Le général Junot en Egypte

Auteur(s) : DUBIEF Sylvain
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Introduction

Le général Jean-Andoche Junot, duc d'Abrantès est certainement l'un des personnages les plus omni-présents et les plus méconnus de l'Histoire du Premier Empire. Cinquième enfant d'une famille de petite bourgeoisie bourguignone, Jean-Andoche naquit le 25 septembre 1771 vers sept heures du matin, dans le village de Bussy-le-Grand (Côte d'Or). Son père le destinait à une carrière de juriste ou d'ecclésiastique (la famille comptait plusieurs procureurs du Roi, notaires et religieux), mais il ne tarda pas à se montrer turbulent et très peu enclin à l'étude, bien qu'intelligent.Avec la Révolution, le jeune Junot put enfin donner libre cours à sa fougue!… Ce fut ainsi que le 14 juillet 1790, il participa à la fête de la Fédération à Paris. Puis, dès le 20 septembre de la même Année, il devint commis au bureau de la régie des Biens Nationaux du district de Semur … le 9 juillet 1791, il fut l'un des deux cent soixante volontaires de Bussy pour la formation d'une Garde Nationale dont il devint capitaine de la Ier compagnie.
Le 25 août 1791, son père qui était administrateur du district, l'inscrit en tête de la liste des vingt-cinq volontaires qui intégreraient, à Dijon, le 2ème bataillon des volontaires de la Côte d'Or.
Bataillon, ô combien célèbre, qui s'illustra d'abord à l'armée du Nord … à la bataille de la Glisuelle, où Junot reçut sa première blessure à la tête … ce qui lui valut, le mois suivant, de devenir sergent: le sergent  » La Tempête « , comme le surnommèrent ses camarades.

Après la capitulation de Longwy (août 1792), le 2ème bataillon fut dirigé sur les Pyrénées-Orientales. Mais avant d'avoir atteint sa destination, la nouvelle de la prise de Toulon par les ennemis (28 août 1793) l'obligea à se porter sur cette ville.
Ce fut durant ce fameux siège que Bonaparte remarqua le fougueux sergent aux cheveux blonds.
La légende présente ainsi leur rencontre :  » Lors de la construction d'une des premières batteries que Napoléon, à son arrivée à Toulon, ordonna contre les Anglais, il demanda sur le terrain un sergent ou un caporal qui sût écrire. Quelqu'un sortit des rangs et écrivit sous sa dictée, sur l'épaulement même. La lettre à peine finie, un boulet la couvre de terre.  » Bien, dit l'écrivain, je n'aurai pas besoin de sable « . Cette plaisanterie, le calme avec lequel elle fut dite, fixèrent l'attention de Napoléon, et firent la fortune du sergent: c'était Junot, depuis duc d'Abrantès, colonel général des hussards, commandant en Portugal, gouverneur général en lllyrie…  » (Le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases).
Dès lors les deux hommes devinrent inséparables … et le 17 janvier 1794, quand Bonaparte est nommé général, Junot devient son aide de camp.
Andoche, subjugué par l'extraordinaire personnalité de ce Corse au teint pâle, a trouvé en lui l'idole qu'il ne cessera de vénérer qu'avec son dernier soupir (le 29 juillet 1813).
Il suivit Bonaparte a Paris en 1795 ; en ces années noires et maigres il partage ses revenus avec son cher général sans emploi.

Enfin, le soir du 11 mars 1796, Bonaparte, devenu général en chef de l'armée d'Italie, et Junot quittèrent Paris en chaise de poste … Puis ce fut la fabuleuse campagne que nous connaissons … Montenotte, Mille-simo, Dego, Mondovi, Lodi … Castiglione, Bassano … Arcole, Rivoli … et la paix de Campo-Formio !
Junot est presque de toutes les batailles… c'est lui qui porta au Directoire, en avril 1796, les vingt-deux premiers drapeaux pris à l'ennemi … puis blessé gravement de six coups de sabre au combat de Dezenzano après avoir tué de sa main six hommes, le 3 août 1796 !…
Lorsque le 30 floréal an VI (19 mai 1798), la flotte quitta Toulon pour une lointaine et nouvelle conquête, Junot était avec Bonaparte sur le vaisseau amiral, l'Orient.
Les autres aides de camp du général en chef étaient: Sulkowski, Croisier, Duroc, Lavalette, Jullien, Louis Bonaparte, Eugène de Beauharnais et Merlin.
La campagne d'Egypte, la plus insolite de l'histoire de Napoléon, sera pour Junot sans conteste la principale charnière de sa carrière militaire : en effet, il sera nommé général en janvier 1799, et, tandis que 1'armée et Bonaparte sont tenus en échec devant Saint- Jean d'Acre, lui, emportera une des plus belles batailles de la campagne … pour faire ainsi son entrée dans l'Histoire…

Le débarquement

Les dernières encres de la nuit se dissipaient dans les pâles rayons du soleil levant. A l'aube de ce 13 messidor an VI (1er juillet 1798), une rumeur parcourut comme un frisson la multitude des embarcations. Sur l'Orient, Junot rejoignit sur le pont Bonaparte et son état-major. Tous dardaient leur regard vers la ligne d'horizon.
Les terres d'Egypte émergeaient. Et, avec elles, le grand rêve de conquête se concrêtisait enfin.
Un rivage plat, ponctué de tours et de minarets … une couleur brûlée par les ardeurs du soleil. Instant solennel. Emoi.
Vers midi, la frégate Junon glissa sur les flots vers le port d'Alexandrie. Un vent frais se leva.
Elle revint bientôt avec le consul de France à Alexandrie, Magallon. Il grimpa sur le vaisseau amiral. La rade d'Alexandrie était inabordable car trop ensablée, et selon d'autres vaisseaux, bordée de récifs dangereux. Cependant le vent croissait et la mer houlait. Un débarquement semblait bien hasardeux aussi parlait-on à bord de le remettre au lendemain.
Après avoir discuté avec Magallon, Bonaparte en décida tout autrement : débarquement immédiat sur la plage du Marabout !
En effet, le consul venait de lui apprendre que deux jours auparavant l'escadre de Nelson s'était arrêtée devant Alexandrie. L'éventualité d'un retour l'avait décidé. Dès neuf heures, la division de Menou débarqua non loin de la tour du Marabout.
Mais, la nuit tombée, la mer démontée, I'expédition devint téméraire, de nombreuses chaloupes chavirèrent, d'autres se brisèrent sur les récifs et des cris de soldats s'égaraient sur l'étendue de l'onde, Junot toucha enfin le sol égyptien et s'avança dans un paysage sec, roide et désertique.
Aucune arme ne crépitait. La population s'était enfuie.

A trois heures du matin, Bonaparte, arrivé deux heures plus tôt dans l'anse de Sidi-el-Palibri, passa en revue les troupes déjà debarquées, bien maigres ! Menou alignait 2 500 hommes, Bon 1 500 et Kléber 1 000. Bien sûr sans chevaux, ni canon, ni ravitaillement. Le moral était exécrable … que leur avait-on promis à ces soldats, à ces vainqueurs de l'ltalie ? Cette aridité, cette contrée de poussière ?.
Bonaparte, à pied, leva le bras et la petite armée s'ébranla sur trois colonnes … baignée de la lumière cendrée de la lune.
Desaix resta à l'embarcadère avec six cents hommes, afin d'organiser les troupes qui atteignaient la côte, et plus tard rejoindraient le général en chef.
Aux premières lueurs du jour, vers cinq heures, après une marche difficile où chaque pas s'enfonçait dans le sable, avec la soif pour compagne … et des puits de loin en loin, sans une goutte d'eau, s'éleva devant l'armée, à la façon d'une dextre tendue vers les cieux, une colonne majestueuse, de marbre rouge : la fameuse colonne de Pompée. Bonaparte s'élança vers elle, grimpa sur son socle et contempla l'immensité du paysage … Alexandrie ! Là, couchée devant lui. La grande Alexandrie.
La cité fondée par Alexandre, sa fabuleuse bibliothèque aux 700 000 manuscrits incendiée par deux fois, en 47 avant Jésus-Christ et en 390 … la ville élite où prospéra la science et la philosophie … le Serapeum, un des plus grands temples du monde antique … et puis, le Phare, une des sept merveilles du monde, de 400 pieds de haut.
Les souvenirs affluaient à la tête du général en chef … son regard parcourut les murailles crénellées, s'arrêtant aux obélisques de Cléopâtre … Là allait se livrer sa première bataille. Alexandrie, comme une porte. lui ouvrirait l'Egypte.
Le peuple arabe, prévenu par des cavaliers bédouins, se bousculait sur les remparts, armé de fusils et de lances.
Bonaparte envoya un parlementaire. Une crépitation accompagnée de longs cris lui répondit. L'assaut fut aussitôt ordonné. Kléber profita de brèches de la muraille pour investir la place, tandis que Bon forçait la porte de Rosette et Menou assaillait le château triangulaire. Un bouillonnement de coups de feu, de hurlements, de nuages de fumée. A onze heures, la ville était prise, à midi Bonaparte y entra.
Quelque temps plus tard, les soldats tombés au cours de cette journée (une quarantaine) furent enterrés au pied de la colonne Pompée. Un cri formidable traversa la chaude atmosphère :  » Vive la République !  »

