…
Du reste, les guerres intestines et la maladie décimèrent la population blanche de l'île aux neuf dixièmes.
À de nombreuses reprises, à Sainte-Hélène, Napoléon considérera que, sous l'influence de Joséphine, la manière dont il avait traité le problème de Saint-Domingue, avait été sa plus lourde faute d'administration ; il était alors convaincu qu'il aurait fallu s'entendre avec Toussaint Louverture, car il estimait l'homme, même s'il ajoutait que le caractère de ce dernier n'était pas aussi enthousiasmant que l'on avait pu le dire en son temps.
Une autre expédition sera bien projetée, mais sans être jamais entreprise.

Le Premier consul tranche : sort final de la Louisiane

À partir de cette nouvelle situation, le projet de Bonaparte concernant le développement de la Louisiane apparaît nettement irréaliste.
Le représentant de la France à Washington, un nommé M. Pichon (14), ne pouvant fournir de renseignements aux Américains, Livingston est dépêché par le secrétaire d'État Madison et par le président Jefferson à Paris ; il y arrive en novembre 1801 et entreprend d'obtenir des précisions et des garanties de la part des Français. Barbé de Marbois, Joseph Bonaparte et Talleyrand restent dans le vague. Talleyrand va même, en haussant les épaules, jusqu'à nier l'existence du traité entre la France et l'Espagne.
Mais la réputation de Talleyrand s'était dégradée quelque peu avec l'affaire  » W.X.Y.Z.  » qui, en 1797, avait su choquer l'austère Amérique : les premières tentatives de négociations concernant le règlement des contentieux maritimes. Les Français consultés, de l'entourage de Talleyrand, avaient, avant toute démarche, fait valoir aux Américains qu'il fallait offrir au Directoire 50 000 livres au moins et pour Talleyrand lui-même des  » douceurs  » sonnantes et trébuchantes. La délégation américaine était rentrée écoeurée et bredouille (15)… En mars 1802 (le 27 mars, ou 6 germinal an X), la paix d'Amiens avait mis, temporairement, fin aux hostilités avec l'Angleterre, suscitant une certaine inquiétude Outre-Atlantique (et l'on pensait et chantait :  » Boney a les mains libres ! « ). Il fallait donc pour les Américains agir rapidement.
En effet, Bonaparte, conformément aux dispositions prises avec l'Espagne a annoncé sa décision formelle et impérative de reprendre, sans tarder davantage, possession de la Louisiane. Le Premier consul ne se fait pas vraiment d'illusions sur la durée de la paix avec la couronne britannique ( mais il semblera tout de même surpris de la rapidité du retournement anglais : plus tard il dira :  » Au moment de la Paix d'Amiens, j'ai sincèrement cru que les destins de la France, celui de l'Europe et le mien étaient assurés « ).
Toutefois, en ce qui concerne la paix d'Amiens, il est nécessaire d'ajouter que l'opinion publique crut également et sincèrement aussi, en France comme en Angleterre, à une paix durable, comparable, au niveau de la politique étrangère, au récent Concordat avec Rome qui assurait la paix religieuse et civile. La correspondance du diplomate Otto, ministre plénipotentiaire de France à Londres, adressée à Talleyrand (que la France vient d'acquérir par préemption, et que nous n'avons pu consulter encore) montrera sans doute, comme d'autres sources le permettent depuis longtemps, que les négociations furent ardues, et qu'en un sens, le mot célèbre de Bonaparte sur le traité de Lunéville est franchement justifié :  » L'Europe sait tout ce que le Ministère britannique avait tenté pour faire échouer les négociations de Lunéville  » (message du 13 février 1801, au Sénat, au Corps législatif et au Tribunat). La paix mettait, il est vrai, un terme à dix ans de guerres révolutionnaires. Pour la première fois depuis 1789, la France était stable (16).
Mais Bonaparte sait très bien que sans une présence suffisante de nos forces dans les Caraïbes, sans débouchés économiques vraiment solides, et sans nulle garantie dans l'Atlantique (tant pour ce qui concerne l'Angleterre que l'Espagne), la Louisiane française ne peut devenir l'instrument d'une grande politique sans y sacrifier des moyens dont la France ne peut se priver pour elle-même ; du reste, le Premier consul a rapidement compris également que jamais les États-Unis ne laisseraient l'Angleterre tenter une politique d'expansion à leur désavantage, en Louisiane comme en Floride, à partir du moment, bien entendu, où la Louisiane serait devenue une terre américaine.
Et Jefferson voit clair lorsqu'il déplore de devoir se jeter dans les bras de l'ancienne maîtresse des Treize colonies : cela reviendrait à mettre à bas vingt années d'indépendance américaine…
Le jeu de Jefferson est net.
Pour Bonaparte désormais la question de Louisiane revient à ceci : empêcher les Anglais, et donc l'ennemi le plus acharné de la France, de forcer la main aux Américains ; il importe de  » couper l'herbe sous le pied  » de l'Angleterre. Le rêve cède devant le pragmatisme…

De son côté, le président Jefferson (qui comptait jusqu'alors au moins obtenir des Français le maintien des privilèges de commerce de son pays en Louisiane, tel que celui de la libre navigation sur le grand fleuve, accordé aux Américains par l'Espagne), envisage de procéder, et cela Bonaparte ne l'ignore pas, par l'intermédiaire du futur président James Monroe, à l'achat de la Louisiane, et d'abord à celui de l'île d'Orléans.
Finalement, Monroe part pour Paris en mars 1803, avec pour mission d'offrir au gouvernement français soit 10 millions de dollars pour acheter La Nouvelle-Orléans et le rivage gauche du Mississippi en son entier, soit 7,5 millions pour la ville seule.
Lui est donnée aussi la possibilité, en dernier recours, de négocier en secret avec l'Angleterre.
Pour mener les négociations, Bonaparte s'appuie sur un solide diplomate, François, ci-devant marquis de Barbé de Marbois (1745-1837), qui avait fait, entre autres postes diplomatiques depuis 1769, une large part de sa carrière aux États-Unis, comme secrétaire de légation puis chargé d'affaires à Philadelphie, dès 1779 (c'est donc un vétéran de la diplomatie de Louis XVI et il avait toujours suivi de très près la situation américaine, depuis que Vergennes lui avait confié le soin d'organiser l'ensemble des consulats français aux États-Unis) (17).

C'est sans nul doute Barbé de Marbois, donnant le détail de l'entrevue et des entretiens dans l'ouvrage qu'il consacrera à la cession, publié en 1829 (voir note n° 23), qui achève de convaincre Bonaparte de renoncer, faute de moyens, à son rêve louisianais et caraïbe…
La Louisiane redevient ce qu'elle était depuis quarante ans : une monnaie d'échange.
Au diplomate et à Decrès, ministre de la Marine, Bonaparte expliquera, le 10 avril 1803, au cours d'une réunion à Saint-Cloud, qu'il n'entend pas laisser la Louisiane à portée des canons des Anglais et que la bonne solution est donc de rendre possible une cession de celle-ci aux Américains.
En cas de guerre, qu'il sait inévitable et sans doute imminente, avec l'Angleterre, le Premier consul est sûr de la perte de la colonie ; et il fait le pari de la meilleure utilité pour la France d'avoir une base arrière favorable, mais une base devenue américaine.
Les forces anglaises dans l'Atlantique sont devenues, en effet, trop importantes pour assurer à la France une bonne conservation, une défense solide de la Louisiane, et même des liaisons valables avec elle. La carte américaine est donc une carte forcée : solution pragmatique et irrémédiable.