La révélation

Suivre le jeune officier Junot pas-à-pas lors de cette incroyable campagne est chose impossible, son grade le fait disparaître dans l'éclat puissant de l'homme qu'il sert … du général qu'il vénère.
Pour suivre l'aide de camp, il faut suivre le chef. Suivons donc Bonaparte.
L'armée quitta Alexandrie, première possession française en Egypte, le 7 juillet, laissant pour garder ses remparts Kléber, qui se remettait de ses blessures, avec une garnison de huit cents hommes. Elle s'achemina à travers les dunes d'une contrée désertique où l'air brûlant s'élevait en colonnes frémissantes.
Parvenus à Damanhour, où Desaix et son corps les attendaient, les soldats exténués, tourmentés par la soif et la poussière, se ruèrent vers les rares puits. Aller, tout de suite, de l'avant était inconcevable et aurait sans aucun doute soulevé toute l'armée, déjà maugréante et de méchante humeur. Deux jours de repos furent donc accordés. Ayant repris quelques forces, les troupes se remirent en marche dans la nuit du 9 au 10 juillet … espérant bientôt atteindre les rives fertiles du Nil…
Et toujours, comme des vautours avides de sang, tourbillonnaient autour du corps expéditionnaire une nuée de cavaliers bédouins qui tuaient les traînards et les soldats égarés.
Enfin, après plusieurs heures, leur espoir prit la forme d'une ville. La joie parcourut les rangs.
Rahmayeh apparaissait, avec des arbres pour l'ombrager et un fleuve majestueux aux eaux tranquilles: le Nil !
L'armée devint incontrôlable et se disloqua; les hommes coururent se jeter tout habillés à l'eau et ce devait être un bien curieux spectacle que de voir ces milliers de soldats pataugeant, criant et s'aspergeant en riant !
Dans la nuit du 12 au 13 juillet, après que la division du général Dugua et la flotille de l'amiral Perrée les eussent rejoints dans l'après-midi, la marche reprit ; mais cette fois sur les bords verdoyants du Nil. Le 14, les Français subirent les premières attaques des fameux cavaliers mameloucks. Ce même jour, ils arrivèrent à Châbou et le lendemain à Koum-Cherick. Malheureusement, le désert reparut, ce sable et cette poussière maudite que l'on croyait avoir quittés à jamais en touchant au Nil … Désolation aussi des villages vides aux populations enfuies et de la nourriture qui commençait à manquer…
Le mythe d'une Egypte prodigue semblait bien irréel !

Malgré les six cents lieues qui les séparaient, Napoléon nourrissait toujours pour Joséphine une ardente passion. L'absence rendait plus belle encore l'image qu'il se faisait d'elle.
Souvent il se promenait seul, encore avec Junot. Comme jadis au Jardin des Plantes, à Paris, en 1795. Il lui parlait de son amour, épanchait sa mélancolie. Or, Andoche reçut des nouvelles de France … Et quelles nouvelles ! On lui racontait les amours affichées de Joséphine pour un jeune homme aux cheveux de feu. Il le connaissait bien ce jeune freluquet ! Celui là même qui avait fait avec lui le voyage à Milan dans la voiture de Joséphine. Il s'agissait bien sûr d'Hippolyte Charles. Elle ne le quittait plus allant avec lui au théâtre, partageant la même loge, la même voiture … et certainement la même demeure. Tout Paris en riait.
Indigné, et ne suivant que son coeur, Junot, sans mesurer l'étendue du désespoir qu'il allait provoquer décida de tout raconter à Bonaparte. Pouvait-on plus longtemps encore laisser calomnier ainsi l'honneur de son chef ? Certains ont prétendu que Junot voulut, par cette révélation, provoquer un retour anticipé en France, d'autres qu'il avait agi par bêtise pure et simple. C'est bien mal connaître Junot ! L'accuser de machination est parfaitement dénué de bon sens: il en était incapable et il suffit d'examiner sa carrière pour s'en convaincre. Il était au contraire spontané et honnête. Et par dessus tout, il adorait Bonaparte.
Déchiré entre deux sentiments si différents, la passivité et l'éclat de la vérité, son choix ne pouvait qu'aller vers l'honneur de son ami … le silence eut été à ses yeux une abominable trahison. Si l'on peut l'accuser de quelque chose, ce ne sera guère que d'un manque de délicatesse.

Bourrienne qui, lui seul, raconta la scène et qui en pâtit le premier, garda bien entendu rancune à Junot.
Il la situe d'ailleurs, dans ses Mémoires, bien plus tard à El-Arich. Il fait confusion, puisque une lettre d'Eugène de Beauharnais à sa mère, Joséphine, datée du 24 juillet à Gizeh, lui faisait part de ladite affaire déclenchée cinq jours plus tôt, donc le 19 juillet 1798.
Bourrienne la relate ainsi :  » Je vis un jour Bonaparte se promener seul avec Junot, comme cela lui arrivait assez souvent. La figure toujours très pâle du général était devenue, sans que j'en pusse deviner la cause plus pâle que de coutume. Il y avait quelque chose dé convulsif dans sa figure d'égaré dans son regard et plusieurs fois il se frappa la tête. Après un quart d'heure de conversation, il quitta Junot et revint vers moi. Je ne lui avais jamais vu l'air aussi mécontent, aussi préoccupé. Je m'avançai à sa rencontre, et dès que nous fûmes rejoints :
– Vous ne m'êtes point attaché, me dit-il d'un ton brusque et sévère. Les femmes !…Josephine !… Si vous m'aviez informé de tout ce que je viens d'apprendre par Junot … Voilà un véritable ami … Joséphine ! Et je suis à six cents lieues … vous deviez me le dire: Joséphine ! m'avoir ainsi trompé ! Elle ! Malheur à eux ! J'exterminerai cette race de freluquets et de blondins !… Quant à elle, le divorce ! Oui, le divorce !… c'est votre faute ! Vous deviez me le dire « .
Bourrienne essuya le courroux du général, tentant de se défendre, d'expliquer que les rumeurs parvenues jusqu'à Junot n'étaient qu'exagérées et perfides … Mais Bonaparte tempêtait :
 » Ma gloire ! Et ! Je ne sais ce que je donnerais pour ce que Junot m'a dit ne lut pas vrai, tant j'aime cette femme ! Si Joséphine est coupable il faut que le divorce m'en sépare à jamais ! « .
En fait, ce qui révolta tant Bonaparte, ce ne fut pas la révélation de l'infidélité de Joséphine, qu'il avait déjà soupçonnée … Mais l'explosion subite de la vérité et la conscience que ses proches subordonnés parlaient et riaient peut-être sous cape de sa triste vie sentimentale. Il finit par s'apaiser. Et, triste, roide, néanmoins toujours perspicace et prodigieux, la campagne se poursuivit.
 
Deux jours plus tard, aux premières heures de l'aube, le 21 juillet 1798, l'armée embrassa un magnifique paysage. A droite se dressaient majestueusement dans leur monumentale vieillesse, les pyramides de Gizeh. A gauche, au delà du Nil, ceinturé de remparts, une ville d'où s'élevaient une centaine de minarets : Le Caire.
Devant les soldats ébahis, une multitude de cavaliers mameloucks, aux armes étincelantes, aux habits dorés, couvraient la plaine. Douze mille fellahs occupaient Embabeh. Rapidement les Français s'avancèrent et se formèrent, selon les ordres du général en chef, en carrés de six rangs de profondeur renforcés aux angles par des pièces d'artillerie. Par vagues successives, la cavalerie ennemie vint se briser sur les murailles que formaient nos fantassins. Les mameloucks furieux se jetèrent à corps perdu dans la bataille, mais la mitraille française les décima sans que la pointe de leur sabre courbe n'eut pu trancher la chair de l'Infidèle.
Ce fut un carnage et bientôt les mameloucks éperdus se jetèrent dans le fleuve.
La victoire était complète et Le Caire, épouvanté capitula le 24 juillet. Le 25, Junot et l'état major, entrèrent derrière Bonaparte dans la capitale de l'Egypte ; la foule des Arabes était là, massée dans les rues étroites, pour découvrir ces fameux Français qui venaient de battre les féroces mameloucks.
Bonaparte s'attacha d'abord à convaincre la population musulmane que sa mission était pacifique et qu'il respectait leur religion. Il prit des mesures concernant la protection de la propriété privée, aménagea plusieurs hôpitaux et boulangeries. Junot fut chargé de juger les recours des indigènes contre les abus dont ils étaient victimes dans leurs propriétés ou leur personne.
Le 22 août 1798, Bonaparte inaugura la fondation de l'Institut d'Egypte dont Monge fut nommé président. Cette savante institution devait étudier les problèmes du pays, telle la purification de l'eau du Nil ou l'état de la Justice et de l'Instruction en Egypte.
La population du Caire, surprise par l'apparente tolérance des Français, sembla accepter son occupation. Les soldats ouvrirent des cafés et des maisons de plaisirs. Junot, bien sûr, n'était pas le dernier à les fréquenter, il allait dès qu'il le pouvait pour y jouer et taquiner les belles Arabes.
Il fit connaissance d'une charmante esclave abyssine au nom doré comme les contes orientaux : Xraxarane. Peut-être aima-t-il cette beauté à la peau basanée; elle lui donna en tout cas un fils qu'il nomma Othello.

C'est à cette époque que se situe la fameuse anecdote que relate le baron Desvernois dans ses Mémoires.
A la mi-août 1798 lors d'une reconnaissance avec une cinquantaine de hussards commandés par Junot. Celui-ci remarqua un splendide sabre de mamelouck qui pendait au côté de Desvernois.  » Nous avions mis pied à terre, et je causais avec lui, quand, remarquant le magnifique sabré que je portais, il me demanda de le regarder. Je lui prêtai aussitôt, il l'examina avec soin, et, faisant un moulinet:
 » Il est lourd à la main, me dit-il
 » Un peu lourd, en effet, néanmoins, je puis bien m'en servir.
 » Mon brave capitaine, reprend-il alors, voici un sabre que j'ai fait faire à Paris quand j'y commandais la place ; il m'a coûté seize louis, étant garni en argent. La lame est excellente. Je vous offre mon sabre avec vingt-cinq louis pour le vôtre.
 » Colonel, je ne vendrai pour aucun prix mon sabre, non seulement pour la valeur qu'il peut avoir et que j'ignore encore, mais aussi parce qu'il me rappelle mon combat et le grade que j'ai conquis sur le champ de bataille. Ce sabre sera une relique, que je laisserai à ma famille.
 » Vous aurez bien d'autres occasions pour en conquérir un autre.
 » Et vous aussi, colonel.
 » Voyons, mon cher colonel : je vous donne en sus ce beau cheval : décidez-vous.
 » Je suis tout décidé : je le garde, je ne veux m'en défaire à aucun prix.
 » Eh bien, puisque vous le voulez, à présent je vous fais une proposition d'enfant : laissez-moi seulement pour aujourd'hui votre sabre, et, en attendant, servez vous du mien.
 » Comme cela, colonel, j'y consens : et nous échangeons nos sabres, en nous mettant à parler d'autre chose « .
Quelques mois plus tard, Desvernois de retour d'une expédition en Haute-Egypte, rencontra, enfin, à nouveau, Junot au Caire.
 » Que je suis heureux de vous retrouver, mon cher Desvernois, dit-il. J'ai lu en Syrie le rapport qu'adressa le général Desaix au général en chef sur la campagne de la Haute-Egypte, où vous et Rapp êtes cités si honorablement pour avoir décidé la victoire de Samanhout. Il paraît que vous vous êtes défendu d'accepter le grade de chef d'escadrons qui vous était proposé; avez-vous votre sabre d'honneur ?
 » Pas encore, mais je l'attends. Me permettrez-vous d'ajouter, mon général, que, depuis que nous nous sommes perdus de vue, nos sabres ont été également consacrés dans les combats et les batailles. Il est temps de me rendre le mien. Voici le vôtre avec le rouleau de quarante louis que monsieur votre frère me fit tenir de votre part, par un de ses amis, il y a bientôt dix mois. Vous vous rappelez que je vous ai dit et répété que, pour aucun prix, je ne voulais abandonner le trophée de ma victoire sur le bey mamelouck.
 » C'est vrai, c'est très vrai. Mais j'entends vous payer votre sabre ce qu'il vaut. Berthier m'a offert 10 000 francs de la lame seule et 1'or du fourreau pèse quatre-vingt treize louis. Mon sabre me coûta seize louis à Paris, je vous le compte seulement pour trois cents francs ; en y ajoutant 1060 francs, pour les quarante louis, cela fait 1 360 francs ; ainsi je vous redois 10 872 francs pour la cession définitive de votre sabre ; Dieu merci, je n'ai jamais eu la pensée de faire de ce marché une affaire de spéculation avec vous. mon brave Desvernois.
 » Puisqu'il faut absolument que j'en passe par où vous voulez, mon général, quand voulez-vous me compter les 10 872 francs ?
 » Demain matin, à 10 heures; venez déjeuner avec moi et nous terminerons. Reprenez votre rouleau.
 » Le lendemain, j'étais exact au rendez-vous. Mais après le déjeuner, Junot apprit qu'il allait revenir en France : il devait en conséquence me donner, en lieu et place des 10 872 francs, son mobilier et d'autres objets qui se vendraient, disait-il, pour 14 000 et plus. C'étaient trois magnifiques chevaux de la plus pure race arabe, dont chacun valait au moins 3 000, deux chameaux dont un véritable dromadaire : 1 100 francs ; trois belles tentes de chef, ses batteries de cuisine, ses lits et tous les meubles qui sont dans ses appartements.
 » Général, ce que vous me proposez ne me convient nullement. Je ne suis pas un brocanteur ni marchand de bric-à-brac. Faites vendre tout ce que vous me proposez par qui vous voudrez, et, si vous ne me trouvez pas les 10 872 francs que vous reconnaissez me devoir, faites-moi un effet de cette somme payable à mon ordre en France: je vous donne, si vous voulez, un délai d'un an.
 » En France, mon cher Desvernois, je n'ai jamais d'argent.
 » Eh bien, mon général, je ne saurais accepter rien de ce que vous proposez : je refuse net. J'ai onze chevaux arabes dans mes écuries, des chameaux, un très bel Omar, (âne très estimé), une tente et des meubles autant qu'il m'en faut.
 » Vous n'acceptez ma proposition généreuse.
 » Non, mon général ; un effet de 10 872 francs ou mon sabre ; sinon gardez tout, je mets cette affaire sur votre honneur, sur votre conscience, car vous êtes aussi juste que brave.
 » Après quoi, je sortis. Junot ne me fit plus rappeler ; il partit pour la France, chargeant son frère de vendre tout ce qu'il avait pour me payer les 10 872 francs. Cependant, je n'entendis parler de rien: je l'affirme sur l'honneur « .

Cependant des agents de l'Angleterre et de la Turquie préchainent la révolte…
Le 21 octobre 1798 au matin, Le Caire s'enflamma, comme Alexandrie l'avait fait quelque temps auparavant.
Des cheiks parcouraient la ville en appelant aux armes.
Du haut des minarets des voix appelaient au massacre des Infidèles.
La foule musulmane, bouillonnante, se rua sur les habitations françaises, brisant, tout sur son passage, menaçant les soldats et les savants. Junot qui était parti la veille avec Bonaparte pour visiter des établissements militaires et l'île de Raoudah, vit avec stupeur des colonnes de fumée s'élever au dessus de la ville.
Le canon d'alarme grondait. Une dépêche arriva à Bonaparte. Elle lui apprit la mort de Dupuy, commandant de la place. Tout le monde sauta à cheval et se précipita vers la cité.
Plusieurs portes étaient occupées par les rebelles et interdisaient toute entrée. Enfin, ils pénétrèrent par la porte de Boulaq. Bonaparte fut impressionné par la confusion qui régnait dans les rues. Heureusement, Bon avait pris l'initiative et, regroupa ses soldats et commença à dégager certains quartiers, mais nombreux d'entre-eux demeuraient sans aucune communication.
Le général en chef donna l'ordre à son fidèle aide de camp de prendre le commandement des troupes qui assuraient la protection du quartier-général. Junot partit immédiatement. Il fit dégager la place Esbekiek et braqua des canons de manière à prendre en enfilade toutes les rues qui y aboutissaient.
Et la nuit se passa dans un calme étrange.
Le lendemain, la mosquée d'El Azaar, où persistait le dernier noyau de révolte, fut bombardée pendant des heures. A 10 heures du soir, Le Caire retombant aux mains des Français, et le 4 novembre, six cheiks, qui n'avaient pu s'enfuir, furent décapités.
Enfin la tranquillité revint dans le delta du Nil et Bonaparte put se consacrer à l'apprentissage du pouvoir et du gouvernement. Ses ambitions s'étendaient à tous les domaines. L'Institut et la brillante compagnie de savants qu'il avait amenée avec lui se mirent au travail.
Il chargea Caffarelli de tracer des plans de routes et de canaux, Dolomieu d'inventorier les minéraux Saint- Hilaire de recenser la flore et la faune, Le Père et Girard de procéder à la réfection des puits et des adductions d'eau, Poussielgue, Lascaris et Venture d'étudier l'organisation scolaire arabe. Il fit construire des écoles, des musées et des hôpitaux, établir le cadastre…