Decrès rechigne, et veut croire, surtout, en la viabilité et en la rentabilité d'une aussi splendide colonie.
Dès le lendemain, Barbé de Marbois agira donc de concert avec le ministre des Relations extérieures, l'inévitable Talleyrand qui, du reste, fait la navette entre les Espagnols et les Américains. Il faut aller très vite et, si la chose est possible, agir avant l'arrivée proche de Monroe à Paris, car l'on se méfie de ses exigences et de son habileté…
Arrivé à Paris le 12 avril 1803 (nommé pour les négociations par Jefferson dès le 12 janvier de la même année), muni de consignes strictes, ce dernier jouera cependant avec Talleyrand et Barbé de Marbois un grand rôle dans les ultimes négociations.
Vingt jours après l'entrevue de Saint-Cloud, un accord est conclu avec les États-Unis : pour quatre-vingts millions de francs, somme d'importance tout de même, mais non pas si énorme que cela cependant puisqu'il s'agit du prix d'un continent (18), ceux-ci deviendront les maîtres légitimes de la Louisiane française… L'accord sera finalisé et signé le 8 mai 1803. En voici l'essentiel :
La colonie ou Province de Louisiane est cédée  » à toujours et en pleine souveraineté  » aux États-Unis d'Amérique ; les habitants (19) seront incorporés le plus vite possible à un État de l'Union ; après une période de douze années de faveurs commerciales et portuaires pour la France et l'Espagne, les navires français  » seront traités à l'avenir et pour toujours sur le pied de la nation la plus favorisée « .
Un peu plus d'un mois plus tôt, le préfet français, M. de Laussat, avait repris possession de la Louisiane au nom de la France ; l'accueil de la population avait été particulièrement fervent… mais le retour sous l'autorité française restait théorique.
Car le gouverneur espagnol de la Louisiane faisait la sourde oreille. Après de bonnes relations entre les deux nations, des incidents étaient survenus au cours de l'été, en particulier pour des questions de prérogatives du préfet en matière judiciaire…

La passation effective des pouvoirs de l'Espagne à la France ne se fera que le 30 novembre 1803.
Mais Laussat, isolé, sans nouvelles suffisantes de France, veut surtout tenir au courant son gouvernement, via une série de lettres à Decrès, en particulier des réactions américaines à la rétrocession de la Louisiane à la France par l'Espagne : le 10 juin 1803, il rend compte d'un entretien qu'il avait eu au printemps, avec le général Dayton, membre du Sénat et ancien speaker de la Chambre :
 » (…) À la suite de quelques réflexions vagues sur les contrées qu'arrose le Mississippi, le Général Dayton m'a parlé brusquement des sentiments de répugnance avec lesquels les Anglo-Américains nous voyaient y remettre les pieds et il m'a sur-le-champ fait les quatre observations qui suivent :
1) Les Anglo-Américains considèrent avec peine que la France et les États-Unis qui n'avaient que des raisons de vivre en paix et en amitié vont (…) avoir mille intérêts mêlés d'où naîtront journellement des sujets plus ou moins sérieux de querelle.
2) Ils appréhendent le génie ambitieux et entreprenant de notre gouvernement et de notre nation.
3) Ils craignent les approches dangereuses de cette foule d'hommes, inquiets, turbulents, qui n'ont rien à perdre et tout à gagner, dont on dit que le gouvernement français a le projet de débarrasser son sol d'Europe en les transportant en Amérique.
4) Ils ont surtout la frayeur que par suite d'événements, nous cherchions à fomenter des germes de discorde dans les États de l'Ouest, à y faire naître des idées de séparation d'avec les États de l'Est et à travailler d'autre part sourdement les Indiens, en un mot à leur susciter des affaires et des ennemis « .

La réplique de Laussat est celle d'un homme d'expérience :
 » Est-ce notre faute si les liens entre vos États de l'Ouest et vos États de l'Est sont contre nature ? […] Cette scission de vos États de l'Ouest et leur adhésion à la Louisiane affaiblirait sensiblement l'union de la Louisiane, elle-même, à la France. Il n'est donc pas de notre intérêt de la provoquer. […] À la place de ces intrigues malveillantes et tracassières, nous avons pour mission de ne cesser de nourrir la meilleure intelligence entre nous et les États-Unis et de nous occuper uniquement de rendre la Louisiane […] prospère et florissante.  » (ANF : C13 A 52 : 132-133) (20).
Mais il est vrai que, pour ce qui concernait la Louisiane, les dangers ne manquèrent pas : ils vinrent des manoeuvres de certains Américains influents (21). De telles manoeuvres existeront aussi pour l'achat par les USA de la Floride grâce au général Jackson ; ou, d'une manière différente, pour les tentatives un peu plus tardives de créer la République du Texas, puis en Californie ou pour acheter l'Alaska : l'agrandissement des États-Unis est une histoire pleine de coups de mains, d'aventuriers risque-tout ou de coups de poker diplomatiques.

Vers l’organisation américaine des territoires " louisianais "

Après quarante ans de séparation forcée, la Louisiane redevenait française : mais pour une poignée de jours seulement…
Dès le 18 décembre 1803, en effet, les troupes américaines sous les ordres du général Wilkinson, se présentaient sous les murs de la Nouvelle-Orléans. Le 20, le préfet de Laussat, après avoir su mener une politique fort active malgré sa brièveté, quittait définitivement son poste ; il restait jusqu'au printemps 1804 auprès de ses anciens compatriotes, comme agent officieux de son gouvernement. Il quitta les Louisianais avec la nostalgie au coeur et en affirmant que la France ne les abandonnait pas, et qu'ils verraient sous peu se resserrer les liens entre les deux républiques.
Or les États-Unis allaient rapidement imposer aux Louisianais la langue anglaise ; et la Louisiane se trouverait coupée en deux, provisoirement. Elle serait organisée comme il suit (décision du Congrès du 26 mars 1804) :

o Un territoire louisianais, d'abord nommé strictement district de Louisiane et étendu au nord du 33e parallèle, géré par le gouverneur du Territoire de l'Indiana. Devenu un gouvernement autonome, avec pour capitale Saint-Louis, le Territoire de Louisiane, peuplé de dix mille habitants, dont 1 200 esclaves, était organisé selon les principes de la Grande Ordonnance de 1787, qui comptait trois catégories progressives de gouvernement. Le Territoire de Louisiane ne devait se contenter que de la première catégorie, fondée sur un certain arbitraire : le président des États-Unis nommait à la tête du territoire un gouverneur (le premier fut William C.C. Claiborne) (22), un secrétaire et trois juges qui avaient pour tâche de faire respecter les lois et de contrôler la milice. Il n'était pourvu d'aucune institution locale ni de pouvoirs législatifs ou représentatifs au niveau fédéral.
o Le Territoire d'Orléans, au sud du district de Louisiane, avec la Nouvelle-Orléans pour capitale (son gouverneur fut le général Wilkinson). En 1808, sa population s'était accrue de 14 000 habitants, dont de nombreux Français émigrés des Antilles révoltées (beaucoup s'étaient installés à La Havane ou encore à la Jamaïque, d'autres avaient rejoint la France, la Bretagne, Nantes, le Bordelais…). Ce dernier territoire, qui correspond aux limites de la Louisiane actuelle, deviendra le 18e État de l'Union en 1812, ayant dépassé de beaucoup le chiffre requis de soixante mille habitants, et malgré les protestations des politiciens de Nouvelle-Angleterre qui craignaient que cet État, et les quelques autres qui immanquablement avaient été créés sur le territoire de l'ancienne Louisiane française (dont les éléments restants avaient été regroupés, en 1804, dans le vaste ensemble du Territoire du Missouri) ne finissent par absorber et par dépasser les États du Nord. La question de l'esclavage, théoriquement aboli sur les territoires et les États américains par l'article six de la Grande Ordonnance de 1787, demeurait l'objet de compromis divers et de discussions fédérales interminables au Congrès.