Début décembre 1798, Junot se rendit avec le général en chef au lâcher d'une montgolfière par l'ingénieur Conté. La foule était nombreuse … Officiers, savants, Arabes, soldats, hommes, femmes. Le regard de Bonaparte longuement posé sur une jeune française aux cheveux blonds n'échappa pas à Junot. Toujours prêt à satisfaire le moindre désir de son chef…
Aussi dès le lendemain, lui, qui avait brisé le coeur de Napoléon en lui révélant l'infidélité de Joséphine, se mit en quête d'informations sur la belle inconnue. La tâche ne fut pas trop difficile car elle était la femme d'un lieutenant du 22e chasseurs à cheval, un certain Fourès.
Elle avait dix-sept ans, se nommait de son nom de jeune fille, Pauline Bellisle et avait été apprentie modiste à Carcassonne. Amoureuse de son jeune mari, elle l'avait suivi, déguisée en homme, jusque sur le continent africain. Dès le 17 décembre, Bonaparte chargea le lieutenant Fourès de dépêches pour le Directoire. Le mari parti, la voie était libre. Junot organisa alors un dîner où il invita la séduisante Pauline, ainsi que, bien sûr Bonaparte. Celle-ci se rendit, sans méfiance, dans le guet-apens. Bonaparte, placé à côté d'elle, renversa, au plus fort de la conversation, comme par mégarde, une tasse de café sur sa jolie robe. Elle poussa un petit cri, se leva et se retira dans une pièce attenante pour réparer le désordre de sa toilette … Aussitôt, le général en chef se leva et disparut à son tour par la même porte. L'absence se prolongea.
Quelque temps après, Pauline changeant d'appartement vint habiter une maison proche du quartier général. Soudain Bonaparte retrouva le sourire, épris qu'il était de la jeune et gracieuse Mme Fourès. Junot en fut tout autant satisfait. Mais, c'était compter sans la perfide Albion ! Le 29 décembre, le mari tomba aux mains des Anglais, et ceux-ci, informés de ce qui se passait au Caire, le débarquèrent aussitôt près d'Alexandrie. Fourès revint donc au Caire et appris, ce que tout le monde savait : sa femme le trompait avec le général en chef. Fou de rage, il se précipita chez Pauline pour lui dire tout ce qu'il avait sur le coeur. Pour clôre le scandale, elle demanda le divorce, ce qui sous l'oeil sévère de Bonaparte, fut chose vite conclu.
Dès lors, plus rien ne gênait leur amour et la favorite s'afficha partout avec le général, couverte de robes scintillantes, de bijoux, montant les plus beaux chevaux. Et l'armée qui observait le couple d'un regard amusé, la surnomma la  » Cléopatre de Bonaparte  » et la  » Bellilotte « .

Le 20 nivôse an VII (9 janvier 1799), le chef de brigade Junot fut nommé général de brigade. A vingt-sept ans il obtient l'un des plus hauts grades de la hiérarchie militaire ! De nouveaux horizons s'offrent donc à lui, de nouvelles ambitions font battre son coeur.
Certes, il ne sera plus constamment aux côtés du général en chef, son ami le plus cher, mais il ne pourra que mieux le servir.
Jusqu'à présent sa tâche d'aide de camp (à laquelle, toute sa vie, il prêtera une très grande importance) le métamorphosait, tour à tour, en secrétaire, coursier, garde du corps, et même confident, mais, il n'avait, à vrai dire, aucune réelle responsabilité.
Depuis son débarquement en Egypte, ses activités militaires n'avaient rien de très héroïques, même s'il avait participé courageusement à des batailles comme celles des Pyramides.
Le 4 août, il avait commandé un petit groupe de reconnaissance des routes conduisant à l'isthme de Suez, avec le capitaine du génie Geoffroy qui en effectuait un relevé précis … bien plus une promenade qu'une expédition guerrière. Ils revinrent sans incident, le soir même, au Caire. Le 30 août, il fit une promenade semblable, avec cent soixante cavaliers et le capitaine du génie Bertrand. Ils revinrent le 2 septembre.
Enfin, à présent, promu au grade de général, il pourrait sans aucun doute mettre sa valeur à l'épreuve et commencer sa nouvelle carrière avec toute la fougue qu'on lui connaissait. Sans s'en douter, il devait bientôt entrer dans l'Histoire.
Dès le lendemain de sa nomination, alors qu'il étrennait ses nouveaux galons, le 10 janvier, Berthier l'informa qu'il devait se préparer à partir, le 26, pour se rendre à Suez afin d'en prendre le commandement.
Pour une première mission, le général Junot ne fut guère enthousiaste ! En effet, l'expédition de Syrie s'organisait et l'armée ne tenait plus en place. Il savait très bien qu'il allait à Suez pour relever le bataillon de la 32ème qui s'y trouvait et que Bonaparte voulait pour sa prochaine conquête. Que ferait-il, lui, à Suez ? Bonaparte le lui écrivit longuement le 23 nivôse (12 janvier) : emporter du matériel, des vivres, escorter une pléiade de savants, s'occuper du ravitaillement en eau de la ville et établir des bonnes relations avec les Arabes. Et puis, un petit privilège, que le bon vivant apprécia quand même :  » Vous jouirez du traitement de table accordé aux généraux de division « . Cette expédition fut pourtant l'une des plus importantes envoyées à Suez.
Elle comprenait bon nombre de personnes aussi différentes les unes que les autres : cent cinquante soldats maltais, des galériens, le contre-amiral Ganteaume qui devait organiser la marine à Suez et, de là se rendre par la mer à Kosseir, les astronomes Nouet et Méchain, le géographe Coraboeuf qui accompagneraient Ganteaume à Kosseir, les ingénieurs Le Père, Gratien le Père et Saint-Genis qui devaient reconnaître le tracé d'un canal qui relierait la Méditerranée à la Mer Rouge (mission dont le Directoire avait chargé Bonaparte), Arnollet, Dubois, ingénieurs eux aussi, le capitaine de mineurs Roussel, chargé des fortifications ainsi que le poète Parseval-Grandmaison, qui, chargé de la rédaction du Journal d'Egypte, n'avait pas écrit le moindre poème, ni la moindre chanson en l'honneur de Bonaparte et se trouvait relégué au poste peu artistique de directeur de la douane à Suez.

Nazareth

Le 9 février, Junot eut l'agréable surprise de recevoir l'ordre de quitter Suez et de rejoindre l'armée de Syrie. Bonaparte ne l'avait donc point oublié ! Il dut pourtant attendre l'arrivée du chef de bataillon Sicre qui devait le remplacer. Enfin celui-ci à Suez, le 20 février, il s'élança à travers les sables avec un détachement de hussards et soixante hommes de garnison. Le 10 février 1799, les 13 000 hommes du corps expéditionnaire de Bonaparte pénétrèrent dans un nouveau désert, à la conquête de la Syrie. Mais, cette fois, la traversée fut rapide, si rapide qu'elle en sidéra les Arabes eux-mêmes. Avancée fulgurante, aucune ville ne résistait. Ils arrivèrent, le 17 devant El-Arich qui capitula presque immédiatement.
Et la marche reprit sous un soleil brûlant. Fin février, les soldats découvrirent avec soulagement les verts et fertiles horizons de la Palestine.  » La division Régnier arriva à Kan-Jounes, que l'armée avait déjà quitté. Nous laissâmes ce mauvais village, et nos yeux distinguèrent avec ravissement une nouvelle verdure. Ce jour fut charmant pour moi ; le ciel était couvert de nuages, la chaleur modérée, et je reçus quelques gouttes d'eau avec la même avidité que la plante desséchée qui va s'éteindre, si elle n'est pas rafraîchie. Les prairies, des arbres qui n'étaient point des palmiers, dont l'aspect monotone nous avait fatigués depuis si longtemps, quelques oliviers me firent croire un moment que j'étais en Europe « , raconta le commissaire des guerres, Jacques Miot.
C'est à cet endroit, juste avant Gaza, le 25 février, que Junot et sa petite troupe rejoignirent l'arrière-garde de l'armée, cette armée fatiguée, assoiffée.
Et Miot de narrer ainsi sa rencontre, ô combien agréable, avec le général Junot :  » Certes, la plaine de Ghazah (sic) ne m'eût qu'une impression désagréable, si je l'eusse visitée en quittant la Belgique et le Piémont ; mais au sortir du désert, c'était l'Elysée. Pour achever de me réjouir, je fis une rencontre fortunée ; ce fut celle du général Junot, qui venait rejoindre l'armée et fesait (sic) un fort bon déjeuner sur l'herbe. Il m'offrit de le partager, et j'avoue que je fis là un des meilleurs repas de ma vie. Je bus du vin …
Peut-on se faire une idée du plaisir de boire un verre de vin, lorsqu'on ne s'est désaltéré pendant quinze jours qu'avec de l'eau saumâtre : cet événement me parut d'un heureux augure pour ma nouvelle campagne ; je suivis le général Junot jusqu'à Ghazah, où était campée l'armée « .
Junot rejoignit enfin Bonaparte. Et l'avancée continua. Bonaparte, escomptant un succès, laissait aller son imagination et parlait ainsi, d'après Saintine, à Junot et Bourrienne:
 » Si je réussis, je trouverai dans la ville de Saint-Jean d'Acre, les trésors du Pacha et des armes pour cent mille hommes. Je soulèverai alors et j'armerai la Syrie, déjà indignée de la férocité de Djezzar. Je marcherai sur Damas et Alep. En avançant dans le pays, je grossirai mon armée de tous les mécontents. J'annoncerai aux peuples l'abolition de la servitude et des gouvernements tyranniques des Pachas. J'arriverai à Constantinople avec des masses armées Je renverserai l'Empire turc. Je fonderai dans l'Orient un nouvel et grand empire qui fixera ma place dans la postérité « .
Rêve grandiose ! Démesuré ? Qui pourrait le dire ?
La marche continuait. Inexorablement. Bonaparte en tête de son armée. En proie à la disette, accablée par la chaleur et les moustiques. Le 1er mars, on bivouaqua à Ramleh, ancienne Rama, puis on repartit sur Jaffa qui tomba après un difficile assaut. Jaffa, la grande, la maudite. Si fatale aux Français. Jaffa livrée au carnage et au pillage, dont les prisonniers, qu'on ne pouvait nourrir, furent massacrés. Bourrienne écrira plus tard :  » Cette scène atroce me fait encore frémir lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire « .
Le 10 mars, Junot est attaché à la division Kléber. Quatre jours plus tard, il part avec l'amiral Ganteaume, l'ordonnateur en chef, un officier du génie et la 2ème demi-brigade pour Césarée. Ils devaient en visiter le port, puis suivre le bord de la mer jusqu'à Haïfa, pour reconnaître un endroit où les bâtiments qui pouvaient arriver, trouveraient un mouillage.

La marche du 18 mars amena 1'armée de Bonaparte sous les murs de Saint-Jean d'Acre. A la première heure, Junot reçut l'ordre de quitter Haïfa avec la 2ème légère et les grenadiers de la 19e et de marcher sur Saint-Jean d'Acre, en suivant le littoral. Ainsi, tandis que les Anglais bombardaient le port, le général quitta Haïfa. Mais la marche ne fut pas aisée: une plaine marécageuse s'étendait devant lui, il lui fallut donc attendre et suivre les hauteurs qui la surplombaient. Enfin, après plusieurs heures de marche, la cité fortifiée émergea de l'horizon. Lt le long siège commença… Un siège qui coûta tant de vies et de souffrances, et qui se solda par un échec. Les Français harcelaient ses remparts, ouvraient des brèches, qui se refermaient inexorablement, luttes titanesques, en vain.
Le sultan de Constantinople, allié des Anglais voyait bien sûr d'un mauvais oeil l'avancée du général Bonaparte. Il envoya plusieurs armées pour le rejeter à la mer. Dès le 26 mars, Bonaparte confia à Murat la mission de se porter sur Safed et de pousser des reconnaissances dans la direction de Damas. Murat ne partit, en fait, que le 30. Junot, lui, reçut l'ordre de partir le 30 pour Chafâ-A'mr et de là pour Nazareth. Il devrait occuper le village et surveiller la région. Il arriva à Nazareth le 31 mars 1799 avec son petit détachement composé de cent cinquante grenadiers du 19e de ligne, cent cinquante carabiniers de la 2e légère et d'une centaine de cavaliers commandes par le chef de brigade Duvivier du 14e dragon.
La population du village accueillit les Français avec beaucoup de chaleur. Pierre Millet, chasseur à la 2ème légère, relata ainsi leur .arrivée :  » En arrivant à Nazareth, les habitants de cette petite ville vinrent nous recevoir pour nous marquer la joie qu'ils avaient de nous voir chez eux. Cet endroit n'est maintenant plus qu'un gros village. Le général Junot, qui commandait, logea au couvent, et une compagnie de chasseurs fit la garde « .

Une lettre de l'ingénieur des Ponts-et-Chaussées Favier, datée du 14 germinal an VII (3 avril 1799) nous donne quelques précisions sur Nazareth :  » Nazareth est situé, au Sud-Est d'Acre, au pied d'une montagne qui le met à l'abri des vents du Nord et de l'Ouest. Le nombre de ses habitants est de quatre à cinq mille dont la moitié sont chrétiens. Il y a un monastère de l'ordre de Saint-François, dont j'ai visité les parties, qui n'offre d'autre intérêt que celui d'une cave bien garnie « . Mais quel intérêt aux yeux de Junot! Il envoya des éclaireurs dans toutes les directions. Ainsi il appris le rassemblement de trois à quatre mille Turcs, à Genin, au Sud de Nazareth, sous le commandement du cheik Gherar.
Une lettre de Berthier, du 2 avril 1799, lui demanda avec insistance d'entreprendre des actions contre les rassemblements de Turcs. Ayant appris qu'un important rassemblement se formait près du lac de Tibériade, Junot quitta Nazareth avec ses quelques soldats pour se porter dans cette direction. C'était le 19 germinal an VII (8 avril 1799). A peu de distance de Kafr-Cana, il aperçut l'ennemi sur les hauteurs de Loubia, et continua sa route, mais au défilé qui séparait Loubia des monts de Cana, surgit devant lui une masse de trois mille cavaliers turcs. L'avant-garde de l'armée de Damas !

Il examina l'ennemi qui s'avançait lentement brandissant une forêt de bannières, d'étendards, et de queues de chevaux, fit faire demi-tour à son cheval et revint vers ses soldats qui l'attendaient.
Il forma les fantassins en carré, leur expliqua la gravité de la situation et demanda à ce que l'on tînt le silence lors du combat afin de bien comprendre les ordres. Les Turcs, en voyant cette poignée de soldats arrêtés, les crurent pétrifiés par la peur. Ils s'approchèrent donc, en poussant des cris, jusqu'à une portée de fusil; alors, Junot leva son sabre et commanda le feu.
Toute la première ligne ennemie s'abattit. Cette première décharge surprit tellement les Turcs que les Français eurent le temps de recharger, une seconde salve, aussi meurtrière, accueillit leur seconde attaque.
Duvivier,. à la tête de ses cavaliers, mena plusieurs charges toutes aussi dévastatrices. Soudain, un sous-officier de dragons remarqua un cavalier qui tenait un magnifique étendard de velours vert, brodé d'or. Il poussa son cheval sur celui de son adversaire, prit l'homme à bras le corps, et la lutte continua, tandis que les chevaux se mordaient et se déchiraient de leur mieux. Puis, le Français, lâchant ses arçons, éperonna son cheval, qui glissa entre ses jambes et entraîna le cavalier turc qui tomba la tête en bas, pendu à ses étriers. En un clin d'oeil, le Français se releva, son sabre ensanglanté d'une main et l'étendard de l'autre.
Electrisé par cet exemple, une dizaine de combats singuliers s'engagèrent et, toujours, les Turcs furent vaincus.
Junot s'écarta un peu du combat pour mieux embrasser le théâtre de la situation. Deux cavaliers ennemis, voyant à son uniforme et ses insignes qu'il était un chef, piquèrent sur lui. Junot prit un pistolet dans ses fontes et abattit son premier ennemi, puis de son sabre brisa le crâne du second.
Le chef de brigade Duvivier animait ses dragons, en leur disant :  » Mes amis, droit aux yeux  » !, et donnait lui-même l'exemple, en pointant son sabre long sur la figure des cavaliers ennemis qui venaient au pas planter leurs drapeaux dans nos rangs.

Les derniers cavaliers musulmans, comprenant que ce petit nombre de Français était plus terrible qu'ils ne l'avaient d'abord cru, se retirèrent peu à peu. Comprenant bien qu'avec ses quatre cent cinquante hommes, il était impossible de livrer un plus brillant combat que celui-ci aux troupes damasquines, il ordonna la retraite vers les monts de Cana afin, peu à peu et plus sûrement, de rejoindre Nazareth. Pierre Millet raconta ainsi la fin de ce glorieux combat :  » Après avoir couvert la terre de corps morts, tant d'hommes que de chevaux, le général jugea à propos de se retirer. Ils nous suivirent jusqu'à Cana, et nous quittèrent là, après avoir perdu beaucoup de monde. Nous perdîmes environ cent hommes dans cette affaire. Nous entrâmes dans Cana pour nous rafraîchir. Dans ce combat, l'ennemi était dix contre un. Aussi perdirent-ils au moins huit cents hommes. Nous portâmes nos blessés au couvent de Nazareth, auxquels les religieux prodiguèrent tous les secours de l'humanité avec un obligeant empressement. Ils eurent un soin extrême jusqu'à ce qu'ils furent complètement rétablis « .