L’ancienne Louisiane française : un destin américain singulier

C'est dans la guerre anglo-américaine de 1812, guerre difficile pour la jeune république, et au cours de laquelle la bataille de la Nouvelle-Orléans devait être une victoire clé des Américains, que l'importance des nouveaux territoires devint claire dans l'esprit de ces derniers : des pionniers y affluèrent, à raison de trente à cinquante chariots par jour.
Ils ne tardèrent pas à y fonder des villes et à y prospérer dans l'agriculture ; avant la guerre de 1812, la population était à une large majorité urbaine et regroupée dans des villes françaises : Saint-Charles, Sainte-Geneviève et Cap Girardeau essentiellement.
L'épreuve de force de 1812 avait été, par ailleurs, une guerre si mal engagée qu'elle avait vu le Président fuir Washington et la capitale fédérale être incendiée par les Anglais (en 1814) ; mais, rapidement aussi, la jeune puissance américaine avait pu remporter quelques succès importants dans des engagements contre la Royal Navy.
Et la bataille de La Nouvelle-Orléans y avait été une victoire américaine cruciale, fondatrice même, dans laquelle le flibustier français Jean Laffite, et ses hommes des bayous et des îles repaires de Barataria, s'étaient illustrés avec panache sous les ordres du général Andrew Jackson, lui aussi futur président des États-Unis.
Par une ironie curieuse de l'Histoire, Laffite, à la fin de sa vie mouvementée, allait financer et soutenir énergiquement la publication et la diffusion d'un ouvrage dont les États-Unis ne soupçonnaient pas la portée et les conséquences sur leur propre destinée… Il s'agit du Manifeste du Communisme, de Marx et Engels ! Mais cela mériterait un article particulier (23).
Par cet achat inespéré des possessions françaises de Louisiane, les États-Unis, pour leur part, doublaient leur superficie ; et, comme l'avait prévu le Premier consul Bonaparte, ils allaient devenir une puissance continentale, capable de rivaliser avec l'Angleterre et de subordonner les ambitions de celle-ci à leurs desseins, eux-mêmes ambitieux, comme allait le démontrer la fameuse doctrine Monroe (1823), édictée par l'ancien gouverneur de Virginie et négociateur de la question franco-américaine de la Louisiane, devenu président à son tour.
En 1804, Napoléon Bonaparte s'adressant au Sénat français, déclarera en substance que les États-Unis, qui devaient déjà à la France leur indépendance, allaient bientôt lui devoir leur puissance et leur grandeur ; il était d'ailleurs convaincu que l'achat de la Louisiane, où les habitants se souviendraient toujours de leur origine française, était la meilleure garantie d'une longue amitié franco-américaine.

Ce calcul devait se révéler exact – après de nouvelles difficultés maritimes (entre 1808 et 1810), à la reprise des hostilités entre la France et la Grande-Bretagne -, puisque c'est à la suite des réticences de l'Angleterre à appliquer aux États-Unis les mêmes avantages commerciaux que ceux que, depuis 1810, la France leur accordait assez libéralement – sans doute avec la pensée de contrarier les Anglais -, que les deux puissances en vinrent en 1812 à la guerre.
Le conflit s'éternisait encore en novembre 1814 (24).
L'abdication de Napoléon, en avril, avait angoissé les USA…
Et, en novembre de cette même année, le gouvernement britannique proposa à Wellington, à la tête de 14 000 hommes aguerris, le commandement en chef outre-Atlantique (à partir du Canada). Il refusa. Est-il possible pour autant de penser que l'issue de la bataille de Waterloo aurait pu en être différente ? Ne nous risquons pas, sinon pour le plaisir, à cette séduisante hypothèse. Le sursaut américain escompté par Napoléon est sans nul doute venu trop tard pour contrarier suffisamment l'assaut définitif de l'Angleterre et des nations d'Europe contre l'Empire.
Mais ce sursaut avait eu lieu cependant, et l'Empereur des Français ne s'était point trompé complètement.
Quant aux sentiments de nos anciens compatriotes, ainsi que le révèle, parmi bien d'autres sources, le journal du grand naturaliste, explorateur, illustrateur et peintre des oiseaux, John James Audubon (1785-1851), on peut en dire ceci : les Louisianais n'éprouvèrent jamais de rancune envers Napoléon qui y eut, après sa mort en 1821, de nombreux admirateurs nostalgiques (25)…
Enfin, les créoles d'origine française apportèrent de très importantes contributions en matière de législation, de travaux d'infrastructures, d'agriculture et d'exploitation minière dans tout le Vieux Sud.
Les Louisianais oublièrent si peu Napoléon qu'aujourd'hui encore, après deux siècles, quatre-vingts pour cent du code civil de l'État de Louisiane est issu mot pour mot du Code Napoléon (26). De tous les États des USA, celui de Louisiane est le seul dont le fonctionnement juridique est fondé sur le droit romain et même strictement français! C'est l'un des héritages tangibles du rêve américain inassouvi de Bonaparte…
La participation puissante des États-Unis aux deux guerres mondiales en est sans doute un autre, tout aussi évident.
Napoléon conscient de faiblesses dans certains de ses plans, et aussi du fait que la partie décisive s'était jouée, sans nul doute, à Trafalgar – bataille qui devait condamner le vieil empire colonial hérité de la monarchie -, en 1805, devait déclarer à Las Cases, à Sainte-Hélène :  » Le système colonial que nous avons vu est fini pour nous ; il l'est pour tout le continent de l'Europe ; nous devons y renoncer et nous rabattre désormais sur la libre navigation des mers et sur l'entière liberté d'un échange universel « .

Notes

(1) Il s'agissait, en fait, d'un strict accord commercial et d'une convention d'amitié, en 27 articles, accord signé dans la propriété de Joseph Bonaparte (le plénipotentiaire principal pour cette négociation depuis l'hiver 1799, ventôse an VIII), le 30 septembre 1800. Cela en présence du Premier consul, son frère. L'acte diplomatique sera daté du 3 octobre et situé à Paris et ne sera ratifié par le Sénat américain que pour huit années avec une double exigence : le traité entre la France et les États-Unis de 1778 serait annulé ; et les problèmes causés par les indemnisations dues à la suite de la saisie des navires marchands américains opérée par les Français seraient examinés " à une date convenable ". Bonaparte abrogea l'alliance de 1778 et obtint un compromis pour la seconde question. L'inquiétude de Jefferson venait de ce que l'un de ces diplomates, Rufus King, ambassadeur à Londres, avait pu obtenir, habilement, en mai 1801, une copie du traité franco-espagnol, offrant ainsi à Jefferson la confirmation officielle de rumeurs et d'informations inquiétantes. L'avenir des États-Unis lui paraissait tenir sur une corde raide, tiraillé entre les intérêts contradictoires des Français, des Espagnols et des Anglais.