Le combat de Loubia fut l'un des plus brillants de la campagne ; même si Junot fut critiqué, il est incontestable qu'il sut, durant cette journée, déployer une intelligence et un sang-froid remarquables.
A peine arrivé à Nazareth, Junot prit la plume pour relater l'événement au général en chef et demander l'envoi immédiat de renforts et de cartouches :
 » Mon général,
J'avais été informé, hier, que la garnison de Tabarieh, augmentée d'un renfort venu de Damas, voulait venir tenter quelque chose sur les villages voisins de Nazareth; les cheiks m'en avaient fait prévenir. Ce matin, je suis parti avec 125 hommes de cavalerie et mon infanterie, en ne laissant que les gardes de camp. Arrivés à Cana-Galilea, sur la route de Tabarich, le cheik me previent que ces forces se portaient du côté du mont Thabor. J'ai continué ma route en me dirigeant sur le lieu du rassemblement. J'aperçus, un instant après, a peu près 100 hommes sur la crête d'un petit mamelon. J'ordonnai au citoyen Duvivier de le tourner, tandis que je marchais droit sur la hauteur ; ils évacuèrent ce poste et se retirèrent dans la plaine. Je les y suivis, observant toujours de conserver la montagne. Tandis que je réunissais l'infanterie et la cavalerie, nos tirailleurs escarmouchaient avec l'ennemi ; ils pouvaient être alors 1 000 hommes, tous à cheval. Au moment où je me disposais à descendre dans la plaine et à continuer mon chemin, une colonne forte de cinq à six cents chevaux, est venue nous prendre en queue. Je n'ai eu que le temps de faire faire demi-tour à la cavalerie, et elle a été chargée sur-le-champ, dans un terrain abominable; elle a très bien reçu la charge de pied ferme, pendant que l'infanterie, disposée dans un instant, faisait un feu de file bien nourri sur la colonne qui chargeait elle-même devant, derrière et en flanc.
Cette manière de les recevoir, à laquelle ils ne s'attendaient pas d'un si petit nombre, les a fait reculer et nous a donné le temps de nous reconnaître et de gagner en ordre la hauteur voisine, où chacun repris son rang. J'ai fait alors exécuter dans le plus d'ordre possible la retraite, toujours faisant feu en arrière et profitant de toutes les positions avantageuses que nous offrait le chemin.
Cette action a été pour nous une des plus chaudes que j'ai vues, et extrêmement meurtrière pour l'ennemi. Notre position ne nous a pas permis de lui faire des prisonniers, mais il a eu un grand nombre de tués et doit avoir beaucoup de blessés; nous avons eu quatre ou cinq de leurs chevaux. Nous leur avons pris cinq drapeaux, dont on a été obligé de jeter deux, parce qu'ils gênaient dans la mélée ; j'en ai trois que je vous enverrai.
Je crois, mon général, avoir eu affaire à deux mille hommes de cavalerie, quoique Duvivier dise trois. Ce ne sont pas des Arabes, mais de fort bons cavaliers, dont la plupart se sont fait tuer dans nos rangs.
Nous avons eu de notre côté :
– 1 capitaine du 3e régiment, 8 dragons, 2 carabiniers, 1 grenadier, tués = 12 ;
– 2 hussards et 1 officier, 2 chasseurs, 8 dragons (dont un capitaine), 14 carabiniers, 22 grenadiers et 1 officier, blessés = 48 (sic) ; 13 chevaux tués et 14 blessés.
J'ai l'intime persuasion, mon général, qu'ils viendront nous attaquer peut-être demain matin ; nous n'avons plus du tout de cartouches et vous voyez que notre nombre est un peu diminué. Je crois, mon général, que nous sommes faibles dans ce poste-ci, surtout si Gherar se joignait à ceux que nous avons vu aujourd'hui.
Chacun, dans cette occasion, a parfaitement fait son devoir, le citoyen Duvivier s'y est conduit comme à son ordinaire, c'est assez vous dire qu'il a mis toute la bravoure et le sang-froid que vous lui connaissez ; il a été bien secondé par le citoyen Singlan chef d'escadron du 3e. Le chef de brigade Desnoyers s'est conduit on ne peut pas mieux. J'ai été extrêmement content de l'infanterie.
Il y a eu plusieurs militaires qui se sont distingués, Je vous enverrai leurs noms.
Si vous envoyez de la troupe ici, je crois, général, qu'il serait utile qu'elle partit du camp, s'il était possible avant le jour. Mais des cartouches et des cartouches.
Salut et respect. Junot « .
Bonaparte ne reçut l'estafette de Junot que le 9 avril dans la matinée, Kléber reçut aussitôt l'ordre de partir avec sa division pour venir en aide aux Français encerclés à Nazareth.

En même temps, Berthier écrivit à Junot :  » Le général en chef n'a reçu qu'à 8 heures du matin, mon cher général, la lettre par laquelle vous lui faites part de l'affaire que vous avez eue hier. Il me charge de vous féliciter des succès brillants que vous avez obtenus; il recevra avec plaisir les drapeaux que vous avez pris; faites part aux braves que vous commandez de la satisfaction du général en chef. Aussitôt votre lettre reçue, le général en chef a donné l'ordre à la division Kléber de partir pour vous rejoindre, pour vous mettre à même de bien étriller les amis de Djezzar « .

On imagine avec quelle impatience Junot et ses hommes attendaient l'arrivée des renforts. Soulagement, le soir même du 9, les premières troupes de la division Kléber atteignaient Nazareth. Le général Kléber en personne y arriva le lendemain matin. Junot le mit au fait de la situation : l'ennemi occupait toujours la même position vers Loubia et poussait ses hommes jusqu'à deux lieues de Nazareth.
Dès le lendemain, le 11 avril 1799, l'attaque était ordonnée. Partis en direction de Cana, Kléber et Junot rencontrèrent l'ennemi près du village de Chagarah. Une chaude bataille s'en suivit et les Turcs, démantelés, se retirèrent jusqu'au Jourdain. Mais l'armée qui n'avait reçu aucun renfort de munition, préféra revenir sur Nazareth le soir même.
Junot, durant ce brillant combat. n'avait pas manqué à sa réputation de vaillant soldat, ce qui permit à Kléber d'écrire le 23 germinal (12 avril) :
 » … Le général Junot a eu son chapeau percé d'une balle et forte contusion à la tête, la manche de son habit également percée et forte contusion au bras : le tout, pourtant, sans effusion de sang, il continue son service. Il a eu, indépendamment de cela, deux chevaux blessés et son dromadaire tué dans le carré… Nous avons eu quarante-sept blessés et six hommes tués « .
Le jour suivant, Kléber repartit en reconnaissance en direction de Safoured, tandis que Junot demeurait à Nazareth pour garder le camp et observer la vallée de Genin. Le 15, au matin, il reçut des cartouches de Kléber et un message de celui-ci l'informant de son départ pour Bazar : de là, il comptait attaquer les rassemblements s'y trouvant ; lui, devrait le rejoindre dès qu'il l'aperçevrait.
Bonaparte, informé de leur position de plus en plus critique, partit lui-même à leur aide avec ses guides, la division Bon et un peu de cavalerie.

Le 16 avril 1799 se livra la fameuse bataille du Mont-Thabor.
Au plus fort de ce difficile combat, Kléber allait abandonner canons et blessés pour battre en retraite,
lorsque soudain, inespéré, Bonaparte surgit avec les renforts.
Dés lors la bataille changea de visage et se mua en victoire totale pour les Français. L'armée bivouaqua près du champ de bataille. Les blessés furent transportés à Nazareth pour y être soignés dans le couvent.
Le médecin Desgenettes en dit ceci :
 » Les Pères de la Terre-Sainte ouvrirent leur vaste couvent à l'état-major, à nos blessés et nos malades. On célébra nos victoires par des actions de grâces rendues à Dieu et il fut chanté un Te Deum solennel. Un baptême eut lieu : le général Bonaparte fut le parrain et Mme Verdier la marraine. Un chef d'escadron du 14e de dragons, malade et sentant sa fin prochaine, demanda, puisqu'on était dans le pays, à terminer ses jours avec les consolations et les cérémonies de la religion « .
Puis, Bonaparte rejoignit son armée massée aux pieds de l'imprenable Saint-Jean d'Acre, laissant Kléber et Junot continuer leur mission de surveillance et de contrôle militaire de la région.
Bonaparte remercia Junot de son courage au cours des dernières batailles, celle de Loubia plus particulièrement, qui était bien la sienne, par l'ordre du jour du 21 avril 1799 :
 
ORDRE DU JOUR DE L'ARMÉE

Devant Acre, le 2 floréal an VII
Le général en chef, voulant donner une marque de satisfaction particulière aux trois cents braves commandés par le général Junot. qui au combat de Nazareth ont repoussé trois mille hommes de cavalerie, pris cinq drapeaux, et couvert le champ de bataille de cadavres ennemis, ordonne :
art. 1. – Il sera proposé une médaille de cinq cents louis pour prix du meilleur tableau représentant le combat de Nazareth.
art. 2. – Les Français seront costumés dans le tableau avec l'uniforme de la 2e d'infanterie légère et du 14e de dragons. Le général de brigade Junot, les chefs de brigade Duvivier, du 14e de dragons, et Desnoyers, de la 2e d'infanterie légére, y seront places.
art. 3. – L'état-major fera faire, par les artistes que nous
avons en Egypte, des costumes des Mameloucks, des janissaires de Damas, des Diletti, des Alepins, des Maugrabins, des Arabes, et les enverra au ministre de l'Intérieur à Paris, en l'invitant à en faire faire différentes copies, à les envoyer aux principaux peintres de Paris, Milan, Florence Rome et Naples et à déterminer l'époque du concours, et les juges qui devront décerner le prix.
art.. 4. – Le présent ordre du jour sera envoyé à la municipalité de la commune des braves qui se sont trouvés au combat de Nazareth.

Bonaparte.

Le nom de bataille de Nazareth semble avoir été choisi par Bonaparte lui-même pour désigner celle de Loubia, sans doute afin de frapper les esprits en donnant à ce combat un nom universellement connu nom qu'il reprit d'ailleurs dans son compte rendu au Directoire du 10 mai 1799.

De retour en France, deux ans plus tard, en ventôse an IX (mars 1801), les conditions dudit concours furent définies par un arrêté des Consuls. Vingt artistes dont Gérard, Caraffe, Gros, Hennequin, Taunay, furent candidats. Ils disposaient pour travailler d'un plan de la bataille dessiné par Junot.
Le 19 Vendémiaire an X (11 octobre 1801), un rapport du ministre de l'Intérieur fixa le nombre et la qualité des membres de la commission qui devrait juger les esquisses. Junot fit partie de ce jury. Le travail de Gros fut choisi à l'unanimité pour être peint en grand sur une toile large de 15 mètres. La salle du Jeu de Paume fut mise à la disposition de l'artiste par une autorisation accordée par Chaptal, le 10 messidor an XI (29 juin 1803).
 » Bonaparte s'opposa, dit-on, à cette glorification du général Junot; l'esquisse définitive, déjà tracée sur le châssis colossal, fut perdue pour le peintre, mais la petite esquisse, celle du concours, existe encore: elle est au musée de Nantes « , écrivit Chesneau dans son livre,  » Les chefs d'École  » (voir p. 12).
On y voit Junot un peu à gauche, montant un cheval blanc cabré et sabrant un ennemi. Le chef de brigade Desnoyers passant au galop devant le général en donnant des ordres aux fantassins. Au fond à droite, les dragons exécutent une charge. Des cadavres, des blessés, des chevaux. Quelle injustice que cette magnifique esquisse n'enfanta pas ce grandiose tableau, quelle récompense eût-il été pour Junot et les quatre cents braves qui combattirent à Loubia !

Un duel

Après la bataille du Mont-Thabor et le départ de Bonaparte, Junot et sa brigade passèrent leur temps à patrouiller et à surveiller la ligne qui s'étendait du pont Yakoub à celui de Magana. Tâche laborieuse dans un paysage tourmenté où il n'était pas toujours facile de se ravitailler. Le 8 mai 1799, Kléber fut rappelé d'urgence à Acre avec une partie de sa division. Junot demeura donc seul pour protéger l'arrière de l'armée.
Mais Saint-Jean d'Acre résistait. Tous les assauts des Français, comme des vagues, venaient se briser sur ses robustes remparts. Le 17 mai, le général en chef décida de lever le siège et le 20, à la tombée de la nuit, profitant de la fraîcheur, les divisions se mirent en route, à pied. En effet, un ordre de Bonaparte réservait les chevaux, les mules et les chameaux pour les malades et les blessés. L'armée, telle un long serpent des sables suivit le littoral de la Méditerranée. Junot de son côté, quitta Nazareth, emmenant tous les soldats français et les habitants qui voulaient les suivre. Il devait couvrir le flanc gauche de l'armée en retraite tandis que Kléber en protégeait l'arrière. Ils arrivèrent le 24 mai à Jaffa et y séjournèrent trois jours. Puis la marche reprit, inexorable, dans l'air brûlant qui desséchait les gorges, sur le sable blanc jonchant son sillage de cadavres, de malades et de blessés qui devenaient de plus en plus encombrants pour les vivants en sursis.
 » Une soif dévorante, le manque total d'eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J'ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputés dont le transport était ordonné, et qui avaient même remis de l'argent pour récompense de la fatigue. J'ai vu abandonner dans les gorges des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l'être « , raconte Bourrienne dans ses Mémoires.
Tout le long de cette pénible retraite, les soldats étaient harcelés par des cavaliers naplousains.
 » Le général en chef les fit poursuivre par la cavalerie du général Murat, avec ordre de fusiller tous ceux qui seraient pris les armes à la main. On les chargea avec succès. En même temps, plusieurs colonnes d'infanterie s'étant répandues dans les villages, en enlevèrent les bestiaux, chassèrent ou massacrèrent les habitants et mirent le feu aux habitations; de sorte que le pays situé entre Acre et Jaffa ne présenta bientôt plus que l'image de la dévastation  » (Niello Sargy; Mémoires sur l'expédition d'Egypte).