(2) Avec qui les États-Unis venaient de se lier à nouveau par un traité (accord Jay-Grenville) de commerce, maritime et sur les fourrures. Ce traité commercial américano-britannique, à l'origine du brusque refroidissement franco-américain, vint envenimer, entre 1794 et 1796, des problèmes déjà anciens : la cour de France n'avait pas trouvé convenable, en 1781, le fait que le pays, qu'elle venait si largement de contribuer à faire naître, ait signé, sans même une consultation préalable, un traité de paix séparé avec la Grande-Bretagne... Toutefois, des francophiles comme Jefferson voyaient dans cet accord commercial une rupture manifeste de la part de leur pays avec le principe de neutralité, auquel ils étaient assez hostiles, qui avait été proclamé, dans un contexte de grande division politique, par G. Washington en ce qui concernait le conflit entre la République française et la Grande-Bretagne. Les amis de la République française y trouvaient même une trahison envers l'ancien allié, en vertu du volet militaire des traités de 1778... Ce traité entraîna aux USA une cascade de démissions dans le gouvernement et des heurts au Congrès. Les relations diplomatiques franco-américaines furent rompues par la France le 15 novembre 1796 : à Paris, on refusait en effet d'accréditer les lettres de Charles Cotesworth Pinckney, successeur désigné de James Monroe. Et l'on était, aux États-Unis comme en France, en désaccord quant aux positions anglaises sur la neutralité maritime : pour les Français et les Américains le pavillon protégeait les marchandises. Pour le cabinet de Londres, soucieux de sa supériorité navale évidente, il ne pouvait en être question. Il s'ensuivit, du côté anglais autant que du côté français, une longue guerre de course dont les navires américains firent les frais ! (voir d'importants détails en note 3). La nomination de Talleyrand aux Relations extérieures devait contribuer à une détente entre les États-Unis et la France (facilitée par les gestes bienveillants de Bonaparte au moment de la mort de George Washington - gestes non exempts d'un souci de prestige personnel, du moins de volonté de comparaison avec " le Père de la Liberté américaine "). Parmi ces gestes essentiels de Bonaparte envers les USA, il faut souligner la libération effective des prisonniers américains détenus depuis l'état de guerre froide en France : cela fut notifié au secrétaire d'État américain par le consul des USA à Bordeaux, Barnet (rapport du 30 décembre 1799). Cette décision mit fin, discrètement, plus que les festivités de Mortefontaine, au conflit entre les deux pays. Pas exactement à la guerre de course... De cette détente allait sortir l'accord sur la Louisiane. Sur cet accord même et sur la politique de Bonaparte aux Antilles et à Saint-Domingue en particulier, il convient ici de souligner, outre le rôle de Joséphine, le fait que Bonaparte a été à la fois influencé par " les criailleries des colons ", comme il le dira plus tard, mais aussi par un certain nombre de diplomates de l'Ancien Régime, dont Barbé de Marbois et Malouet ou Lebrun sont parmi les meilleurs exemples ; on peut y adjoindre aussi, à des postes fondamentaux : Forfait, ancien ingénieur de la Marine, prédécesseur du contre-amiral Decrès au ministère, mais surtout, de 1800 à 1807, à la direction des colonies du ministère de la Marine : Guillemin de Vaivre, qui avait occupé le poste d'intendant général des colonies de 1783 à 1792. Ajoutons que, du côté américain, on assista aussi à ce travail des vétérans de la diplomatie américaine, qui vingt-cinq ans plus tôt, avaient su présider à la naissance de leur nation.

(3) Sur ces points et l'importance de la Marine dans la diplomatie et la politique coloniale sous le Consulat et l'Empire, on consultera avec profit : Ulane Bonnel : La France, les États-Unis et la Guerre de Course (1797-1815), Nouvelles éditions Latines, 1961 ; l'ouvrage comporte d'importants tableaux sur le détail de la guerre de course et les prises françaises et de précieuses données chiffrées. Et sous sa direction, on peut saisir l'étonnant parcours de Charles-Pierre Claret de Fleurieu (1738-1810), négociateur du traité d'amitié et de commerce entre les États-Unis et la France de 1800 : directeur de la section Marine du conseil d'État jusqu'à sa mort en 1810. Il était membre de la marine française depuis 1752 : Fleurieu et la Marine de son temps, Economica, Paris, 1992. Sur le traité de 1800 (date officielle : 8 vendémiaire an IX) entre les USA et la France, ainsi que sur les autres points de cette étude, nous avons pu consulter, au Quai d'Orsay, la correspondance politique des diplomates relatives aux États-Unis : pour la période essentielle (1799-1815) : volumes 51 à 72 ; pour le traité lui-même : vol. 51-53. Et aux A.N.F., dans la série C13 52 : 284. Aux Archives Nationales : les séries AD, particulièrement : ADXV 40 : Traités de paix (1789-1815) ; ADXV 48 : Espagne (1789-1815) - États-Unis (1790-1839). Parmi les épisodes de la guerre de course, on peut encore faire mention de deux affaires sérieuses : celle de l'arraisonnement du navire américain Hope, le 7 avril 1797, par le corsaire francais Le Hardi : le navire fut ramené à Lorient et condamné pour transport de marchandises interdites ; les corsaires français agissaient en vertu d'un arrêté du Directoire du 2 mars de la même année, qui autorisait la visite à bord de tous les navires neutres rencontrés. Celle, enfin, au large des Antilles (île Nevis), le 9 février 1799, de la confrontation de la frégate américaine Constellation du capitaine Truxtun, vétéran solide de la guerre d'Indépendance, avec la frégate française l'Insurgente, démâtée par un coup de vent : cette première victoire navale américaine, obtenue en une heure, par une mer violente, coûta aux nôtres 29 tués et 41 blessés ; les Américains n'eurent à déplorer que 3 blessés. Un vaste programme d'organisation de la Navy américaine répondit à la fois, à partir de mai 1797 - (on créa en vue d'une guerre déclarée à la France le ministère de la Marine le 3 mai 1797 : le lancement de la première frégate de l'U.S.-Navy se fit le 10 mai, frégate United States. La même année furent lancées : la Constellation, la Constitution. L'USS Retaliation sera arraisonnée par les Français de l'Insurgente et de La Volontaire, aux Antilles, le 20 novembre 1798 ) - aux corsaires français puis, entre 1797 et 1802 aux felouques barbaresques : les efforts de commerce américain en Méditerranée étaient en effet contrariés par Alger et Tunis. Les États-Unis payaient tribut au bey de Tunis depuis le 28 août 1797. Ceci suivait les accords du même ordre avec Tripoli (1796), Alger (1795) et le royaume marocain (1787). Mais cela ne sera réglé qu'au prix d'une épreuve de force de vingt ans, qui ne s'achèvera qu'en juin 1815.

(4) Né à New York en 1746, mort à Clermont (État de New York) en 1813. Avocat de formation, il siégea au Congrès de Philadelphie et fut l'un des cinq rédacteurs de la déclaration d'Indépendance ; ministre des Affaires étrangères en 1780 - à l'époque où Barbé de Marbois, futur négociateur français de la question de Louisiane, devient chargé d'affaires de France aux États-Unis -, puis gouverneur de l'État de New York. Ambassadeur en France de 1801 à 1804, il devint à son retour aux USA un membre influent du Sénat fédéral. Il fut l'associé de Fulton qui, comme on sait, devait proposer sans succès à Bonaparte son sous-marin, comme arme offensive dans la Manche, contre les Anglais : le Nautilus effectua une plongée de plusieurs heures, mais fut repéré par les vigies anglaises. Le frère de Robert Livingston, Edward (1764-1836), secrétaire d'État, deviendra ambassadeur en France en
1832.

(5) C'est-à-dire : l'Alabama, l'Arkansas, le Colorado, les deux Dakotas, l'Illinois, l'Indiana, l'Iowa, le Kansas, le Kentucky, la Louisiane actuelle, naturellement, et le Minnesota, le Missouri, le Montana, le Nebraska, le Nouveau-Mexique, l'Oklahoma, le Tennessee, le Texas, le Wisconsin et le Wyoming. Cela représentait une superficie de 17 millions de kilomètres carrés. Pour l'actuelle Louisiane, sur un peu moins de quatre millions d'habitants, un million au moins est d'origine française.

(6) La France conservait au moment de la cession d'une partie de la Louisiane à l'Espagne quelques représentants officiels chargés de régler le sort de la colonie : M. d'Abbadie, commissaire général de la Marine qui exerce les fonctions de " Directeur de la Louisiane ", ses seconds sont le commandant des troupes françaises, le capitaine Aubry et l'ordonnateur Foucault. Aubry remplacera M. d'Abbadie, décédé, dans sa charge en février 1765. Toujours en poste en 1768, Aubry se plaindra de la situation de la colonie et de l'ambiguïté de sa position en de nombreuses occasions, ainsi il écrira au secrétaire d'État Praslin, le 20 janvier 1768 (ANF, C 13 A 48, fol. 8-11) : " Ma position est des plus extraordinaires, je commande pour le Roy de France, et en même temps je gouverne la colonie comme si elle appartenait au Roy d'Espagne ; un commandant français forme des Français à une soumission espagnole ; le gouverneur d'Espagne me prie continuellement de rendre des ordonnances touchant la police et le commerce qui surprennent tout le monde... ". Une telle situation finit par mécontenter les Français de Louisiane. À La Nouvelle-Orléans, une révolte populaire, soigneusement préparée, éclate, les 28 et 29 octobre 1768, sous les ordres du procureur de La Frenière, de quelques administrateurs et vieux officiers et surtout du gendre du procureur : Jean Noyan, venu d'Acadie, avec une poignée de fidèles. 900 manifestants mettent en fuite les Espagnols. Le gouverneur Ulloa se repliera sur Cuba. Après avoir expédié une députation en France, les révoltés de Louisiane, sans être désavoués officiellement par le roi de France, ne seront cependant pas soutenus. Le général O'Reilly, d'origine irlandaise, arrivera d'Espagne à la fin d'août 1769, avec un contingent de 3 000 hommes. Pour pouvoir débarquer, il promettra le pardon aux insurgés ; mais aussitôt, il fera arrêter douze habitants, dont La Frenière et Noyan qui seront fusillés avec trois autres chefs. Seront sommairement prononcées : une peine de prison à vie, deux à dix ans, et trois à six ans. Le douzième habitant emprisonné, mourra des suites des blessures reçues au cours de son arrestation. L'ordonnateur Foucault, jugé responsable par Aubry, sera un temps renvoyé en France puis embastillé avant de poursuivre sa carrière aux Mascareignes.

(7) L'abbé Garnier (cf. référence de l'ouvrage en note 23) cite, en particulier, un rapport espagnol conservé à Washington : " ... L'administration de la Louisiane coûtait annuellement cinq cent trente-sept mille piastres ", et elle ne rapportait, grâce à la Douane, que " cent mille piastres ". Elle n'expédiait : " qu'un médiocre coton, peu de peaux, de l'indigo et du tabac ". Les Américains avaient obtenu le droit de transporter des marchandises par La Nouvelle-Orléans sans payer aucune taxe à l'Espagne. C'était une clause du Traité de San Lorenzo, signé à l'Escorial, par Thomas Pinckford, ambassadeur des États-Unis à Londres, le 27 octobre 1795. La frontière hispano-américaine était fixée, pour la Louisiane, au 31° de latitude nord, soit à l'est du Mississippi, actuelle frontière nord de l'État de Louisiane. À la même époque, le 19 août 1795, M. Randolph, General Attorney, remplaçant de Jay, avait été poussé à la démission : on le jugeait trop francophile. Le Traité de San Lorenzo sera rompu par l'Espagne le 16 octobre 1802. La Nouvelle-Orléans sera alors interdite aux Américains, jusqu'au 19 avril 1803. Il s'en suivra une crise assez sérieuse, qui donne un prix supplémentaire à la cession par la France de la Louisiane.

(8) Aux négociations de Bâle, l'Espagne avait eu, via notre ministre des Affaires étrangères, Barthélemy, le choix de nous rendre la Louisiane ou de nous céder sa partie de Saint-Domingue. Elle nous donnera Saint-Domingue ; là aussi, le sort de ces deux morceaux de notre Amérique fut lié. Comme il l'avait toujours été !

(9) Ce surnom de Louverture venait, disait-on parmi ses contemporains de ce que cet homme, que l'on pensait petit-fils d'un roi du Dahomey, " faisait ouverture " sur son passage.

(10) C'est en protestant contre une nouvelle politique menaçante des républicains de la Métropole (il était question d'un strict rétablissement du système colonial et de l'esclavage par le Directoire, en 1797 - lequel envisageait l'envoi d'un corps expéditionnaire, et venait de rayer des cadres militaires les officiers de couleur), que Toussaint Louverture radicalisa sans doute ses positions.

(11) Il retournera à Saint-Domingue avec le général Leclerc ; enfermé ensuite au fort de Joux, en même temps que Toussaint  Louverture qui y mourra, il s'en évadera, prendra un temps le pouvoir dans son île, avant d'être à son tour renversé et de se laisser finalement mourir de faim.

(12) Une autre expédition, visant la Guadeloupe, elle aussi agitée, fut aussi organisée dans le même temps et conduite par Antoine Richepanse.

(13) Bernard Petit a évoqué son sort après son arrestation, nous prions les lecteurs de la présente étude de se reporter utilement à sa notule (Souvenir Napoléonien, n° 436, page 71). Ceux qui souhaiteraient mieux saisir cette étonnante figure peuvent lire la biographie publiée par Pierre Pluchon : Toussaint Louverture, Fayard, Paris, 1989, 650 pages. Achevons notre portrait de Toussaint Louverture en lui laissant le dernier mot : " En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des nègres, il repoussera par les racines, parce qu'elles sont profondes et nombreuses " (propos tenus par Toussaint au général divisionnaire français Jean Savary, au moment de l'embarquement du futur captif de Joux sur la frégate la Créole).