Le 29, on arriva à Gaza. Le 2 juin à El-Arich. Le 7 à Sacheyeh, où un peu de repos fut enfin accordé. Et, le 14 juin, Bonaparte et l'armée, exténuée, entraient au Caire accueillis par une foule immense.
Sidney Smith, officier anglais à Acre, voulut profiter de la retraite des Français et décida les généraux turcs à envoyer des émissaires en Egypte pour soulever la population. Mais, heureusement, ils furent interceptés par les généraux Lagrange, Murat et Junot. Les troupes turques furent donc embarquées et déposées sur les plages d'Aboukir. Le 25 juillet vit la bataille d'Aboukir où Junot bien sûr participa activement à la victoire.
Bonaparte, d'ailleurs, dans son compte rendu au Directoire, rédigé trois jours après le combat, écrivit que  » Le général Junot a eu son habit criblé de balles « .
Au sein de l'armée se trouvait un noyau de frondeurs qui grondaient contre Bonaparte. Kléber, Murat et Lanusse étaient les plus enragés. Junot, lui, au contraire, demeurait fidèle à son chef et lui gardait une entière confiance. Il souffrait beaucoup de ces dissensions, mais restait neutre.
Pourtant, il était un général qu'il ne supportait pas, et qui le lui rendait bien : c'était Lanusse. Celui-ci montrait un caractère très dur, parfois jusqu'à la férocité ce qui ne pouvait qu'irriter Junot.
Tout le quartier-général subissait les éclats de cette vive haine. Alors, Murat, dans une bonne intention, comme cela lui arrivait parfois, invita les deux antagonistes à un dîner de réconciliation avec d'autres officiers, dont Bessières et Lannes. Le repas se déroula dans une atmosphère plutôt détendue. Puis ils entamèrent une partie de bouillotte. Malheureusement, la conversation, qui jusqu'à présent était restée dans une vague neutralité, aborda le délicat sujet de la situation de l'armée sur les terres d'Egypte. Bessières, prudent, prêchait la patience.
Mais, l'impétueux Lanusse, ne laissa pas passer l'occasion de critiquer vivement et en termes crus la politique menée par Bonaparte. Junot, muet, sentait la colère battre à ses tempes. Lanusse, l'observant, lui demanda alors brusquement :
 » – Junot, prête-moi dix louis : je suis décavé !
 » – Je n'ai pas d'argent devant moi. Et il jouait du bout des doigts avec une pile de pièces d'or.
 » – Comment dois-je prendre ta réponse !
 » – Comme il te plaira.
 » – Je t'ai demandé si tu voulais me prêter dix louis de l'argent que tu as devant toi.
« – Et moi, je te réponds que j'ai bien de l'argent devant moi mais qu'il n'y en a pas pour un traître comme toi.
 » – Il n'y a qu'un … qui puisse se servir d'un pareil mot « .
Les chaises renversées, tout le monde se leva. Brouhaha, bousculades, on s'interposa, le silence revint et Junot reprit :
 » Ecoute, Lanusse, je t'ai dit que tu étais un traître je n'en crois rien. Tu m'as dit que j'étais un …, tu n'en crois rien non plus, car nous sommes tous deux de braves gens. Mais, vois-tu, il faut que nous nous battions. Il faut que l'un de nous y reste. Je te hais parce que tu hais l'homme que j'aime et que j'admire à l'égal de Dieu même, si ce n'est plus. Battons-nous et tout de suite. Je jure de ne me coucher ce soir qu'après avoir vidé cette affaire « .
Le duel, bien qu'il fut en honneur à l'armée, avait été strictement interdit par Bonaparte. Il fallait donc se cacher. Rien de plus facile: le jardin de Murat s'étendait jusqu'au bord du Nil. Neuf heures du soir. On alluma des torches.
 » – Quelle arme prendrons-nous ? demanda Junot.
 » – Belle question, le pistolet !  » répondit Lanusse.
Tous les officiers pâlirent, l'adresse de Junot au pistolet était pourtant célèbre: il transperçait, à vingt-cinq pas, un as en plein milieu.
 » – Je ne me battrai pas au pistolet avec toi, répondit-il, tu ne sais pas tirer. Tu ne mettrais pas dans une porte cochère. La partie doit être égale entre nous. Nous avons nos sabres. Marchons « .
Ils descendirent vers le fleuve, à la lueur tremblante des torches. Bessières s'approcha de Junot et lui murmura à l'oreille :  » – Tu as fait une sottise ! Lanusse est très fort à l'espadon ! « .
Et Murat, oubliant l'objet de ce repas, de dire :  » – Songe donc que lorsqu'on se bat c'est au fait pour tuer son homme ! « 
Quant à Lanusse, il ne cessait d'outrager le nom du général en chef, si bien que Junot lui cria :  » – On dirait que tu veux te monter la tête ! « .
 » – Tais– toi. C'est fini, que diable ! Vous allez vous couper la gorge, qu'est-ce que tu veux de plus ? Tout ce que tu lui diras à présent, c'est du luxe ! « .
L'inondation du Nil avait rendu le terrain inégal : mauvaises conditions pour un duel.
 » – Si c'était de jour encore ! s'écria Murat, mais vous ne pouvez vous battre là !
 » – Allons donc ! répliqua Junot. C'est un enfantillage  » !
Ils jetèrent leurs habits, tirèrent leurs sabres.
A quelques pas, attentifs, les témoins discutaient des chances des adversaires. Junot attaqua et d'un coup trancha le haut du chapeau de Lanusse, le bouton d'uniforme qui attachait la ganse. Sans ce providentiel chapeau, Lanusse qui a senti sur sa joue le froid de la lame, serait mort, prompt à la riposte et profitant de l'instant où Junot s'était découvert, il lui porta un coup de revers qui lui fendit le ventre. Junot tomba. Ses camarades se saisirent de lui et le transportèrent dans la salle à manger, parmi les bouteilles, les cartes à jouer, les pièces d'or.
Quand Bonaparte apprit la nouvelle, il entra dans une vive colère :  » – Quoi ? ils vont s'égorger entre eux ! disait-il à Desgenettes. N'ont-ils pas assez des Arabes, de la peste et des Mamelacks ! Ce Junot, il mériterait les arrêts pendant un mois ! « .
Et, tandis que Junot se morfondait au lit, attendant que sa plaie se cicatrisât (longue de huit pouces !) Bonaparte refusait d'aller le visiter, tout en avouant :
 » – Mon pauvre Junot, blessé pour moi ! Aussi l'imbécile, pourquoi ne s'est-il pas battu au pistolet ? « 
Pour sa part, Lanusse s'en tira sans aucune punition.

Le 22 août 1799, à 7 heures du soir, sur une plage près d'Alexandrie, Bonaparte s'embarqua sur la Muiron. Il abandonnait son rêve de conquête en Orient et tournait à nouveau ses regards vers l'Europe. Kléber restait avec l'armée sur cette terre ingrate. Juste une lettre de Bonaparte:
 » Vous trouverez ci-joint, citoyen général, un ordre pour prendre le commandement en chef de l'armée. La crainte que la croisière anglaise ne reparaisse d'un moment à l'autre me fait précipiter mon voyage de deux ou trois jours (…). L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfants; j'ai eu dans tous les temps, même dans les plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentiments, vous le devez à l'estime et à l'amitié toute particulière que j'ai pour vous et à l'attachement vrai que je leur porte (…). J'emmène avec moi les généraux Berthier, Andréossi, Murat, Lannes et Marmont, et les citoyens Monge et Bertholet… « .
Et lui ? Junot. Le vainqueur de Nazareth. L'ami. Le 26, il reçut une lettre de son chef. Les mains tremblantes, il la décacheta :
 » Lorsque tu recevras cette lettre, je serai bien loin de l'Egypte. J'ai regretté de ne pouvoir t'emmener avec moi : tu t'es trouvé trop éloigné du lieu de l'embarquement. J'ai donné l'ordre à Kléber de te faire partir au début d'octobre. Enfin, dans quelque lieu et dans quelque circonstance que nous nous trouvions crois à la continuation de la tendre amitié que je t'ai vouée « .
La déception fut grande. Mais, ce premier sentiment passé, il se dit qu'octobre était bientôt là… et se prépara à partir.
Il décida tout d'abord d'écrire au nouveau général en chef pour lui demander confirmation de la date de son départ.
Il reçut cette réponse:
 » Le sentiment de reconnaissance que vous savez si bien exprimer et qui vous attache au général Bonaparte ne peut qu'augmenter l'estime que je vous porte. Vous partirez, mon cher général, et j'ai donné ordre au général Damas de vous expédier sur-le-champ votre passeport, quoiqu'il me peine infiniment de vous donner que de cette manière l'assurance… « .
Kléber qui n'aimait pas Bonaparte, voyait avec plaisir s'éloigner un de ses plus fervents admirateurs et serviteurs. Junot dénicha donc un navire marchand dans le port d'Alexandrie qui acceptait de l'emporter en France, aussi fit-il venir à bord quantité de bagages.
Quelques soldats voyant passer toutes ces caisses firent courir le bruit que Junot emportait avec lui quantité de trésors. Plusieurs d'entre-eux décidèrent donc de perquisitionner dans le navire, ils retournèrent tout, s'acharnèrent sur la caisse à outils du charpentier, mais ne trouvèrent rien.

Enfin, début octobre, le bateau quitta le port et s'élança sur l'immense bleue, Junot avait hâte de quitter ce pays aride et ingrat, de rejoindre son idole qui devait faire de grandes choses ; là-bas, dans cette France qu'il avait quittée voici dix-sept mois !
Hélas, à peine sorti du port un vaisseau anglais surgit de l'horizon et fonça sur eux. Impossible de lui échapper. Ce navire, était le Theseus, dont le capitaine, Steeles, accueillit Junot avec un large sourire :  » – Nous vous attendions « .
Junot n'est pas le seul prisonnier français, il a avec lui le général de division Dumuy et l'aide de camp Lallemand qui, avec résignation, attendent de meilleurs jours. Au contraire, Junot ne l'entendait pas de cette oreille : il ne se considérait pas comme un prisonnier habituel. Il tournait, virait comme un lion en cage, menaçait de jeter par dessus bord le premier Anglais qui lui manquerait de respect. Mais le vaisseau courait sur les flots, ainsi que les jours, s'écoulaient monotonnement. Après quatre mois de croisière forcée, le Theseus entra dans le port de Jaffa. Là, les prisonniers furent reçus par le commodore Sidney Smith, celui, qui lors de la prise de Toulon en 1793 avait incendié les bateaux anglais restés dans le port, qui avait défendu Saint-Jean d'Acre quelques mois auparavant. Andoche ne se calmait pas et toujours il tempêtait ; et Smith, d'un caractère aussi tumultueux l'apprécia.
Ils furent ensuite embarqués sur le Tigre en partance pour Larnaca à Chypre, où ils demeurèrent peu de temps, pour reprendre, une fois encore, la mer, cette fois, pour Toulon.
Lors d'une relâche à Palerme, Nelson demanda à voir les prisonniers, mais Junot, indigné d'être traité comme un quelconque prisonnier dont on disposerait à son gré, refusa de monter sur le pont. Nelson appréciant la fierté française, répondit en lui faisant parvenir une corbeille de fruits, de sirops et de bouteilles de vin de Bordeaux.
Enfin, le 14 juin, le jour de la bataille de Marengo, de la mort de Desaix, ainsi que de l'assassinat de Kléber, Junot fut échangé contre neuf maîtres de bateaux marchands et un capitaine de corsaire… et débarqua dans le port de Marseille.

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Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
367
Numéro de page :
2-19
Mois de publication :
10
Année de publication :
1989
Année début :
1798
Année fin :
1799
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