(14) Est-il un ancêtre de Stephen Pichon, qui dirigera énergiquement la défense des Légations de Pékin pendant la révolte des Boxers en 1900 et sera, quelques années plus tard, ministre des Affaires étrangères ? Ce serait un bel exemple de dynastie diplomatique : toujours est-il que Louis-André, baron Pichon (1771-1854) entra dans la carrière sous la Révolution ; second secrétaire de légation aux États-Unis en 1793, il fut rappelé dans les services du Ministère en 1796 ; le 13 ventôse an VIII, il fut nommé secrétaire de la commission chargée des négociations de paix entre la France et les USA ; de nouveau en poste aux États-Unis du 7 mars 1801 au 15 septembre 1804 : il fut rappelé et destitué pour avoir tenu des propos peu favorables à l'Empire ou bien peut-être à cause de malversations commises dans ses fonctions (Archives du Quai d'Orsay : Organisation du ministère des Affaires Étrangères (vol. 9 et 10) et Finances (vol. 18) ; Correspondance politique : États-Unis : vol. 53-56). Il s'attachera à Jérôme, roi de Westphalie, et le servira de 1807 à 1812. Rallié à Louis XVIII, il sera maître des Requêtes au conseil d'État (1814), commissaire général de l'administration de Guadeloupe et de Martinique (1817) ; enfin, secrétaire général au ministère de la Justice (1819), conseiller d'État (1820) ; et pour finir, baron héréditaire à l'avènement de Charles X, négociateur du règlement des différends avec Haïti (1830). Il fut enfin l'un des premiers intendants civils de l'Algérie (de janvier à mai 1832, se heurtant à l'ancien " séide de Napoléon ", Savary, duc de Rovigo) et conservera sous Louis-Philippe son poste au conseil d'État.

(15) Pierre Salinger, ancien conseiller du Président Kennedy, dans son ouvrage La France et le Nouveau-Monde (cf. référence en note n° 23), page 227, donne les noms des délégués américains et de leurs interlocuteurs français. Ces derniers, par qui le scandale arriva, le 18 octobre 1797, furent : Beaumarchais, Jean Hottinguer, Lucien Hauteval (deux Suisses) et Bellamy, banquier américain établi à Hambourg. S'y ajoute une femme, proche de Talleyrand, Madame de Villette qui conseilla de prime abord le versement des pots de vin. La réponse américaine, faite par Charles Pinckney qui avait été le malheureux successeur de Monroe, récusé par la France en 1796, est savoureuse : " Des millions pour la défense, Messieurs, mais pas un penny de tribut. Non ! Pas un sou... ". Les représentants français demandèrent dix millions de dollars d'emprunt en préalable à toute négociation. On y ajoutait l'exigence d'une somme de 250 000 dollars pour Talleyrand. Le président John Adams, pour contrer les derniers éléments francophones (dont Jefferson) du Congrès, rendit le scandale public le 3 avril 1798. Selon sa femme, Abigaïl, les " Jacobins du Sénat et de la Chambre en furent eux-mêmes écoeurés... ". Dès juin et juillet, suivirent en réaction des lois restrictives quant aux étrangers et de dispositions " anti subversives " : loi contre tout citoyen américain coupable d'entraver le pouvoir fédéral ou d'attaques et de publications contre le président, le Gouvernement ou le Congrès ; une loi de nationalisation portant à quatorze ans de résidence (et non plus cinq) la période permettant l'obtention de la citoyenneté américaine ; deux lois sur la déportation des étrangers, susceptibles de sédition ou ressortissants d'un pays en guerre avec les États-Unis. La loi sur la résidence sera ramenée à cinq ans en 1802.

(16) Signalons à nos lecteurs qu'un colloque international du bicentenaire de la Paix d'Amiens a eu lieu, le 9 mars 2002, à Amiens, Place Dewailly, salle Dewailly. Le colloque fut organisé par la Société des Antiquaires et le Musée de Picardie, et par le Centre d'Études Napoléoniennes présidé par le professeur Fernand-Émile Beaucour (voir p. 79).

(17) Il fut aussi un ancien Intendant de Saint-Domingue de 1785 à 1790 : sa politique de réforme fut approuvée par le roi Louis XVI ; appelé à la Direction du Trésor par Bonaparte, puis à la Cour des Comptes, il se ralliera aux Bourbons et, sous le ministère Richelieu, sera brièvement Garde des Sceaux, avant de retrouver jusqu'en 1834 la Cour des Comptes.

(18) Les États-Unis verseront à la France 60 millions, le restant devant couvrir la dette française concernant les indemnités dues à la suite des saisies maritimes commises entre 1794 et 1797 (soit les 20 millions restants). Les États-Unis se chargèrent avec un grand souci de régler fort honorablement ce point qui avait longtemps été une épine au flanc des deux nations. La tractation représentait donc grâce à Barbé de Marbois 15 millions de dollars de l'époque.

(19) Selon un mémoire non daté, vers 1800, dû à Goupilleau de Fontenay (A.N.F. 13 b 1) la population française (essentiellement venue de l'ouest de la France et acadienne) se montait à près de vingt mille " Blancs " : " Le gouverneur espagnol, qui a senti tout le prix de cette colonie de braves gens, formant rempart au Mexique contre la Nouvelle Angleterre, a cherché à se les attacher (...) ". Il poursuit : " La colonie est encore régie par (...) la coutume de Paris et tous les emplois, exceptés ceux de Gouverneur, d'Intendant et de Premier-Juge, sont exercés par des habitants du pays ". Ce chiffre est peut-être sous estimé : quelques années plus tôt des rapports espagnols fixaient la population acadienne et française à plus de 32 000 habitants. Pour ce qui concerne le traité de 1803, il faut, quant aux populations ajouter la précision qui suit : dans l'attente de la formation d'un État, les habitants devaient être protégés dans leurs biens et leurs cultes : d'où les efforts du préfet de Laussat, auprès de l'Espagne, pour le recouvrement des fonds des Ursulines par exemple, jusqu'à son départ au printemps 1804. (Sur ce point : Quai d'Orsay, A.N.F. et pour la question religieuse spécifiquement : abbé Garnier, opus cit.).

(20) L'abbé Garnier qui cite également ce document que nous avons pu consulter, ajoute qu'au même moment, Laussat préparait activement à cette date l'expédition Victor (un premier corps de 3 000 hommes, puis une seconde vague de sept mille, et une flotte importante de douze navires : voilà l'effectif prévu pour cette " Opération Louisiane " ; ces troupes seraient appuyées ensuite par celles de Saint-Domingue) laquelle n'aura pas lieu, mais est méditée depuis le courant de 1801 et préparée effectivement dans l'été 1802 -, ce qui est exact et confirmé par de nombreux documents. Les craintes américaines, exprimées ainsi au printemps 1803, avant l'accord final franco-américain, n'étaient pas infondées. La réponse de Laussat était pertinente : on peut voir dans cet entretien un ensemble de hantises américaines qui seront confirmées plus d'un demi-siècle plus tard, par la Guerre de Sécession et les Guerres indiennes...

(21) Le cas d'Aaron Burr, ancien vice-président de la République américaine est, dans ce domaine, significatif : entre juillet et septembre 1805, il se rendit secrètement le long du Mississippi, et particulièrement à La Nouvelle-Orléans ; on pensa alors qu'il pouvait devenir gouverneur du Territoire d'Orléans. Son but semble avoir été bien différent : son ami le général James Wilkinson (qui après la guerre d'Indépendance avait tenté d'y créer un État indépendant dans le Sud-Ouest), gouverneur du Territoire de Louisiane, révélera en 1806 un complot organisé par Burr pour renverser le gouvernement fédéral, en reprenant le projet d'État indépendant du Sud-Ouest, avec La Nouvelle-Orléans pour capitale, puis pour envahir le Mexique. Les historiens sont encore partagés sur la véracité des accusations de Wilkinson. Des procès s'ensuivirent, qui déchargèrent Burr de l'accusation de haute trahison, pour la troisième fois, en septembre 1807. Il est considéré comme avéré que Burr, avec l'aide d'un influent homme d'affaires irlandais, Harman Blennerhasset, a voulu mener dans ces territoires une entreprise d'annexion aux dépens de l'Espagne (dont le projet fut publiquement condamné par Jefferson) : il aurait rassemblé des hommes pour conquérir le Bastrop Grant, région frontalière de la Louisiane espagnole. Et, enfin, il aurait proposé à un officier de Marine, le commandement d'une expédition contre le Mexique. Burr demanda, en vain, des subsides anglais. C'est le seul fait absolument établi, dans cette ténébreuse affaire. On blâma publiquement Burr, mais les charges furent abandonnées.

(22) Il mit un jour la tête de Jean Laffite à prix ; celui-ci lui rendit la politesse dès le lendemain matin ! Laffite qui tenait une garnison à Galveston, en 1816, y accueillit un temps les proscrits bonapartistes du " Champ d'Asile " que mentionne Balzac, sur un ton ironique dans La Rabouilleuse. Le " Champ d'Asile " mériterait un article complet.

(23) Les lecteurs de la présente étude qui souhaitent creuser davantage les diverses questions qui y sont traitées peuvent, avec profit, se reporter aux ouvrages sélectionnés ici (pour Audubon, se reporter à la note n° 25)
o Question de Louisiane :
1. Autour de Barbé - (ou de) Marbois :
a) Deviosse, Jean : Barbé-Marbois, l'homme qui vendit la Louisiane, Olivier Orban, Paris, 1989.
b) Barbé-Marbois, François : Histoire de la Louisiane et de la cession de cette colonie par la France aux États-Unis. Paris, Imprimerie Firmin-Didot, 1829. Avec les recoupements faits par le Père Garnier, la version de l'entretien de Saint-Cloud du 10 avril 1803 est celle-ci :
" Je connais, dit Bonaparte, tout le prix de la Louisiane et j'ai voulu réparer la faute du législateur français qui l'abandonna (...) et je l'aie à peine recouvrée que je suis sur le point de la perdre. Mais si elle m'échappe, elle coûtera plus cher, un jour, à ceux qui me forceront à m'en séparer, qu'à ceux à qui je vais la remettre. Les Anglais ont vingt vaisseaux dans le Golfe du Mexique (...). Ils (...) intriguent à Saint-Domingue (...). La conquête de la Louisiane serait facile pour eux. Je n'ai pas un moment à perdre pour la mettre hors de leur atteinte. (...). Je songe à la céder aux États-Unis. (...). Mais je considère déjà la colonie comme perdue toute entière, et il me semble qu'entre les mains de cette puissance naissante, elle sera plus utile à la politique et même au commerce de la France ".
Il demande les avis respectifs de Barbé de Marbois puis de Decrès. Barbé de Marbois dit clairement :
" La guerre avec l'Angleterre est inévitable ; d'ailleurs, sans y employer leur flotte, les Anglais peuvent gagner la Louisiane par les Grands Lacs. La France n'a là-bas ni troupes, ni vaisseaux : une frontière non fortifiée de quatre cent lieues. Si les Anglais ne s'en saisissent pas, les Américains le feront. (...). (...) Vous ne faites que céder à la nécessité. (...) La Louisiane libre (...) offre plus de chances de profits que la Louisiane soumise au monopole. Des comptoirs sont aujourd'hui préférables aux colonies, et même, (...) laissez faire le commerce ".
Decrès, interrogé ensuite, ne cache pas ses vues diamétralement différentes. Il voit aussi, d'une façon un peu courte, en la Louisiane une compensation possible et sûre à Saint-Domingue...
Parmi les opposants à la cession se trouvent également Joseph et Lucien Bonaparte (il s'emportera vivement, dans le bureau de son frère, contre cette idée). Il est également un fait certain : les Américains n'auraient peut-être pas accepté le retour définitif de la Louisiane à la France, mais à coup sûr, comme Bonaparte, l'on pouvait avec raison penser que jamais les Anglais ne seraient mieux tolérés sur le Mississippi : ils avaient été chassés par les Américains de la rive gauche en 1783. De ce refus (et de l'agressivité britannique) naîtra le conflit de 1812-1814.

2. Sur les sources générales relatives à la Louisiane et aux relations franco-louisianaises :
Menier M.-A., Taillemite Et. et Forges (de) G. : Inventaire de la correspondance à l'arrivée en provenance de la Louisiane (1675-1819. Séries C13). 2 volumes , Paris Archives Nationales de France, 1976 et 1983.

3. Autorités françaises en Louisiane sous Bonaparte, opérations diplomatiques pour la cession :
a) Pastwa, Marie-Joséphine : Mémoirs of my life, by Pierre-Clément de Laussat (a translation), Louisiana State University Press (Bâton Rouge) and London, 1978 : consulté à Cambridge (G.-B.), à la Bibliothèque de l'Université, en 1995.
Souci d'une justification précise et méthodique et mélancolie du séjour louisianais sont les deux principaux points forts de cet étonnant document.
b) Garnier, abbé Michaël : Bonaparte et la Louisiane. S.P.M., coll. Kronos, 1992, Paris.
Dans ce bel ouvrage sont reproduits des documents des fonds français, anglais, espagnols et surtout américains : pièces souvent données in extenso et essentielles ; il en ressort qu'au nom du libre commerce sur le Mississippi, qui était la clé du commerce intérieur et extérieur des USA, les représentants de la haute assemblée n'auraient jamais pu accepter la réalisation concrète d'un projet tel que l'expédition Victor. Parmi les réactions les plus significatives, en  séance le 18 février 1803, celles, virulentes, du sénateur Ross, de Pennsylvanie, qui souhaitait la création d'un arsenal sur le fleuve, et de Samuel White, du Delaware, qui proposait d'envahir la Louisiane. Plus modérés furent les avis du sénateur Clinton, de New York, refusant que son pays veuille jouer le rôle d'une nation conquérante, et qu'il devienne " un nouveau Don Quichotte ", chargé de " relever les peuples dans la détresse, de les arracher aux crocs d'États Puissants "... et du sénateur Jackson, de Géorgie, qui estimait :
" Le gentleman du Delaware nous a dit que Bonaparte est le héros de la France, le conquérant de l'Italie, le tyran de l'Allemagne, et que ses légions sont invincibles. On nous a dit de nous hâter de saisir la Louisiane, tant qu'elle était entre les mains d'Espagnols indolents, de ne pas attendre le César des temps modernes ; mais pour autant que je respecte cette gloire et l'exploit de cet homme extraordinaire, je crois que nous n'avons rien à craindre de lui. Bonaparte (...) dans notre Sud serait perdu, malgré tous ses talents martiaux. Ses pièces et les chevaux de son artillerie lui rendraient peu de services dans nos terrains marécageux. Il ne trouverait plus la campagne d'Italie, coupée de ruisseaux (sic !) que ses canons peuvent franchir à loisir et des villes fortifiées, mais des rivières larges de plusieurs lieues, des marais mortels, impénétrables à des Européens (sic !). Avec un corps de dix mille hommes recrutés parmi nos adroits fusiliers, ses lauriers seraient arrachés de son front et, du fond du coeur, il souhaiterait être encore dans les plaines d'Italie ".
L'ouvrage du Père Garnier reproduit un fonds suffisant pour qui n'est pas chercheur et voudrait cependant une vue détaillée de la question de Louisiane.

4. Relations franco-américaines 1794-1815 :
a) Poniatowski, Michel-Casimir, Prince : Talleyrand aux États-Unis (1794-1796). Librairie académique Perrin, Paris, 1977.
b) Salinger, Pierre : La France et le Nouveau-Monde. Robert Laffont, Paris, 1976.
c) Murat, Inès, Princesse : Napoléon et le rêve américain. Fayard, idem, 1976, 330 pages.

5. L'importance de la Louisiane et le territoire américain après la cession :
a) Crété, Liliane : La vie quotidienne en Louisiane (1815-1830). Hachette, 1978.
b) Foucrier, Annick : Lewis et Clark : la traversée d'un continent (1803-1806). Houdiard éditeur, 2000. Coll. " Biographies américaines ".
o Question de Saint-Domingue :
Outre la biographie de Toussaint Louverture déjà mentionnée :
a) Mézière, Henri : Le général Leclerc (1772-1802) et l'expédition de Saint-Domingue. Tallandier, 1990.
b) Guilmot A.-N.-J. et Dembowski L.-M. : Journal et voyage à Saint-Domingue (1802). Éditions Tesseidre, 1997, 178 pages.

(24) Le conflit ne s'acheva que par une " paix blanche " obtenue par le Traité de Gand du 24 décembre 1814. Ainsi fut terminée une guerre déclarée le 19 juin 1812. Mais la nouvelle de la Paix de Gand n'est pas connue aux États-Unis avant le 11 février 1815. De sorte qu'une bataille décisive sera effectivement gagnée par le général Andrew Jackson (1767-1845) et les boucaniers de Jean Laffite contre les troupes anglaises, qui attaquèrent vainement la Nouvelle-Orléans, le 8 janvier 1815. Le " Général " Dominique You (on trouve aussi Roux ou encore Laffite), bras droit de Laffite, peut-être son oncle ou l'un de ses frères, du reste, ancien sergent dans la Grande Armée sans doute, s'y montra vaillant au point que lorsqu'il mourut de nombreuses années plus tard, La Nouvelle-Orléans lui fit de superbes funérailles (on serait tenté d'user du refrain de Brassens en l'honneur de ce vieux flibustier : " Pas nationales, non, mais presque ! "). Huit mille Anglais sous les ordres du général Pakenham, beau-frère de Wellington, furent mis en échec par Jackson, qui regroupait autour de lui environ cinq mille hommes : soldats réguliers, civils volontaires, des Noirs du Bataillon des Hommes de couleur libres, et l'apport décisif des hommes de Laffite, de leurs munitions, venus au moment crucial de Barataria Bay. Pakenham et son second, le général Gibbs furent tués, et avec eux tombèrent plus de deux mille hommes, tués ou blessés. Les Américains déplorèrent quarante-cinq tués. Il est à noter, enfin, que les mesures d'organisation maritime prises contre la France, à partir de la crise de 1796, assurèrent de solides victoires américaines, parfois même humiliantes, contre la Royal Navy. Malheureux sur terre, jusqu'en 1813, les U.S.A., remportèrent ainsi des succès marquants et rapides dans la guerre navale. Toutefois, le 25 août 1814, les Américains devaient subir une épreuve de plus : l'incendie par 4000 soldats britanniques, sous le commandement du général Ross, de la capitale Washington.

(25) John James Audubon, né à Saint-Domingue est d'origine nantaise. Il fut l'un des élèves de David. Grand admirateur de Napoléon, comme son père ancien officier de marine, il n'eut cependant de cesse d'éviter la conscription en France et y échappa grâce à un passeport louisianais, faux et " pourvu d'un titre ronflant "... Fort attaché à la Louisiane, il y peignit sans doute le plus grand nombre de ses fabuleux Oiseaux d'Amérique (1827-1838). Il était fort lié avec certains membres de la famille Bonaparte. La bibliothèque municipale de Nantes conserve un important fonds au sujet d'Audubon. Sa consultation, en 1995, est l'origine lointaine de cet article. Ses passionnants Journaux et récits, réunis en deux volumes, ont été publiés par les soins de la bibliothèque et de la Librairie l'Atalante en 1992 sous la direction de M. Ben Forkner, qui fut longtemps professeur à l'Université de Louisiane. Sur Audubon, on pourra se reporter également à : Chatelin, Yvon : Audubon, peintre, naturaliste, aventurier. France-Empire, 2001, 464 pages. Et Gourdin, Henri : Audubon : un Buffon de génie. Éditions Dolmens, 338 pages.
Ajoutons que M. Bernard Lugan a publié à la Librairie Académique Perrin, en 1999, une Histoire de la Louisiane française (1682-1804) à laquelle le lecteur soucieux d'approfondissements autant que de vues générales mais claires pourra se reporter. Et signalons enfin, sur Jean Laffite (1782- 1854), natif lui aussi de Saint-Domingue et qui est sans doute d'origine nantaise, et sur ses boucaniers, le beau roman de Jean-François Deniau, La Désirade. Quant à la période marxiste de la carrière mouvementée du flibustier, elle est étayée en particulier par l'ouvrage, en anglais, de Stanley Clisby Arthur : Jean Laffite, gentleman rover. New Orleans Press, 1952. La thèse de M. Arthur, le meilleur biographe de Laffite, s'appuie sur un échange multiple de correspondances qui n'émanent pas du seul Jean Laffite : on y trouve en particulier des prises de position d'Abraham Lincoln, sollicité, en tant que sénateur de l'Illinois, par son beau-frère, lié à Laffite. Il n'est pas impossible que Lincoln ait lu le manuscrit original ou bien les épreuves elles-mêmes du Manifeste du Communisme... Décidément, la Louisiane aura croisé le destin de nombre de Présidents américains de bien étrange façon ! Laffite, Audubon, Bonaparte : trois dimensions du rêve louisianais et caraïbe, différentes mais pas nécessairement contradictoires ! Les réfugiés français et créoles de Saint-Domingue, établis par milliers aux États-Unis depuis les troubles de 1791 et, par vagues successives, au moment de l'Indépendance proclamée par Dessalines étaient installés en Louisiane ainsi qu'à Philadelphie, où ils avaient pu rejoindre, essentiellement dans les pensions de famille de la Deuxième rue, sur les rives de la Delaware, les quelques trois mille émigrés qui, à partir essentiellement de décembre 1793, se regroupaient autour d'un journal en français, le Courrier de l'Amérique, qui existait depuis 1784.

(26) Indication donnée par notre ami Herbert. R. Brown (ancien haut magistrat à la Cour Suprême de l'État de l'Ohio), à Cambridge, en juillet 1995, qui ajouta : " Avant la Guerre de Sécession, les débats dans les Tribunaux de Louisiane se faisaient en français et en anglais. Et Edward Livingston avait rédigé son code avec deux juristes créoles ! ". Ce code concernait, en 1804, plus de cinquante mille Français de Louisiane. Parmi les Français installés en Amérique en perspective de profits à faire avec la France, en 1800, il faut signaler une famille appelée à un brillant avenir industriel : les Du Pont de Nemours, en particulier Eleuthère-Irénée, brillant chimiste disciple de Lavoisier, débarqué avec les siens à Rhode Island, puis installé en 1802 dans le Delaware, pour fabriquer de la poudre à canon avec un associé venu de Saint-Domingue...
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
440
Numéro de page :
3-21
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2002
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